LA VISITEUSE DU SOIR (partie 5)
« C'est un très vieil ami – pas aussi vieux que moi, cela va sans dire – mais un vieil ami tout de même, et il n'a pas voyagé depuis très, très longtemps. Ce n'est pas sa faute : il a rencontré un groupe de gens assis à une table, sous une fontaine, et comme il restait une chaise vide, il s'est assis avec eux. Il ne s'en est pas rendu compte tout de suite, mais tous ces gens étaient en pierre. C'était à cause de l'eau, vous comprenez : il étaient restés en-dessous trop longtemps. Lui, il s'est dit qu'il pouvait s'attarder encore un peu avec eux, même s'ils étaient en pierre. Il pensait qu'il s'en irait toujours assez tôt, mais à mesure que les jours passaient, l'eau qui tombait sur lui commençait à le transformer. Il ne voulait pas y croire : il disait que c'était une histoire qu'on racontait aux enfants pour leur faire peur. Il ne pensait pas vraiment que l'eau pouvait changer les choses en pierre. Maintenant, il est très triste, parce qu'il a compris qu'il a trop attendu, et qu'il ne peut plus se lever de cette table. Il sait que s'il avait pris le bon train autrefois, il ne serait jamais venu ici, mais il croit qu'aucun train ne s'arrêtera plus près de la fontaine. Il croit qu'il est trop tard, et qu'il ne pourra plus jamais partir. Il croit que si est trop loin... »
J'ignore pourquoi elle me dit tout ça, et comment elle en sait autant. On dirait qu'elle se moque de moi, et en même temps elle parle lentement, avec une telle candeur dans la voix, comme si elle avait tout vu de ses yeux et comprenait les moindres détails, qu'il y a forcément quelque chose de plus.
Elle lève un instant les yeux vers l'ancienne fontaine, avec une moue indéfinissable, en caressant Argus qui semble s'endormir.
« Il ne sait pas qu'il existe un train, un train bien particulier, qui peut encore s'arrêter là. Un train capable de lui enlever sa gangue de pierre, et de lui faire faire le plus beau des voyages, celui que l'on n'attend plus. Un train capable de l'emmener voir Comptine... »
Une forte bourrasque me fait chanceler dans le tapis grésillant des feuilles mortes. Quant à elle, bien qu'elle ne fasse selon toute vraisemblance pas la moitié de mon poids, elle frémit à peine.
« Il aurait voulu faire les choses différemment, et il ne s'est pas écoulé un seul jour, ces cinquante dernières années, sans qu'il ne souhaite revenir en arrière. Il ne sait pas que quelquefois, on peut revenir en arrière, si on en saisit l'occasion. Voulez-vous une fleur, Lucien ? »
Elle me tend une asphodèle. Les pétales sont impeccables, comme s'il n'y avait jamais eu de tempête. Après le coup de tabac qu'on vient d'essuyer, tout le parterre doit être noyé. Quand elle se remet à parler, la rescapée est dans ma main. Je ne me rappelle pas l'avoir acceptée.
« C'est ce soir, un peu avant minuit, que le train va passer le prendre.
— Et c'est quel genre de train, au juste ?
— Une étoile filante. On l'appelle l'Alecton. C'est le seul train qu'on ne regrette jamais d'avoir pris.
— On peut vous demander où il va, votre train ?
— Il va là où les voyageurs veulent aller. Chacun a sa propre destination. Le plus souvent, quand ils embarquent, ils ne savent pas encore où ils vont descendre.
— Et votre ami, là, il a une idée ?
— Lui, non. Moi, oui.
— Vous ? Pourquoi ça ?
— Je le sais mieux que lui, parce que c'est mon travail. Je suis celle qui distribue les billets.
— Une âme généreuse, hein ? Et qu'est-ce qui vous dit qu'il va les accepter, ces billets, votre copain ? »
Son rictus ébréché me suffit : j'ai ma réponse.
Une seconde bourrasque se lève et agite les pans de son immense manteau. Reculant sous la poussée, je lève la main pour protéger mes yeux de la poussière qui m'attaque le visage, et quand la brise retombe, je me retrouve seul avec Argus dans le jardin dévasté. Par réflexe, je jette un regard alentour, mais je sais déjà que je ne la reverrai pas.
Argus aussi semble la chercher parmi les asphodèles. C'est alors que je découvre ce qu'elle me cachait, plantée devant moi, avec les replis de son manteau qui claquaient au vent : le parterre est en parfait état. Toutes les fleurs sont intactes, exactement comme celle que je tiens à la main.
Je me sens obscurément floué. C'était Cécile, ou son ombre, que j'étais venu chercher ici, et voilà tout ce que j'ai gagné. Quelque chose en moi gronde et se contorsionne à l'idée d'avoir été victime de ce grotesque tour de passe-passe, mais à la vue de ce monticule de terre fleuri et inexplicablement préservé du désastre, un fond d'inquiétude vaguement superstitieuse m'empêche de jeter l'asphodèle au sol et de la piétiner, comme j'en avais l'intention il y a encore quelques instants.
Quand je reprends le chemin du Château, sous le vaste ciel mauve qui se dégage entre les nuages résiduels, je la glisse dans la poche de ma chemise, en essayant de ne pas trop la froisser.
Juste avant d'arriver à l'entrée, je remarque Esther qui émerge de derrière un pan de mur, et me fait signe. Elle a peut-être assisté à toute la conversation.
Je n'ai pas envie de le savoir.
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