LA VISITEUSE DU SOIR (partie 1)
Plus on a d'anniversaires derrière soi, plus il y a de chances que le dernier en date soit le dernier tout court. Depuis quelques années déjà, je vis dans cette plaisante expectative. C'est pourquoi je ne mettrai pas un pied dehors aujourd'hui. Je ne ferai rien qui puisse rendre ce jour différent des autres. Je resterai cloîtré dans la bibliothèque, calé dans un bon fauteuil, et je tâcherai d'oublier ce jour pénible en lisant des jours imaginaires.
Naturellement, il se trouve toujours quelqu'un dans le voisinage pour vous rappeler ce que vous aimeriez oublier. Si les aides-soignants, avec le temps, ont fini par comprendre le message et éliminer le gâteau et les chansons, cette pauvre Esther a plus de mal à s'y faire. À neuf heures tapantes ce matin, elle s'asseyait à côté de moi près de la fenêtre, son éternel sourire lénifiant aux lèvres, bien décidée à faire de mes quatre-vingts ans une expérience incomparable.
« Vous savez, Lucien, nous allons avoir droit à un spectacle fabuleux, ce soir.
— Votre fameuse nuit des étoiles filantes, hein. Arrêtez de nous rebattre les oreilles avec ça, Esther, je vous en prie. Ce soir, je me coucherai tôt.
— Vous manqueriez ça ? Allons, ça n'arrive qu'une fois l'an. En plus, ici, dans les montagnes, quand le ciel est dégagé, l'effet est particulièrement saisissant. Tout le monde n'a pas la chance de fêter son anniversaire avec les étoiles. Venez avec moi, ce soir, dans le jardin, et qui sait ? Peut-être que vous en attraperez une.
— Bien sûr, et peut-être que j'en pondrai une, aussi, si je tiens la forme ! Merci, Esther, l'idée me touche vraiment, mais allez-y plutôt sans moi, cueillez-en une à ma santé, et si vous allez au jardin, priez le bonjour à vos je ne sais plus quoi...
— Mes asphodèles ?
— ... c'est ça, vos asmodèles, vos astrophèles ! Ce soir, à huit heures, moi, je serai dans mon lit !
— Si vous ne voulez pas sortir, peut-être pourriez-vous venir dans ma chambre, voir mes tableaux. J'ai justement peint un souvenir de la nuit des étoiles filantes de l'année dernière, vous pourrez voir ce que ça donne.
— Esther, vous êtes mignonne, mais j'essaie de finir ce bouquin... »
Ici, au lieu de se lever et de sortir, elle eut un petit rire qui me déplut au plus haut point.
« Votre bouquin ! Vous ne le finissez jamais, votre bouquin ! Tous ceux que vous lisez, vous les recommencez perpétuellement ! Je vous ai regardé, Lucien. Vous connaissez déjà la fin de tous vos livres. Jamais vous n'en essayez un nouveau. Vous ne faites que reprendre au début tous ceux que vous avez déjà lus, comme si, à la relecture, ils pouvaient vous raconter une histoire différente ! Et vous vous arrêtez toujours quelques pages avant la fin, pour que l'histoire, elle, ne s'arrête pas. C'est facile de croire qu'on a fait le tour du monde, quand on décide où le monde se termine !
— Mais vous allez me foutre la paix, à la fin ? Remballez vos fleurs, vos tableaux, vos étoiles et vos théories au rabais, et laissez-moi pourrir dans mon coin, si le cœur m'en dit ! Tout le monde n'est pas heureux comme vous de finir ses jours dans ce foutu mouroir ! Et tout le monde n'a pas envie de faire semblant d'avoir eu une vie qui valait le coup ! »
J'y étais allé un peu plus fort que je ne l'avais souhaité, c'est vrai. Mais cette brave Mme Fleur Bleue n'est pas du genre à se laisser démonter.
« Vous avez eu tort de refuser le cadeau que j'ai voulu vous faire hier. Ce n'était pas un bête porte-bonheur, c'était bien autre chose. Il est toujours à vous, et il vous attend, si vous changez d'avis. À vous de voir. Vous êtes libre, aujourd'hui comme hier, de ne pas prendre ce que la vie vous donne. Mais vous aigrir et prendre les autres pour des crétins ne vous rendra pas ce qu'elle vous a volé. »
Quand je me suis retourné pour lui répondre, elle était partie. La sentencieuse rombière. Elle avait dû sentir qu'après sa dernière réplique, j'allais lui balancer mon Gilles Berne dans les gencives sans préambule. En dépit de mes efforts répétés, j'arrive de moins en moins à supporter ses grandes envolées de bons sentiments.
Peut-être parce que j'ai longtemps été sentimental moi-même. Trop pour mon propre bien. J'aimerais croire que je ne le suis plus, maintenant que j'attends la mort dans ce vieux manoir humide. J'aimerais être assez fort pour ne rien regretter. Quand on s'aperçoit sur un tard que l'on a passé toute sa vie sous l'emprise de deux ou trois mirages terribles, et en même temps si désespérément simples qu'ils n'auraient pas dû avoir d'effet au-delà de nos dix-huit ans...
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