L'ALECTON (partie 3)

Il fait presque bon maintenant. Je me demande si Esther a vu que la fontaine fonctionnait quand elle est sortie tout à l'heure. J'aimerais bien qu'elle et René soient ici pour voir ça.

Un grondement sourd s'élève des murs du Château, comme un coup de tonnerre qui se prolongerait indéfiniment. Le bruit monte en puissance, et dans la rumeur confuse de mauvais temps qui se rapproche j'entends quelque chose de plus aigu, qui évoque un cliquetis de ferraille et de pistons en action. La façade se teinte bientôt d'une vague de lumière orangée, et ce que je vois alors venir vers moi sous ses fenêtres ne me laisse que deux options : soit je suis enfin devenu complètement fou, soit il y avait du vrai dans ce que m'a raconté la vieille horreur du jardin.

C'est lui. Le météore. C'est l'Alecton.

Il arrive à hauteur de la fontaine au ralenti, drapé de ce nimbe orange qui illumine tout le bâtiment derrière lui. C'est un ancien modèle à vapeur, noir, comme je n'en ai pas vu rouler depuis mes dix ans. Sauf que celui-ci ne roule pas : il glisse. Les roues tournent, mais seulement pour le principe, car si mes yeux usés ne me trahissent pas encore tout à fait, elles ne touchent pas la terre ferme. La cheminée laisse échapper d'épaisses corolles de fumée qui enveloppent et caressent son fuselage luisant, parcouru d'étincelles bleues qui pourraient bien être des résidus de foudre, tandis que des lambeaux de nuages blanchâtres s'accrochent entre les pistons. Pendant quelques secondes, je me trouve pris dans le faisceau cyclopéen du phare à l'avant de la locomotive, puis elle passe devant moi, à deux mètres à peine, solennellement, presque à l'arrêt maintenant. Majestueusement. À l'arrière, légèrement surélevée, émerge ce qui doit être la cabine du conducteur. Une étrange phosphorescence filtre à travers les étroites fentes horizontales qui font office de fenêtres, trop petites pour laisser voir qui dirige toute la machinerie. Nulle trace de porte. Drôle de conception. Mais pour un train débarqué des étoiles, ce n'est pas plus étonnant qu'autre chose.

Non, murmure en moi une voix que je croyais ne plus jamais entendre, ce n'est pas un train. C'est le Carrosse Enchanté.

L'une après l'autre, les voitures défilent, toujours plus lentement. Leurs fenêtres, plus larges, permettent d'apercevoir les silhouettes léthargiques des voyageurs, baignées dans une clarté électrique chaleureuse. Certains d'entre eux ne dorment pas tout à fait. C'est moi qu'ils regardent. Çà et là rebondissent de menues escarbilles qui, aussitôt détachées de la coquille métallique, s'évanouissent. Un bras de vapeur blanche sorti d'une roue serpente vers moi et vient s'enrouler autour de mes pieds. Un immense grincement retentit qui me fait tressaillir jusqu'aux os.

Ça y est. Il s'est arrêté. Et je regrette de ne pas avoir été plus sérieux avec la vieille radoteuse, de ne pas lui avoir posé plus de questions pendant que je l'avais sous la main. Parce que je sais qu'il est là pour moi, et je n'ai aucune idée de ce qu'il faut faire.

Face à moi, la voiture s'est immobilisée au niveau d'une porte. Le marchepied est à deux pas. Je suis probablement en train de faire un rêve, c'est la meilleure chose à se dire. Je rêve que la porte s'ouvre, et que je monte sans me poser de questions. Je rêve qu'une fois debout sur les marches, avant d'entrer pour de bon dans la voiture, je me retourne une dernière fois vers le Château, où Esther et René s'endorment en ce moment, me croyant près d'eux.

Je rêve que j'avance dans l'allée entre les sièges dépeuplés, sous les regards croisés de quelques passagers à peu près aussi ridés que moi – mais pas tous – qui me sourient comme pour me souhaiter la bienvenue. Il n'y a ni contrôleur, ni numéros de sièges en vue, rien que des passagers clairsemés, hébétés.

Tous ces sourires béats. Qu'est-ce qu'on leur a fait prendre avant de monter à bord ?

J'entends un claquement. Une secousse ébranle la voiture. Je me cramponne à un dossier de siège pour ne pas basculer en arrière. Dehors, le Château se met à dériver doucement vers la gauche. Si je comptais encore redescendre, cette fois, c'est terminé. Le train ne va pas tarder à prendre de la vitesse, et il vaudrait mieux que je me trouve une place assise.

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