L'ALECTON (partie 2)
« Bien entendu, René. Moi aussi, je vais me coucher. Allons, venez. »
Elle entre dans le salon, saisit les poignées de son fauteuil pour le reconduire, et le voilà qui m'abandonne. Je ferais mieux de les suivre et de me mettre au lit, car je ne suis pas beaucoup plus en forme, mais je reste rivé à mon siège, ne serait-ce que par esprit de contradiction.
« Bonne nuit, Lucien. Faites de beaux rêves ! », me lance-t-elle depuis la porte.
« Et bon anniversaire quand même », grogne René avant de sortir.
Et quelque chose en moi craque une fois qu'ils sont partis. Je ne sais pas si c'est la peur que l'un d'entre nous ne se réveille pas demain matin, ou simplement le caractère globalement déprimant de cette soirée ou autre chose encore, mais je sens monter dans ma gorge une boule semblable à celles qui me prennent en pleine nuit, quand je rêve de ceux que j'ai aimés et perdus.
Une fois seul, je n'ai même plus le courage d'éteindre la télévision. C'est l'unique compagnie qu'il me reste. Quelque chose me dit que si je reste assis sans bouger, mes visiteurs exécrés ne vont pas tarder à se manifester, alors je me lève et j'arpente le salon. On l'appelle aussi le Salon des Sept Merveilles, à cause des grands tableaux un peu ternis qui ornent ses murs, et qui représentent les Sept Merveilles du monde. Souvent, j'ai broyé du noir en contemplant ces pâles falsifications d'endroits magnifiques que je ne verrai jamais.
Les fameuses Colonnes de Myrphée, à demi enfoncées dans la mer, surmontées de leurs antiques statues qui semblent scruter l'horizon depuis toujours... la Tour d'Ormose, majestueuse et désolée au milieu de son glacier hostile, et le Dôme de Borromée, aussi vaste qu'une ville entière, le Cimetière d'Amfraques, accroché à son récif au creux d'un estuaire, et les Terrasses Flottantes des Timéades... et les énigmatiques Portes d'Anagoor, debout à l'orée de leur désert... et la légendaire Montagne de Verre des Gorandes... toutes ces années perdues à me terrer ici, dans la crainte de me faire prendre si je m'aventurais à nouveau à l'étranger... j'aurais dû voyager quand j'en ai eu l'occasion...
Je ferme les yeux. Je me demande qui a peint ces toiles délavées, et si elles étaient déjà là au temps où le Château appartenait encore au comte. Ou alors est-ce qu'on les a amenées là par la suite, pour donner aux pensionnaires décrépits un ultime aperçu de ce monde qu'ils s'apprêtent à quitter ?
Il fait froid dehors, mais pas autant que je l'aurais cru. Qu'est-ce que je fais là ? Je n'ai même pas envie de les regarder, les étoiles filantes, et je ne compte pas non plus revoir l'espère de rebouteuse qui m'a grossièrement imité Cécile tout à l'heure. Il faut croire que je ne supporte pas l'idée de me coucher. Que je sors prendre l'air simplement pour prolonger cette soirée morne autant que possible, pour retarder au maximum la venue de cet inévitable instant où aujourd'hui sera fini. Parce que demain sera sans doute pire.
Les lumières du Château éclairent suffisamment ses abords pour que je trouve mon chemin jusqu'à la fontaine, qui ruisselle encore de la pluie tombée cet après-midi. On voit, dans la pénombre, de minces ridelles d'eau onduler sur ses pentes de pierre polie. Il y a pourtant plusieurs heures que l'averse s'est tue. Je m'approche pour mieux voir les réverbérations ténues qui tourbillonnent à sa surface obscure... non, ce n'est pas la pluie...
Un minuscule éclair sabre le rebord, et je me retourne juste à temps pour voir disparaître dans le ciel le météore dont il était le reflet. Il en arrive bientôt d'autres... nombreux... des dizaines...
C'est autre chose qu'à la télé.
Tandis que je les observe, j'entends monter derrière moi un clapotis de plus en plus distinct, comme si l'ondée reprenait graduellement. Et cependant je ne sens pas une goutte sur mon visage, juste quelques-unes dans mon dos. Ce qui ne peut vouloir dire qu'une chose : la fontaine s'est réveillée. Je ne sais ni pourquoi ni comment, mais elle s'est remise en marche. Son bruissement s'amplifie et quand je me tourne à nouveau vers elle, ses reliefs rocheux sont entièrement parcourus de vaguelettes miroitantes, de même que la silhouette émoussée du comte, debout entre les jets d'eau. La mince pellicule transparente qui frémit sur son visage s'incruste dans ses moindres crevasses, et à mesure qu'elle le nettoie ses traits se font plus nets. Le vieil Octave retrouve d'abord un nez, puis des yeux, une bouche qui se recourbe en une ébauche de sourire dont je n'ai pas la clef...
Dans le ciel noir quelques nuages cotonneux arborent encore des vestiges du mauve de la soirée. Parmi les étoiles filantes il y en a une qui brille plus fort que les autres et me fait lever les yeux. Celle-là ne se contente pas de traverser le firmament comme les autres : elle suit une courbe beaucoup plus âpre, et tombe littéralement en direction des montagnes. Vers la fin de sa chute, elle ralentit, mais au lieu de se dissiper et de s'éteindre à l'approche du sol, sa lueur s'intensifie. On dirait qu'elle enfle. Au moment où je me dis que, pour la première fois, je vais voir un morceau de météore heurter la terre, elle disparaît derrière les hauteurs du Château.
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