Chapitre 15

Bah alors, Garethou ?

Le soleil est déjà haut dans le ciel quand je daigne me réveiller après cette soirée éprouvante. Un peu fatiguée, je décide d'aller prendre un café... au café. Jusqu'ici, rien d'anormal.

En arrivant là-bas, je suis surprise de le voir bondé pour un dimanche. Anita multiplie les allers et retours jusqu'au comptoir tandis que les clients commandent inlassablement. Café, thé, chocolat, tout y passe sans exceptions.

Je ne travaille jamais le dimanche, grâce ou à cause d'Anita. « Un dimanche au repos équivaut à un mois de fiesta. » m'a-t-elle expliqué un jour. Mais quand je vois tout le travail qu'elle a, je ne peux m'empêcher de m'en vouloir de la laisser seule. Après tout, c'est elle la patronne, c'est elle qui décide. Mais sa santé est de moins en moins bonne qu'elle le veuille ou non. Il faudra peut-être qu'elle pense à embaucher quelqu'un d'autre pour l'épauler.

Je m'installe à une table en angle pour ne pas qu'elle me repère trop vite, je ne veux pas qu'elle prenne ma commande en priorité. C'est donc 10 minutes plus tard qu'elle se dirige vers moi en toute hâte, son tablier bien droit et lissé.

- Bonjour Eden, qu'est-ce que je te sers ? Me salue Anita en souriant.

Son visage est rayonnant, elle a pris le temps de mettre un peu de blush rose qui fait ressortir son teint foncé et ses yeux brun clair. Elle porte son indémodable rouge à lèvre cramoisi appliqué avec soin et ses grosses créoles dorées qui la rendent majestueuse. J'avoue que ma patronne à la classe.

- Bonjour Anita, je vais prendre un café, le plus noir que l'on ait s'il te plait.

Elle lève le nez de son petit carnet de commande, un air espiègle remplaçant le précédant.

Depuis quand elle utilise un carnet ?

- Dur réveil ? Me demande-t-elle comme si de rien n'était.

- Oui, on peut dire ça. Mais je ne savais pas qu'il y avait autant de monde au café le dimanche, si j'avais su...

Je n'ai pas le temps de finir ma phrase qu'elle pointe son stylo orange pétant menaçant sous mon nez.

- Pas un mot de plus jeune fille, tu sais ce que je pense des dimanches, et encore plus des samedis soir quand on sort avec un homme.

- Pardon ?

Anita rabat son stylo, consciente qu'elle en a trop dit. Je ne sais pas ce qu'elle insinue, mais si c'est ce que je pense, je ne suis pas du tout heureuse qu'elle fouille dans ma vie.

- Eh bien, commence-t-elle en griffonnant dans son carnet pour éviter mon regard, il se peut que hier soir j'ai oublié quelque chose d'important au café et je n'arrivais pas à dormir à cause de ça. Je suis donc sortie de chez moi pour venir le récupérer bien qu'il fasse nuit. Et tu sais, la rue n'es pas grande, il y a un club juste en face. Il se peut que je t'aie vue partir avec le vaurien...

- Anita...

- Non Eden ! Je veux juste que tu te méfies de lui. Je l'aime bien mais il n'est pas totalement transparent. Quelque chose me dérange dans son attitude alors s'il te plait, fait attention.

J'acquiesce et sans plus attendre elle part chercher mon café.

Cette conversation était extrêmement bizarre. Autant je peux comprendre qu'elle s'inquiète que je parte avec n'importe qui sur une moto. Mais là, on parle de l'homme qui vient tous les soirs boire son café à la même place depuis sûrement des années. J'ai bien vu qu'Anita ne le porte pas dans son cœur ou alors c'est un jeu entre les deux, mais je pense que ma vie privée ne la regarde pas. Je lui dois beaucoup sur ma position actuelle, mais elle reste ma patronne et je sais qu'en France, il est assez important de respecter cette hiérarchie. Même si elle ne mélange pas encore travail et vie privée, elle est à la limite de le faire et je ne suis pas sûre d'apprécier. Et puis zut, je suis une grande fille, j'ai le droit de fréquenter qui je veux ! Il faudra que je lui en parle un jour où il y a moins de monde.

***

GARETH

***

Je dois avouer qu'un café ouvert un dimanche à n'importe quelle heure, j'adore. Ce que j'aime moins, c'est la vieille sorcière qui le tient.

A peine entré dans le café, son regard pesant me suit alors que je me pose à ma table où personne n'a eu la mauvaise idée de s'y installer. Il n'en faut pas plus pour que la vieille chouette débarque dans la minute, un air hautain au visage, prendre ma commande.

- Qu'est-ce que je te sers ? Me demande-t-elle en contenant son dégoût au mieux.

- Ce que Bethany voudra bien me servir aujourd'hui, comme il semble qu'elle n'en fait qu'à sa tête depuis un certain temps. Tu devrais goûter les cafés que tu fais, ça va en s'empirant avec l'âge.

Son expression étonnée qui rallume son visage ridé ne manque de me faire échapper un léger éclat de rire.

- Bethany sert du café Gareth, elle déclare en fronçant ses sourcils gris. C'est une machine à café et un prénom réservé pour les intimes de celle-ci. Dont tu ne fais pas partie. Je te prierais de ne plus lui parler, elle est sensible.

Sur cette déclaration, elle fait demi-tour pour aller utiliser la fameuse Bethany. Je remercie silencieusement Eden d'avoir avoué ça l'autre jour, ça ne pouvait pas me faire plus plaisir que de torturer cette vieille folle. Donner un nom à des objets, c'est quel genre de bêtise ça.

Ça s'applique aussi à Eden, d'ailleurs. Hier, elle m'a envoyé un message incompréhensible à propos d'un requin ou je ne sais quoi... Je n'ai pas cherché à comprendre.

Quand Anita revient accompagnée du bébé de Bethany, elle ne me le tend pas de suite mais semble chercher ses mots avant.

- La petite est venue tout à l'heure, tu l'as loupé. Elle est repartie il y a dix minutes. Mais je vous ai vu hier soir. Et ne me traite pas de voyeuse ou ce café finit sur ton joli minois !

- Continuez, promis je ne porterai pas plainte.

Elle parait encore plus énervée que tout à l'heure. J'adore ça.

- Cette fillette est la plus adorable créature que j'ai pu rencontrer depuis des années. S'il lui arrive malheur par ta faute, je ne manquerais pas de te tomber dessus, elle termine d'une voix rauque.

- Nous avons beau ne pas nous apprécier, et malgré tout le respect que j'ai pour vous et votre travail, ma vie privée et celle de votre employée ne vous regarde en rien, je lui déclare en prenant de ses mains ma tasse de café fumante. Ma vie privée en général, vous n'avez en aucun droit de vous y intéresser sans mon accord étant donné que je suis juste client de votre établissement. Même si je viens régulièrement. Cependant, je peux comprendre que vous teniez à Eden comme une fille à la rigueur, mais parler à un ami de celle-ci en le menaçant, sans même qu'elle ne soit au courant, ça vous fait descendre bas dans mon estime.

La vieille dame ne me dit rien, se contente de m'observer de ses yeux clairs à travers ses grandes lunettes.

- Alors merci pour Eden de vous préoccuper d'elle, mais il me semble qu'elle a déjà une famille pour s'occuper d'elle à l'autre bout du monde et que vous êtes juste une vieille dame qui n'a plus personne à embêter.

Le bruit de la sonnette d'entrée la ramène à la réalité. Une échappatoire parfaite qu'elle saisit directement pour aller prendre la nouvelle commande, un faux sourire plaqué au visage.

J'y suis peut-être allé un peu fort avec mes propos, mais elle devait entendre la vérité. A force de vivre dans une petite ville, ou du moins où tout le monde se connaît, on en oublie la notion de vie privée. Anita est la première concernée avec son café : elle nage dans les potins et les ragots. Je n'ai jamais eu besoin de lui reprocher quelque chose mais maintenant qu'elle s'intéresse à ma vie, je préfère poser les barrières de suite. Surtout si je continue de fréquenter Eden.

***

Je passe le reste de mon temps à lire un roman disponible dans la petite bibliothèque ainsi que de boire un café. Celui-ci, je l'ai repéré directement : plus brillant, sans pages cornées, une odeur de neuf encore bien vive, un nouveau copain en fait. Il me semble que l'auteur est français mais je n'en suis pas sûr ; il faudra que je demande à Eden.

Depuis que je suis dans cette ville et que j'ai obtenu un poste de barman grâce à Grey, je m'arrête tout le temps dans cet endroit avant mon service pour avoir un moment de calme avant la tempête.

J'aime la foule, elle ne me dérange pas, les nanas non plus, mais le bruit constant m'épuise. Il faut croire que parfois, le silence est la meilleure chose qui puisse nous arriver.

Tous les jours depuis, Anita me sert. J'ai connu son mari, décédé il y a deux ans. Il faut croire que ces deux-là se sont bien trouvés : elle totalement extravertie et la langue bien pendue tandis que lui était un homme discret et débordant de romantisme. J'ai arrêté de compter le nombre de fois où il lui a apporté des fleurs pendant qu'il était en pause. Je dois avouer qu'ils étaient presque aussi beaux que mes parents, mais tout comme eux, la mort n'a pas attendu l'éternité pour les séparer. Un cancer foudroyant, il me semble. Je n'ai jamais vu Anita aussi éteinte et triste qu'il y a deux ans. Elle qui est d'habitude une vraie source de lumière s'est éteinte dans quelque chose de beaucoup plus sombre. Je pense que n'importe quelle personne qui perd l'amour de sa vie ne peut pas imaginer vivre sans elle. Et je dois avouer que l'arrivée d'Eden lui a redonné un minimum de sourire. De vrai sourire.

Sa méfiance envers moi, je ne l'explique pas. Elle a toujours existé. Il faut croire que c'est peut-être une vraie sorcière au fond. Pourtant, je ne lui ai jamais rien fait. Peut-être qu'elle m'a assimilé aux périodes difficiles de sa vie ; c'est vrai que je suis arrivé peu avant la mort de son mari.

Je finis par me lever pour reposer le bouquin proprement dans la bibliothèque, et me dirige au comptoir, tasse à la main, pour payer. Comme chaque dimanche, je profite d'un moment d'inattention de la vieille femme pour cacher un gros pourboire entre les petites pièces avant qu'elle ne refuse par fierté. Je le fais parfois en semaine mais avec moins d'argent.

Je sais qu'elle a des problèmes de santé, elle devrait vendre cet endroit pour aller profiter de la vie avant de rejoindre son mari. Moi, c'est ce que je ferais.

C'est plein d'énergie que je quitte le café pour rejoindre quelques amis que je dois dépanner. Foutu moto qui tombe en panne toutes les 2 minutes.

***

La journée a été épuisante. Je ne sais pas si vous connaissez ce sentiment où elle est passée extrêmement rapidement et en même temps très lentement tant mon envie de sortir ce soir est intense. Les mains dans le cambouis toute l'après-midi, j'ai quand même pris le temps de me changer pour la fête de ce soir. Si Eden nous rejoint réellement, je serai plus présentable avec des vêtements propres.

Certes, ce n'est pas une grosse soirée annoncée mais pour une fois, j'ai envie de sortir et de voir du monde. Et je reconnais, de la voir elle. Elle a un truc qui m'échappe, une sorte de folie cachée, ou qu'elle rend naturelle. Je crois que ça me plait. J'aime voir tous les jours ses tenues bizarres et colorées qu'elle invente, écouter les pics qu'elle me lance et les références qu'elle lâche sans que je ne les comprenne. Elle a ce petit truc qui la rend plus intéressante que les autres.

La sonnette de ma maison retentit, me tirant de mes pensées qui dérivent trop facilement vers Eden en ce moment. Quand j'ouvre la porte, mon ami me fait face, habillé de sa traditionnelle chemise de tombeur ouverte sur quelques boutons. Il est tellement désespérant comme mec.

- Quoi de neuf, Garethou, me charrie Greyson tandis qu'il entre dans ma maison.

Malheureusement pour moi, ce surnom non officiel me donne une petite idée de l'état d'esprit de mon meilleur ami : énergique, taquin et appelé par l'alcool.

- Tu veux qu'on passe chercher ta douce bichette ? Continue-t-il en me donnant un coup d'épaule quand je mets mes baskets. Il est temps de lui montrer une vraie fête à l'américaine et pas celles de chochottes qu'ils ont en France.

Je ne manque de m'étouffer avec le rire qui m'échappe tellement ses propos sont absurdes. Le pauvre, de ce que m'a dit Eden sur les fêtes en France hier, c'est tout à fait différent mais tout à fait plus délirant.

- Déjà, Greysounet, non nous n'allons pas chercher Eden, les filles s'en chargent, je déclare en me redressant. Et méfie-toi, les Français ont bonne réputation niveau fête il me semble. Tu pourras commencer à faire des remarques le jour où tu seras assez courageux pour inviter Harper à dîner.

Surpris, il ne dit plus rien. L'avantage avec Grey, c'est que parler d'Harper suffit pour le faire taire. Et je peux vous affirmer que je fais souvent l'usage de cette technique spéciale presque à la Jujutsu Kaisen.

***

Lorsque nous arrivons au lieu de la fête, l'alcool coule à flot, la maison grouille d'humains bourrés et à moitié habillés. J'avoue ne pas comprendre cette manie à mettre un petit bout de tissu pour une fête mais bon. La première chose qui m'interpelle, c'est que ce n'est pas du tout une petite fête comme Greyson me l'a affirmé mais plutôt une bonne grosse fête étudiante remplit de mineurs et de vendeurs de shit. Et quand je veux le faire remarquer à mon ami, celui-ci a déjà disparu dans la foule de gens s'étalant dans l'allée de la maison.

Maison qui est plus 6 fois plus grosse que la mienne, en bord de mer, à plusieurs millions de dollars.

Je dois reconnaître que le carnet d'adresse de Greyson peut être utile, mais de là à rejoindre des étudiants idiots pour la plupart pleins de thunes... Je ne suis plus trop emballé. Heureusement, les filles ne devraient plus tarder à arriver. J'espère qu'Eden ne m'en voudra pas trop, parce que moi aussi je me suis fait berner.

Repoussant de nombreuses filles qui tentent de m'aborder, je me fraie un chemin à l'intérieur de la maison puis jusqu'à la cuisine où semble être stocké des quantités délirantes d'alcool. Les corps suant d'alcool dansent tout autour de moi, me bousculant légèrement à chaque pas. Le nombre de personnages en état d'ivresse ou sous stupéfiant est hallucinant alors qu'il est encore très tôt. Mais quand je vois la panoplie d'alcool fort proposés et les rails de poudre blanche en attente sur le plan de travail, je comprends aussitôt cette effervescence.

Ça ne va pas plaire à Eden, c'est sûr.

Je repère avec un peu de difficulté Grey, verre à la main, se tortillant dans tous les sens en discutant avec un ami sûrement. Un des seuls qui à l'air encore conscient de ses actes d'ailleurs.

Je n'attends pas plus longtemps et me sert un verre de ce qui ressemble à du rhum au vu de la couleur ambrée. Si mon ami ne m'attend même pas pour boire, je vais boire tout seul. Il faut juste que je fasse attention à ne pas fumer, parce que tout mon corps me tiraille pour voler une clope à quelqu'un. Je dois arrêter pour ma santé.

Je jette un coup d'œil de temps en temps vers la porte, espérant secrètement voir passer une tignasse rousse et deux brunes pour me secourir des regards aguicheurs de quelques étudiantes, en vain.

Mais alors que je me dirige avec résignation vers un coin moins serré et plus respirable, de grands yeux verts au milieu de la foule cherchent désespérément quelqu'un pour l'aider.

J'ai manqué l'arrivée des filles.

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