Je connais cette sensation à présent. Cet entre deux mondes. L'impression et la conviction que tout est fini se mêle à la résistance inconsciente de mon corps qui ne veut pas se laisser emporter. Et j'ai beau me persuader, me forcer à croire à l'impensable et tragique soulagement que m'apporterai l'idée d'une mort certaine, c'est comme si quelqu'un, ou quelque chose m'en empêchait. Je suis lentement réveillée par l'effleurement de cette même goutte qui perle mon corps et vient se glisser sous mon haut, disparaissant derrière le textile tacheté de rouge qui me recouvre. Mes derniers souvenirs me ramènent à cette pièce, encore si bruyante, si chaotique, sa poigne et son visage ancré dans mes yeux, comme si il cherchait à assouvir son ultime souhait, se délivrer de toute la rage qu'il avait pu accumuler jusqu'à aujourd'hui, enfin en finir. Après tout, j'avais tué son frère, pourquoi ne devrais-je pas mourir moi aussi.

Tout ce chaos avait laissé place à un silence glaçant, quoi qu'apaisant. Seul le bruit de mon souffle était reconnaissable, à peine différent de d'habitude, comme si la situation n'était devenue qu'une habitude à force. Je ne peux alors qu'expirer un soupir, alliant le désespoir au soulagement, la colère à la paix, la honte à la fierté. Sans réellement savoir pourquoi, mon regard parcourt la pièce, de long en large, à la recherche d'un repère, de quelque chose qui m'aiderait à comprendre. Il se fige soudain au milieu de celle-ci, sur le sol. Là où se trouvait Pascal il y a encore quelques minutes, on ne distingue plus qu'une minuscule capsule métallique, qui avait dû s'extraire d'un de nos effets personnels lors de l'affrontement. Non, ça ne peut pas être tout ce qu'il reste de lui ... Il n'a pas pu disparaître, il était sur le point de me tuer. Bercée de frustration, je m'empare de la petite capsule cylindrique, la fait tourner dans mes doigts, dans tous les sens, à la recherche d'une réponse, comme si il allait réapparaître, comme ça sous mes yeux, depuis ce petit bout de métal. Rapidement lassée de ma vaine recherche, je comprends que rien ne sortira de ce petit engin, et que c'est loin d'être la clé de toutes mes questions. D'agacement, je ne pus que la lancer, de toutes mes forces, qui bien que faibles, me paraissent immenses comparées à ma piteuse condition physique avant d'arriver ici. Elle vient se fracasser contre le mur et exploser en mille morceaux, laissant apparaître une multitude de capteurs, fusibles et petits câbles électriques en tout genre dont je ne parviens même pas à distinguer l'utilité. Tom l'aurait su lui, il aurait sans doute compris.

Alors sur le point de replonger dans des songes des plus sombres, je suis interrompue par des bruits dans l'escalier ... Ces mêmes bruits de pas qu'auparavant. Et si c'était lui qui revenait, pour en finir avec moi, si il n'était pas parti, qu'il voulait juste me faire souffrir un peu plus, me mettre à l'agonie pour ensuite m'achever, et expier toute la peine et la colère qu'il avait gardé. Ou bien c'est Tom ? Il est revenu pour moi ? Il a entendu du bruit et a dû savoir que j'étais revenu pour lui, on va enfin se retrouver !

En l'espace de quelques secondes, je suis traversée par des émotions des plus contradictoires, de la peur à l'excitation, comme un enfant qui attend son cadeau à Noël en espérant avoir ce qu'il a commandé. Malheureusement pour moi, au lieu d'avoir reçu le nouveau livre de mon auteur préféré, j'ai plutôt hérité du dernier magazine people à la mode. En haut des escaliers et dans l'encadrement de la porte se dresse un jeune homme, d'à peu près mon âge. Il a l'air tout aussi décontenancé de me trouver ici que je le suis de le voir. De là où je suis, je lui donnerais environ 18 ans, un bon mètre quatre-vingt. Il n'est guère trapu, je dirais même maigre, pas le genre de garçon que l'on trouve à la salle de musculation après les cours. Ses cheveux à peine coiffés et sa chemise froissée viennent compléter le tableau assez peu flatteur qu'il laisse transparaître. Bien qu'étonnée, je n'arrive pas à être effrayée par le personnage qui d'un point de vue totalement extérieur, me paraît chétif et inoffensif. Enfin, les apparences sont trompeuses ici ...

Quant à lui, il semble paniqué à l'idée de me voir ici, et il ne lui faut que quelques secondes pour se précipiter vers moi, non sans un air peu rassurant, voire inquiet.

- "Eh qui es ... "

Je n'ai qu'à peine le temps de finir ma phrase, encore secouée des récents événements, qu'il vient placer sa main devant ma bouche, m'empêchant de parler.

- "Non mais ça va pas, qu'est ce que tu fous ?!!!" crie-je d'énervement, soudainement requinquée après cette semi-agression qu'il venait de me causer.

C'est sans surprise qu'il prend peur au simple sursaut de ma voix, déliant instantanément tout contact physique qu'il avait avec moi.

- " Désolé, c'est juste que si elles entendent, elles vont ...

- " ELLE EST RÉVEILLÉE, ON VA POUVOIR PASSER A LA PROCHAINE ÉPREUVE VIENS VOIR OIKA !!!!

- .... elles vont être infernales ... " termine-il dans un soupir désabusé, alors que deux jeunes filles d'une quinzaine d'années venaient de faire irruption dans la pièce encore si silencieuse il y a quelques secondes.

Sans même avoir le temps de les regarder de haut en bas, celles-ci se jettent à mes pieds, écartant le pauvre gars de leur chemin, tel des furies. Celui-ci manque de tomber, mais il arrive tant bien que mal à se rattraper en s'appuyant sur le mur. En plus d'être particulièrement peu à l'aise, il a l'air d'être sacrément gauche ... Mais que fait-il ici ?

- "Eh oh, on a besoin de la prochaine énigme là, donne nous la suite ! On attend depuis tout à l'heure que tu te réveilles, on a fouillé partout et il y a plus rien, et on est bloqués dans l'énigme !!!

- ALLOOOOOOOO tu nous écoutes ? Bon c'est super tu joues super bien, mais là on veut la suite, on s'ennuie un peu. "

D'un air désabusé, je ne peux que constater qu'elles n'ont pas idée de ce qui se trame ici. Pourquoi ont-elles l'air de traiter ça comme un jeu ... agréable ? Elles me regardent fixement et je peux voir leurs yeux emplis de bonheur et d'excitation à l'idée que j'ai ne serait-ce qu'une once de réponse à ce qu'elles recherchent.

- " J'allais avoir la réponse avant que vous arriviez ... Elle est terrorisée, je vais essayer d'avoir la réponse, mais vous, vous devez continuer à chercher ! Redescendez en bas, on a pas encore fait la pièce du fond."

A ces mots, les deux filles, bien que déçues, reprennent le chemin inverse et descendent les escaliers, extrêmement obéissantes envers celui qui, même si il n'en mène pas large, avait réussi à les canaliser en une simple phrase.

En vérifiant bien qu'elles avaient quitté la pièce et qu'elles avaient entrepris à nouveau une fouille de l'étage inférieur, il ferme la porte et s'approche de moi.

- " C'est toi l'Initiale ?

- L'ini- quoi ?

- L'Initiale, la précurseur, c'est toi ? " me chuchote-il, paniqué et excité à l'idée d'obtenir une réponse rapide de ma part.

Qu'est ce qu'il est en train de me raconter ? Comme si j'en avais pas déjà assez entendu, on vient encore me raconter des histoires inconnues . Moi qui pensais avoir tout vu ici, il paraît que je n'en suis qu'au début.

Il doit être assez vif, presque bipolaire, car aussitôt qu'il comprend que je ne vois vraiment pas de quoi il parle, son ton paniqué s'assagit et il redevient gentil, voire jovial.

- "Pas besoin de me remercier pour elles " rigole il, elles peuvent être un peu casse pied ! "Depuis qu'on est arrivés ici il y a quelques jours, elles adorent le jeu, elles ont hâte de découvrir l'énigme finale ! "

Je rêve où je suis tombé sur les seules personnes sur cette foutue planète qui pensent encore être dans une sorte d'Escape Game ou je ne sais quel autre activité ludique de parc d'attraction. Si bien que je suis tenté d'exploser d'énervement et de lui expliquer que ça n'a rien d'un jeu et que j'ai vu les pires atrocités que je n'aurais pu imaginer, je m'en remets à acquiescer timidement et prudemment, après tout, je ne connais rien de lui.

- " A en juger par ta tête, j'imagine que tu es juste perdue autant qu'elles, et que tu cherches aussi la solution, enfin ça c'est ce que tu es censée nous dire, je me trompe ? " sourit-il, plus calme que jamais, alors qu'il ouvre à nouveau la porte qui nous séparait de l'escalier

- " Oui ... évidemment ... Mais c'est quoi cette histoire d'initiale là, tu sais quelque chose ? "

- " Bah non enfin, l'initiale, tu sais, la suite de l'énigme, la tâche finale pour gagner le jeu "

Comment ne pas rester abasourdie après avoir entendu ça. Je tiens en face de moi quelqu'un qui aurait la possibilité de mettre fin à tout ça, de terminer ce qu'il ose encore appeler un jeu ?

Même si tout est encore flou pour moi, une chose est sûre, ils recherchent tous la même chose que moi, la sortie de ce lieu sinistre, qui a l'air de l'être beaucoup moins pour certains. Si sortie il y a, ils seront bien plus aptes à m'aider que n'importe qui jusqu'ici, et puis ce n'est pas comme si j'en étais à mon coup d'essai. Le travail en solo m'a jusqu'ici apporté bien plus de soucis et de tourments que de solutions. Il ne me faut pas plus de temps pour y réfléchir, et même si cela doit mettre en suspens ma recherche de Tom, si je trouve la sortie, je pourrais y revenir plus tard avec lui. Il est désormais primordial pour moi qu'ils me voient comme une allié, comme quelqu'un sur qui ils peuvent compter.

- " Tu m'écoutes .... ?" m'interrompt-il dans mes pensées, alors qu'il se rend compte que j'ai perdu le fil de la conversation.

- "Non, désolé, j'étais un peu ailleurs, la journée a été un peu longue ...

- Ahah, quand on t'a trouvée là, on aurait dit que tu t'étais faite agressée, mine de rien leurs mises en scène sont pas trop mal foutues ici ! "

Reste calme Roxanne, il ne sait pas ce qu'il dit, tu ne peux pas lui en vouloir !

- "Allez, je te laisse, tu nous rejoins en bas ? Histoire qu'on fasse les présentations ? J'ai l'impression que c'est le passage obligatoire pour que tu nous donne la suite de l'énigme, mais attention, on a pas toute la nuit non plus. Au fait, moi c'est Isaac" blague-il, s'effaçant dans les escaliers pour rejoindre les deux filles, que j'entends d'ici bouger dans tous les sens l'intégralité des armoires, des fauteuils et des chaises.

C'est tout à fait surréaliste. Alors que je me remémore les événements traumatisants survenus quelques heures auparavant, me voilà confrontée à de simples joueurs pour qui tout cela n'est que divertissement et amusement. Et pour eux je ne suis qu'une mise en scène ? Une actrice payée pour jouer le rôle de l'Init ... l'Ini quoi déjà. Cela n'a aucune importance, et si je dois prétendre être qui que ce soit pour enfin m'échapper de ce trou sans fin, alors c'est un risque que je suis prête à prendre. Après tout, j'en ai déjà pris bien assez comme ça jusqu'ici, un de plus, un de moins.

Quelques minutes plus tard, et les idées remises en place après cette perturbante mais intrigante discussion, je me jette dans la peau de mon personnage et commence à incarner celle que je suppose être censée jouer, cette fameuse "Initiale". Comment va-t-il falloir que je m'y prenne, cela reste à voir. De ma piteuse connaissance des Escape Game, je devais réussir à être assez mystérieuse pour ne pas tout dévoiler, mais il fallait en même temps que je sois assez maladroite pour laisser de potentielles informations en chemin. Bien que n'en ayant jamais fait, cela ne me paraît à première vue pas si compliqué que ça. C'est ici que débute mon opération séduction du petit groupe.

Le sourire au lèvres, celui que je feins si bien depuis maintenant plusieurs années, je me glisse dans les escaliers et les descends, rejoignant la perpétuelle agitation qui ne cessait depuis qu'elles étaient arrivées.

- "Ah bah t'es là ! On a failli entendre" rigole l'une des filles, qui ne semble pas porter attention à ma mine déconfite. A moins peut-être que je n'ai appris avec le temps qu'à trop bien la camoufler.

- "Je te présente Julie et Oïka, mes deux sœurs ! Et toi, c'est ... ?

- " Euh ... une Initiale ne révèle jamais son nom enfin ... vous êtes sûrs que vous avez passé toutes les épreuves jusqu'ici ... ? "

Ok, l'improvisation n'est définitivement pas mon fort, je venais à l'instant de tenter un coup de poker sur la première interprétation de mon personnage ... Brillante idée.

- "Bah oui Isaac, t'es bête, c'était la même chose avec l'homme un peu gros là ... "

Je ne sais par quel miracle, mais j'ai réussi à me tirer de cette affaire sans trop de soucis pour le moment. Malheureusement, l'idée d'être tranquille dans mon rôle n'eut pas vraiment le temps de s'installer qu'elles me foudroient déjà de nouvelles questions.

- " Bon, madame l'Initiale, on a pas trouvé la dernière partie de notre énigme, mais on veut quand même passer à la suivante, on peut quand même ou pas ? "

- " Oui, Julie n'arrive pas à trouver son numéro pour compléter le code de la clef de la porte finale, alors on cherche tout le reste et puis on y reviendra après ... s'il vous plaiiiit " me supplient-elles, tirant une moue qui ferait craquer n'importe quel parent un peu trop influençable.

Manque de chance pour elles, je me devais de rester impassible, et de recueillir le plus d'informations possibles avant de tenter des coups de bluff inconsidérés.

- "Ah oui ? Vous voulez tricher ? Et vous pensez que je vais laisser passer ça ? Malheureusement pour vous, vous venez de perdre une chance inestimable d'atteindre la sortie, et peut-être par conséquent, de perdre la partie ... Votre seule solution, me raconter tout ce qui vous est arrivé dans les moindres détails, mais attention. Une seule erreur, une seule suspicion de tricherie, et la porte se fermera a tout jamais.

Me découvrant des talents inimaginés d'actrice, je brandis ce qu'il reste de la babiole électronique que j'avais trouvé là haut, menaçant d'enclencher le bouton sous mon doigt.

- " NON NON, s'il vous plait, on va tout vous raconter !!!! " crie Oika, presque en sanglots à l'idée que je les enferme ici à tout jamais.

Alors qu'elles prennent place autour de la table pour me raconter en détail leur périple, je les rejoint et m'installe, très rapidement suivie d'Isaac, qui s'assoit à côté de moi.

Dans sa maladresse habituelle, celui-ci manque de tout faire tomber en tirant sa chaise, et laisse échapper une sorte de formulaire de sa poche, qui vient s'ouvrir sur le sol. Il se hâte de le ramasser, mais le mal est déjà fait, et les mots que j'ai pu lire commencent à résonner dans ma tête.

" PROJET AFTERLIFE

INITIALE 8562 Isaac Perry

TRIO ASSIGN Oika Perry / Julie Perry

UNVALID Roxanne Miller"