Lilith n'avait pas ouvert la bouche depuis qu'elle était montée dans le van.
Elle attendait.
Peut-être Wes allait-il enfin lui expliquer pourquoi ils avaient quitté la plage dans la précipitation. Elle avait la sensation que cela avait un rapport avec le surfeur qui lui avait parlé. Wes avait semblé tellement troublé par sa présence...
Ils roulaient en silence. Lilith avait appuyé sa tête contre la vitre et elle contemplait le paysage qui défilait sous son regard distrait. La végétation laissait place peu à peu aux habitations, tandis qu'ils se rapprochaient de la petite bourgade de Coronado.
Coronado, une station balnéaire proche de San Diego. C'était là où se trouvait le petit surf shop dans lequel Lilith avait désormais ses habitudes.
La jeune fille se détourna de la vitre. Le soleil avait commencé à lui brûler la joue droite. Elle passa la main sur sa pommette rougie, tout en jetant un regard en coin à son compagnon.
Wes paraissait perdu dans ses pensées. Il conduisait presque de manière machinale et son mutisme persistant agaçait de plus en plus Lilith. Elle décida donc de changer de tactique et opta pour une attaque frontale :
— C'était qui ce type sur la plage ?
Il hésita, fuyant son regard. Puis, haussant les épaules, il lui répondit avec détachement :
— Personne d'important. Je te l'ai déjà dit...
Lilith ramena ses genoux contre elle et posa sa joue dessus, scrutant Wes sans ciller. Il lui mentait. Elle en était certaine. Elle pouvait comprendre qu'il ait des secrets... Après tout, ils ne se connaissaient pas depuis très longtemps. Il n'était pas obligé de lui déballer toute sa vie en cinq minutes.
Qu'il ne lui dise pas tout était normal.
Pourtant, quelque chose la dérangeait et elle ne parvenait pas à mettre le doigt dessus.
Et c'était ça qui l'embêtait le plus. Elle avait l'impression que Wes lui taisait quelque chose d'important. Quelque chose d'essentiel...
La main droite du jeune homme lâcha le volant un instant pour lui caresser le visage. Il cala une de ses mèches brunes derrière son oreille et lui offrit son plus beau sourire. Le genre de sourire qui coupait le souffle de Lilith. Le genre à lui faire oublier que respirer était nécessaire.
— Ne t'inquiète pas, ajouta-t-il.
Puis sa main quitta sa joue, qui se sentit aussitôt orpheline.
Il attrapa sa paire de lunettes noires sur le tableau de bord et la chaussa.
— Je n'aime pas ces lunettes, grommela Lilith.
Wes éclata de rire face à cette déclaration incongrue. Il les abaissa sur son nez pour lui lancer un regard moqueur.
— Elles ne me vont pas bien ? demanda-t-il.
— C'est pas ça...
— C'est quoi alors ? Qu'ont fait ces pauvres lunettes pour mériter ta haine ?
Il la taquinait. Elle le savait. Pourtant, elle lui répondit le plus sérieusement du monde :
— J'aime trop tes yeux pour supporter que tu les caches.
Les doigts de Wes hésitèrent un instant, tapotant l'une des branches de ses lunettes. Lilith crut qu'il allait les retirer... Mais sa main se posa de nouveau sur le volant, le serrant à s'en faire blanchir les jointures.
— La luminosité m'aveugle, murmura-t-il. Je préfère les garder.
Ce fut au tour de la jeune femme de hausser les épaules, avant de détourner de nouveau les yeux en direction du paysage urbain.
Le silence prit possession de l'habitacle, s'enroulant autour d'eux comme un reptile invisible. Et son étreinte oppressante ne fut rompue que lorsque Wes se gara à quelques mètres du magasin de surf.
— On se rejoint ici dans une vingtaine de minutes ? proposa-t-il.
— Tu ne viens pas ? s'insurgea Lilith. Depuis le temps que je parle de toi à Mark... Il va finir par croire que je t'ai inventé !
— J'ai un coup de fil à passer à mes collègues... Un truc en rapport avec mon travail.
La moue boudeuse de Lilith le fit sourire. Il retourna sa casquette et se pencha vers elle pour déposer un baiser sur son front.
— Sois sage en mon absence, hein ! lui souffla-t-il. Mark, c'est bien le propriétaire du surf shop ? Il a une cinquantaine d'années, non ?
— Non, il a mon âge. C'est un grand blond aux yeux verts. Je t'ai précisé qu'il était canon ? Tu devrais venir avec moi pour vérifier tout ça...
Wes se mordit la lèvre inférieure. Sans doute pour ne pas rire. Lilith ne savait pas mentir. Elle en avait bien conscience.
Elle aurait bien aimé que Wes l'accompagne et rencontre Mark. Elle s'était prise d'affection pour ce vieux surfeur et elle avait envie de le lui présenter.
Le jeune homme emmêla ses doigts une dernière fois dans sa chevelure. Une dernière caresse avant de tourner les talons et de s'éloigner.
— Je prends quoi comme wax ? cria-t-elle alors qu'il était déjà loin.
— Celle que tu veux ! Je te fais confiance.
Elle resta immobile, les battements de son cœur suivant le rythme des pas de Wes.
Confiance, songea-t-elle avec amertume. Me fait-il vraiment confiance ? C'est bien ça le problème...
La boutique donnait sur le front de mer. Un tout petit espace ouvert sur l'océan et débordant de planches de surf et de bric-à-brac. A l'intérieur, les murs étaient tapissés de posters de surfeurs connus, de cartes postales de spots du monde entier et de photos du propriétaire.
Des instantanés de Mark à l'intérieur de rouleaux gigantesques.
La première fois qu'elle avait mis les pieds dans ce shop, Lilith était restée bouche bée devant ces clichés qui montraient un Mark bien plus jeune. C'est sans doute cette admiration non dissimulée qui avait donné envie au maître des lieux de la prendre sous son aile. Dès lors, il n'avait cessé de l'abreuver de conseils chaque fois qu'elle passait la porte de sa boutique. Et l'apprentie surfeuse qu'elle était n'en perdait pas une miette.
Elle pénétra dans le magasin et aussitôt une voix devenue familière l'interpella :
— Hey ! Frenchie !
Elle sourit franchement en entendant le surnom dont l'avait affublée Mark. Son regard tomba sur le quinquagénaire. Sa chevelure blonde était parcourue de mèches blanches. Appuyé contre le comptoir, il avait sous le nez un exemplaire de Surfer magazine.
— Tu es venue seule ? demanda-t-il.
Ses yeux inquisiteurs la scrutèrent. Des yeux d'un bleu qui tirait sur le gris. Un peu comme l'océan certains jours. Mark portait son amour du Pacifique jusque dans la couleur de ses iris.
— Oui, Wes avait un coup de fil à passer.
— C'est pas un temps à venir faire la causette, ça ! Tu devrais être en train de surfer plutôt. Tu as mis en pratique ce que je t'ai dit au sujet du take-off ?
— Oui, j'y arrive bien mieux ! Merci pour le conseil ! Si tu avais vu les vagues à la crique... Elle étaient parfaites ! Mais bon... On n'a plus de wax. Je suis venue t'en acheter.
— Et il n'y avait personne pour vous en filer ?
Lilith sentit son estomac se tordre. Elle ne répondit rien, mais l'image du surfeur qui enduisait sa planche lui trotta dans la tête. Devant son mutisme, Mark se contenta de lui demander quel type de wax elle désirait.
Cela lui était égal. Elle prit celle qui semblait la plus naturelle, celle sans parfum fantaisiste. Elle avait la sensation de planer en dehors de son corps, comme si l'étrange comportement de Wes l'avait déconnectée de la réalité. Elle sentait bien que quelque chose lui échappait. Et ce sentiment désagréable ne s'estompait pas.
— Tu es sûre que ça va, Frenchie ?
Le ton préoccupé de Mark la tira de ses pensées.
— Oui, oui, tout va bien, le rassura-t-elle.
L'expression dubitative qu'elle lut sur son visage lui prouva encore une fois ses piètres compétences de menteuse.
— Bon, quand est-ce que tu me le présentes ton Wes ?
— Bonne question ! Tu sais... je crois qu'il est un peu sauvage en fait, tenta-t-elle de plaisanter.
Wes restait à l'écart des autres. Elle réalisa que le surfeur avait été la première personne avec laquelle elle l'avait vu interagir.
Ils s'étaient isolés dans une petite bulle solitaire. Seuls dans leur oasis. Coupés du monde.
Et cela ne l'avait pas dérangée plus que ça. Elle l'avait eu pour elle toute seule. Elle ne l'avait partagé avec personne d'autre.
D'une certaine façon, cela lui convenait. Juste Wes et elle. Juste eux. Elle n'avait besoin de rien d'autre.
— Mais ce n'est pas grave, ajouta-t-elle. Moi aussi je suis un peu sauvage...
Mark laissa échapper un rire franc.
— Mais c'est vrai ! se justifia-t-elle. Je ne suis pas toujours à l'aise en société... Je préfère rester seule et...
— Tu n'es pas vraiment sauvage, la coupa-t-il. Non, Frenchie, tu es une sauvage sociable.
— Une sauvage sociable ?
— Oui, tu as l'air sauvage au premier abord, et peut-être que tu te débrouilles très bien toute seule, je veux bien le croire. Mais tu aimes les gens, ça se voit. Tu aimes leur parler et les écouter.
Lilith se tut, un peu émue par l'analyse du vieux surfeur. Il l'avait assez bien cernée. Elle était comme ça. Elle adorait aller à la rencontre de ses semblables, écouter leurs bouts de vie qu'elle retranscrivait ensuite dans son carnet. Elle savait déjà ce qu'elle noterait sur Mark.
Un regard gris océan. Les ridules au coin de sa bouche avide de sourire. La bienveillance qui se dégageait de lui. Une franchise bourrue et une lucidité percutante.
Mark percevait les faux-semblants. Il vous mettait à nu et renversait vos barrières, comme une vague qui s'abat sur vous. Une vague écumeuse qui vous arrache votre masque avec amour. Un amour sans concession.
— Quand est-ce que tu repars ?
— Je ne sais pas... C'est vrai que ça fait un moment qu'on traîne dans le coin. Et il y a tellement d'endroits que j'ai envie de découvrir ! Mais je ne suis pas certaine de parvenir à m'éloigner du Pacifique... J'ai besoin d'encore un peu de temps. Encore un peu plus de surf...
Mark la sonda un long moment, avant de reprendre avec sérieux :
— N'attends pas de ne plus avoir besoin de l'océan pour aller visiter le reste du pays. Sinon, tu risques de ne jamais partir. Note bien que je ne m'en plaindrais pas ! Je peux même t'engager comme vendeuse, si tu le désires... Mais, je crois que t'as encore pas mal de chemin à parcourir. Si tu restes, tu ressentiras toujours un manque. T'es ce genre de personne. J'en suis sûr... Pars et reviens ! Comme ça, ça me laissera le temps de te trouver la board idéale.
Lilith lui sourit. Mark lui avait déjà expliqué que chaque planche correspondait à une personne. Il pensait qu'on avait tous un surf idéal. Un compagnon de glisse qui nous convenait parfaitement. Il lui avait promis de lui trouver son surf.
Et elle savait qu'il tiendrait sa promesse.
Peu importe le temps que ça prendrait. Elle savait qu'un jour, elle reviendrait le voir et il lui confierait sa board.
Cela la rassurait d'une certaine façon. Cette promesse était comme une attache qui adoucissait les adieux à venir.
Elle aurait bien aimé passer plus de temps avec son nouvel ami. Mais l'heure filait et elle ne voulait pas faire attendre Wes. Elle attrapa alors la boîte de wax et prit congé du vieux surfeur.
A peine avait-elle fait quelques pas sur le bitume que le van se gara à son niveau.
— Je peux vous déposer quelque part, mademoiselle ? demanda Wes.
— T'es conscient que ça fait pervers ce genre de question ? le taquina-t-elle.
— Mais qui te dit que mes intentions sont pures ? poursuivit-il en la détaillant de manière exagérée avant d'éclater de rire.
La jeune fille ouvrit la portière et se glissa sur le siège passager, soulagée de le retrouver.
A chaque fois qu'ils se séparaient, un petit démon s'agitait sur son épaule et lui soufflait à l'oreille que c'était peut-être la dernière fois qu'elle le voyait.
C'était une angoisse stupide. Elle en avait bien conscience. Une peur irrationnelle.
Pourtant, elle ne parvenait pas à se raisonner. Elle craignait qu'il disparaisse de sa vie aussi vite qu'il y était entré. Et c'était bien la dernière chose qu'elle voulait.
Elle n'était pas prête à ça. Elle ne supportait pas l'idée de le perdre.
Être loin de lui. Ne plus le voir. Ne plus le toucher.
Ne plus le respirer...
Non. C'était inenvisageable.
Mais ce sera inévitable dans un peu plus de deux mois, lui chuchota le petit démon dans son esprit.
Lilith secoua la tête, comme si ce geste dérisoire pouvait apaiser ses craintes. Elle se concentra sur Wes et constata avec dépit qu'il avait l'air aussi soucieux que plus tôt dans la journée. Il n'avait pas quitté ses lunettes noires et seuls son front et la commissure de ses lèvres trahissaient la tension qu'elle percevait chez lui.
— Tout va comme tu veux ?
— Oui, lui répondit-il laconique.
— On retourne à la crique ?
De nouveau, elle parvenait presque à sentir cette hésitation qui s'intercalait entre eux. Ce doute qui la séparait de Wes. Celui qui paraissait envahir les pensées du jeune homme.
— Non, il faut qu'on parle.
Lilith retint sa respiration.
Avait-il vraiment dit ça ou l'avait-elle rêvé ?
Wes se taisait et chaque seconde était encore plus douloureuse que la précédente. Elle avait l'impression qu'une main glacée s'était posée sur son cœur et le comprimait davantage à chaque battement.
Chaque battement résonnant dans le silence de Wes.
Prenant une profonde inspiration, ce dernier se lança finalement à l'eau. Il retira ses lunettes qu'il balança sur le tableau de bord et se tourna vers elle :
— Je dois me rendre à Chicago dans une vingtaine de jours. C'est pour le travail. Et j'ai une proposition à te faire. As-tu envie de remonter la côte californienne avec moi ? On pourrait s'arrêter sur différents spots de surf que je connais. On surferait encore un peu ensemble avant de filer en direction de l'Illinois... Enfin, je ne veux pas te forcer à rester avec moi. Ce n'est peut-être pas ce que tu avais prévu. Mais je m'en voudrais de ne pas te l'avoir demandé.
Il avait débité cela d'une seule traite, sans reprendre son souffle.
Il l'observait avec inquiétude et ne put s'empêcher d'ajouter d'un ton alourdi par la tristesse.
— C'est toi qui décides. Je sais que tu avais prévu de vagabonder toute seule à la base... Mais je veux juste passer le plus de temps possible avec toi avant que tu partes... avant que tu me quittes.
Sa voix avait été un peu plus rauque sur ces derniers mots.
Les doigts de Wes étaient de nouveau crispés sur le volant, comme s'il s'accrochait à lui pour ne pas s'émietter. Pour ne pas se briser en mille morceaux.
Lilith posa sa main sur celle de Wes, calant ses doigts entre les siens.
— Oui, c'est une bonne idée. Remontons la côte pacifique et filons ensuite sur Chicago ! Elle était sur ma liste des villes à visiter de toute façon.
Il parut aussitôt soulagé. Elle sentit qu'il s'était détendu à la minute où elle avait accepté de le suivre.
Et la chaleur de sa main sous la sienne était tout ce qui comptait.
— Moi aussi, j'ai envie de rester à tes côtés le plus longtemps possible, acheva-t-elle en un murmure.
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