4. Lilith
La route infinie traversait des paysages arides. Des terres sèches rudoyées par la chaleur étouffante de ce mois de juillet. La poussière avait la couleur de l'ocre et recouvrait les herbes malmenées par le soleil du sud des États-Unis.
Lilith avait ouvert la vitre et laissait pendre son bras dans le courant d'air créé par la vitesse. Mais cela ne suffisait pas à la rafraîchir. Elle sentait bien qu'une fine couche de sueur perlait sur son front. Elle décolla son dos du siège et constata que son débardeur était trempé.
Depuis qu'ils avaient commencé à rouler sur la US60, quelques heures plus tôt, Wes et elle alternaient des phases de discussion intense avec des moments de silence.
Des moments où les pensées tortueuses de la jeune femme la rattrapaient, telles des déesses vengeresses. Des Érinyes implacables. Des mouches bourdonnant aux oreilles de sa conscience.
Même si elle était heureuse de faire la route en compagnie de Wes et d'apprendre à le connaître, elle ne pouvait s'empêcher de se laisser happer par le tourbillon de ses incertitudes. Après tout, elle était venue jusqu'ici pour se libérer de l'emprise de ses proches.
Se libérer de leurs attentes et de la prison dans laquelle l'enfermaient leurs regards.
Et elle ne trouvait rien de mieux que de se jeter au cou du premier homme qui passait.
Mon autonomie et mon féminisme en prennent un sacré coup, songea-t-elle. Il aura suffi de la proposition d'un beau mec pour que j'abandonne mon désir d'indépendance.
Cette idée lui faisait grincer des dents. Elle était assaillie de doutes. Était-ce la bonne décision de le suivre ? Elle était censée prendre du temps pour elle.
Du temps pour réfléchir à sa vie et à tout ce qui l'étouffait dernièrement.
Elle avait besoin d'y voir plus clair au sujet de son engagement dans l'Éducation Nationale. Rien qu'à l'évocation du nom de son futur employeur, elle avait la sensation de se faire broyer par une énorme machine. Un monstre sans âme prêt à l'engloutir. Elle avait l'impression persistante d'être un escroc, quelqu'un entré par hasard dans cette institution. Quelqu'un qui n'y avait pas vraiment sa place et qui risquait de se perdre dans les méandres de l'administration scolaire.
Comment y voir plus clair, se demanda-t-elle, alors qu'il suffit que je pose les yeux sur lui pour oublier comment je m'appelle ? Tout va trop vite... Bien trop vite.
Elle était troublée par la rapidité avec laquelle elle s'attachait à son compagnon de voyage. Il ne s'était encore rien passé entre eux. Rien qui justifie les frissons parcourant son corps dès qu'il la frôlait. Ils avaient juste dormi ensemble, sans qu'aucun des deux ne se laisse aller au moindre geste équivoque. Juste une nuit dans les bras l'un de l'autre.
C'était seulement à cause du froid. C'était juste pour se réchauffer, tentait-elle de se convaincre. On ne s'est même pas embrassé !
Cependant, elle n'était pas dupe. Elle aimait raconter de jolies histoires. Elle s'en racontait parfois aussi. Mais jamais elle n'y croyait réellement.
Elle savait bien que leur rencontre au cœur de l'orage l'avait marquée. Elle était différente depuis la tempête. Elle le sentait.
Et cela lui faisait peur.
Tout va trop vite, se répéta-t-elle.
Elle se rendait bien compte que Wes était en train de prendre beaucoup trop de place dans son cœur. Un jour plus tôt, il n'était encore qu'un inconnu. Pourtant, en cet instant, il remplissait sa vie.
Lilith était terrorisée à la seule idée de s'avouer ce qu'elle commençait à ressentir pour lui. Terrorisée à l'idée de perdre le contrôle. Celui qu'elle imposait à ses sentiments.
Elle lui jeta un coup d'œil discret. Pas assez discret, toutefois. Le jeune homme tourna aussitôt la tête vers elle et lui sourit.Et de nouveau, toute ses hésitations s'envolèrent. Toutes ses craintes se perdirent dans la lumière de son sourire.
Elle reporta son attention sur la route, essayant de dompter les battements de son cœur, tentant de lutter contre le charisme de son compagnon.
Elle avait l'impression d'être au bord d'un précipice. Ses sentiments pour Wes lui semblaient être un gouffre immense dans lequel elle avait peur de tomber. Qu'arriverait-il si elle lâchait prise ? Après tout, cette histoire avait une date de péremption.
Dans quelques jours... Trois mois tout au plus, se rappela-t-elle, nos chemins seront obligés de se séparer.
Wes tripota de nouveau les boutons de son vieil autoradio pour capter une autre fréquence. Celle qu'ils écoutaient depuis une heure était de plus en plus saturée de grésillements.
Lilith croisa son regard et s'étonna une nouvelle fois de la couleur de ses yeux. La veille, elle n'avait pas remarqué à quel point ils étaient beaux à cause de la semi-obscurité qui les entourait. Et pourtant, leur clarté concurrençait le ciel sans nuage de l'Arizona. Un bleu estival. Un bleu lumineux.
Quel cliché ! se moqua-t-elle. On dirait une adolescente, qui vit ses premiers émois et craque pour un beau mec aux yeux bleus.
Elle attrapa son carnet et se remit à écrire, à traduire dans des phrases les paysages qu'ils traversaient, adaptant le rythme de sa prose à celui de la conduite de Wes. Elle avait calé son cahier sur ses cuisses, laissant ses pieds nus reposer sur le tableau de bord.
Soudain, une mélodie à la guitare lui fit relever la tête. Elle augmenta le volume du poste au moment où la voix du chanteur entonnait les premières paroles.
Elle en resta toute pétrifiée.
Sa voix... Les vibrations qui s'en dégageaient lui donnaient la chair de poule.
Elle posa alors sa main sur l'épaule de Wes, pour partager avec lui ce qu'elle ressentait. Elle avait besoin de le toucher, comme si cela suffisait à lui transmettre la joie que cette chanson suscitait en elle.
Mais elle le sentit se raidir à son contact. Elle l'observa avec attention et constata qu'il avait l'air tendu. Il avait perdu son sourire et tous les traits de son visage semblaient légèrement contractés.
Il s'était rembruni, comme si des fantômes l'avaient rattrapé.
Surprise, Lilith choisit de relancer une discussion qu'elle pensait être anodine :
— Tu connais cette chanson ? Qui est-ce qui la chante ?
Wes la scruta, bouche bée.
— Quoi ? insista-t-elle. J'ai dit une bêtise ?
— Tu ne connais pas cette chanson ? demanda-t-il, incrédule.
— Non. C'est la première fois que je l'entends.
— Sérieusement ?
Son rire résonna dans tout l'habitacle. Lilith croisa les bras, un peu vexée qu'il se moque d'elle.
— Elle est si connue que ça ?
— Un peu, lui répondit-il dès qu'il eut retrouvé son sérieux.
— Eh bien, désolée... Par contre, maintenant si tu as fini de te payer ma tête, j'aimerais bien que tu me donnes son titre. Je la trouve vraiment belle et...
— Black, la coupa-t-il. Et c'est moi qui suis désolé. Je ne voulais pas me moquer de toi. C'est juste... Enfin, je pensais que...
Il laissa sa phrase inachevée et son regard se perdit de nouveau sur la route. Il se perdit dans un brouillard que lui seul pouvait percevoir. Une brume invisible pour Lilith.
— Et le groupe qui la joue ? insista-t-elle.
— Mookie Blaylock, ça te dit quelque chose ? répondit-il en la fixant.
— Vaguement... De nom. Mais je crois que c'est la première fois que j'écoute un de leurs morceaux.
Wes fronça les sourcils un instant, avant de hocher la tête, un petit sourire au coin des lèvres. La jeune femme remarqua qu'il était de nouveau détendu, comme si son étrange humeur avait été un nuage isolé, voilant le soleil. Un nuage gris qui s'était enfui aussi vite qu'il était apparu.
Quelques kilomètres plus tard, Lilith se surprit à chantonner l'air qui passait sur les ondes. Celui-ci, elle l'avait reconnu dès les premières mesures. Voyant que Wes souriait de plus en plus largement, au fur et à mesure que sa voix augmentait, elle força le trait et chanta à tue-tête.
Comme ça.
Juste pour lui. Juste pour l'amuser.
— Allez ! Chante avec moi, Wes.
— Non, je préfère t'écouter.
— Pour te moquer encore ?
— Absolument pas ! Tu as une très jolie voix. Tu maîtrises bien le braillement !
Lilith, feignit d'être offusquée et lui donna une tape sur l'épaule, ce qui eut pour conséquence d'intensifier ses éclats de rire.
— Arrête de faire ton rabat-joie et chante avec moi ! Un road trip sans chanson hurlée à pleins poumons, n'est pas un vrai road trip !
Mais son compagnon riait trop pour pouvoir émettre la moindre note. Une fois la chanson terminée, et dès qu'il réussit à reprendre son souffle, il constata :
— On dirait que celle-là, tu la connaissais bien, par contre !
— Oui, répondit-elle laconique. All apologies de Nirvana.
Elle n'en dit pas plus. Elle ne voulait pas aborder un sujet encore douloureux pour elle. Elle ne voulait pas raviver non plus les ombres qu'elle avait vu passer sur le beau visage de Wes.
Elle ne s'était pas encore tout à fait remise du suicide de Kurt Cobain.
Cela fait plus d'un an pourtant, s'admonesta-t-elle. Il est temps de passer à autre chose !
Elle se rappelait avoir broyé du noir pendant de nombreux jours à la suite de l'annonce de sa mort. En y repensant, elle se demandait si ses questionnements n'étaient pas partis de là... Le constat que la vie était courte et si vite gâchée.
Comme un papillon éphémère, dont les ailes seraient écrasées par le quotidien.
Poussière entre ses doigts cruels.
Elle serra son stylo et traça ses pensées sur le papier. Écrire lui permettait de mettre de l'ordre dans le chaos de son esprit.
Wes n'ajouta rien. Il conduisait en silence, laissant Lilith noircir à toute allure les pages de son carnet.
Ce n'est qu'en début de soirée qu'ils décidèrent de s'arrêter. Ils avaient fait de rares pauses durant la journée. Wes semblait réticent à l'idée de quitter son van. Lilith, elle, prenait plaisir à se dégourdir les jambes dès qu'elle en avait l'occasion.
Il avait proposé, un peu plus tôt, de garer son véhicule sur un parking et d'y rester la nuit. Mais Lilith n'était pas d'accord. Elle avait passé la journée à transpirer dans le van et sa dernière douche, elle l'avait prise sur le sol français. Elle se sentait crasseuse et rêvait de se laver dans une vraie salle de bain. Son compagnon avait fini par capituler et ils avaient choisi de s'arrêter dans un motel, un peu avant San Diego.
Wes se gara à la station service, qui se trouvait en face du bâtiment.
— Tu devrais aller demander s'il leur reste une chambre de libre, dit-il à Lilith. Et moi, pendant ce temps, je refais le plein et j'achète deux ou trois trucs à manger pour ce soir, ça te va ?
Lilith acquiesça et Wes lui tendit des billets.
— Pourquoi me donnes-tu de l'argent ?
— Pour la chambre.
— Non, pas besoin. C'est pour moi. Tu vas régler l'essence et tu me transportes gratuitement. Je peux bien payer notre chambre d'hôtel !
Il haussa les épaules et rangea ses billets, avant de prendre sa casquette bleue à l'effigie d'une équipe de baseball. Lilith sortit du van et remarqua qu'il avait mis ses lunettes de soleil.
— Je ne sais pas si tu t'en es rendu compte, le chambra-t-elle, mais le soleil est en train de se coucher.
— C'est juste que mes yeux sont fatigués à cause de la route et les néons m'agressent, affirma-t-il en désignant l'enseigne de la station service.
Il avait l'air nerveux. Cette pensée effleura Lilith, mais elle était trop épuisée pour y prêter attention. Elle alla réserver une chambre auprès de la vieille dame peu engageante, qui se tenait derrière la réception du motel.
Elle attendit Wes, adossée à la porte ornée du numéro quinze. Elle profita de ce moment de solitude pour lever la tête vers les cieux et se perdre dans la contemplation du crépuscule. L'éclat du soleil s'affaiblissait et seules quelques traînées rougeâtres stigmatisaient la voûte céleste, sur laquelle s'allumaient des étoiles précoces.
Quand il la rejoignit, il avait les bras pris par des victuailles et portait toujours ses lunettes de soleil. Lilith secoua la tête, amusée, et les lui enleva lorsqu'il arriva à sa hauteur :
— Je ne suis pas certaine que tu y voies grand chose !
Pour toute réponse, le jeune homme haussa les épaules et lui emboîta le pas. Ils pénétrèrent ensemble dans la chambre qui leur avait été assignée.
Comme dans la plupart des endroits de ce genre, la décoration n'était pas fabuleuse. Le côté un peu vieillot et usé du mobilier ne donnait pas envie de s'attarder plus d'une nuit. Néanmoins, Lilith constata avec plaisir que les lieux paraissaient propres.
Wes déposa sur la petite table, coincée sous la fenêtre, la nourriture qui encombrait ses bras, avant de s'affaler sur le lit.
L'unique lit.
Lilith songea que ses explications auprès de la gérante n'avaient pas dû être assez claires ; mais peut-être aussi que cette dernière s'en moquait. Peut-être n'y avait-il que ce genre de chambres de disponibles. Elle n'avait pas été très accueillante avec la jeune femme, qui avait eu la sensation de la déranger. Pourtant, à son arrivée, elle fixait le vide d'un air absent.
La jeune Française se sentit rougir à la pensée de la nuit qui l'attendait. Elle allait de nouveau dormir avec lui et cela la gênait quelque peu.
Bien sûr, elle avait déjà eu son lot d'aventures sans lendemain. Coucher avec un homme le premier soir ne la dérangeait pas plus que cela. La grande différence, c'était qu'elle savait qu'elle ne reverrait jamais ces amants d'une nuit. Elle savait qu'elle pourrait les expulser de son appartement, ou s'enfuir du leur, après le café matinal. Parfois même avant, d'ailleurs.
Avec Wes, ce n'était pas pareil. Ils avaient prévu de rester quelques jours ensemble. Il lui avait promis de lui apprendre à surfer.
Et surtout... Si elle était vraiment honnête avec elle-même, elle sentait bien qu'elle était effrayée à l'idée de franchir une frontière invisible avec lui. Celle de son intimité. Pas juste entre ses cuisses... L'intimité de son cœur.
Il avait déjà pris ses marques dans son esprit. Elle avait peur de ne plus réussir à revenir en arrière, si elle le laissait entrer dans son lit également.
Peur d'aimer trop. Peur de souffrir.
De lâcher prise, tout simplement.
Pourtant, la soirée fut aussi agréable que l'avait été la journée. Ils discutèrent, comme s'ils se connaissaient depuis toujours. Comme si chacun retrouvait un ami lointain. Un ami longtemps disparu, et enfin revenu. Ils partageaient la même vision du monde, les mêmes avis sur de nombreux sujets. Et Lilith avait mal au ventre à force de rire aux plaisanteries de Wes.
— Je crois que je vais aller me doucher, finit-elle par déclarer.
Ses paupières s'alourdissaient de plus en plus et le sommeil réclamait son dû. Elle se leva en s'étirant et s'enferma dans la salle de bain. Lorsque l'eau chaude de la douche commença à couler sur sa peau nue, Lilith poussa un soupir de plaisir. La chaleur détendait ses muscles endoloris par les heures de route.
Elle se mit à fredonner la chanson entendue plus tôt dans la journée. Les paroles lui échappaient, mais l'air s'était enraciné dans sa tête. Il s'était tatoué dans son âme.
Elle se sécha rapidement et enfila un débardeur et un short en coton. Quand elle ouvrit la porte, un nuage de vapeur envahit la chambre. Wes était allongé sur le lit. Il se redressa alors et son regard la détailla des pieds à la tête. Elle en sentit la caresse sur son épiderme. Elle imaginait déjà la sensation de ses doigts sur son corps...
Embarrassée, elle se détourna et posa ses affaires de l'autre côté du lit.
— Tu as fini ? lui demanda-t-il.
— Oui.
— Ok. Je vais me doucher alors.
Elle ne leva les yeux sur lui à aucun moment, bien trop consciente d'être sur un fil fragile. Trop consciente du vide sous ses pieds. Un simple geste de sa part aurait pu la faire basculer.
Elle se dépêcha de se glisser sous les draps, ne sachant pas combien de temps durerait sa douche. Elle s'installa tout au bord du lit, tournant le dos par anticipation. Et, tandis qu'elle remontait la fine couverture sous son menton, elle se fit l'effet d'être une enfant. Elle ferma les yeux, bien décidée à faire semblant de dormir à son retour.
Comme une gamine.
Une gamine terrorisée à l'idée de tomber amoureuse.
Lorsque Wes se mit au lit quelques minutes plus tard, elle s'était calée si près du bord, qu'elle risquait fort de chuter pendant la nuit. Elle perçut le matelas qui s'affaissait, tandis qu'il prenait place auprès d'elle. Il éteignit la lumière sans dire un mot.
Il ne parla pas. Il ne tenta rien.
Lilith ne parvenait pas à distinguer son souffle. Elle ne savait pas s'il était endormi, n'entendant pas sa respiration. Les battements de son propre cœur résonnaient trop fort dans ses oreilles.
Elle se recroquevilla un peu plus, résistant à l'attraction des bras du jeune homme. Le souvenir de son odeur faisait naître une colonie de papillons au creux de son estomac. Là, au centre de son ventre. Pourtant, elle choisit de les ignorer.
Elle s'endormit au bord du vide.
Si près et si loin à la fois de la peau douce de Wes.
********
Hello ! J'espère que cette nouvelle histoire vous plaît !
La chanson que Lilith découvre (Black) est celle que j'ai mise en lien en tête de chapitre. Je vous ajoute celle dont elle connaît les paroles et qu'elle chante à tue-tête dans le van ;-)
https://youtu.be/aWmkuH1k7uA
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top