3. Wes
La lueur claire de l'aube pénétrait dans la cabane, amplifiée par la vitre de la fenêtre. Elle effleura le visage de Wes endormi, essayant de s'insérer sous ses paupières abaissées. Son insistance le réveilla. Le jeune homme plissa les yeux pour se protéger de la luminosité. Désorienté, il mit quelques instants à se souvenir de l'endroit où il se trouvait.
Mais en voyant Lilith dormir dans ses bras, tout lui revint en mémoire en un éclair.
Il s'écarta un peu, pour mieux la contempler. Elle n'avait pas bougé de la nuit, restant lovée contre lui. Sa longue chevelure brune dissimulait une partie de son visage.
Un visage serein.
Comme si le sommeil apaisait ses tourments. Ceux qu'il avait pu lire dans ses yeux la veille. Il avait tout de suite compris qu'elle avait des fêlures. Elle avait ce genre de regard. Celui que le miroir lui renvoyait, quand il fixait son reflet. Celui qui lui avait donné envie de s'enfuir.
Wes profitait que la jeune fille dorme pour se rassasier de son image. Il pouvait ainsi fixer dans son esprit le moindre détail, sans risquer de la mettre mal à l'aise.
La courbe de sa lèvre inférieure.
Le frémissement de ses cils noirs contre sa pommette.
Elle le fascinait. Depuis qu'il avait posé les yeux sur elle, elle le fascinait.
A la minute où il était entré dans cette pièce, il avait ressenti une étrange attraction pour cette fille mystérieuse. Il avait même été un peu vexé qu'elle l'ignore, semblant plus préoccupée par son carnet et les mots qu'elle écrivait. Les phrases qu'elle notait en retenant sa respiration. En oubliant presque de respirer, captive des syllabes. Il avait essayé de déchiffrer son écriture, mais elle utilisait une langue qu'il ne maîtrisait pas. Le français, apparemment.
Quand elle le regardait, elle ne semblait pas le voir tout à fait. Il y avait de l'éloignement dans ses yeux. Elle paraissait lointaine. Présente à ses côtés, mais pas tout à fait là non plus. Son regard n'appartenait pas entièrement à ce monde.
Pourtant, quand l'orage avait éclaté, tout avait changé.
Tout.
Lilith s'était métamorphosée. Il avait vu la jeune femme indifférente se transformer en un être passionné. Elle riait sous la tempête. Comme une enfant un matin de Noël.
Et, c'est là qu'il avait compris.
Love at first sight.
Elle était sa propre tempête et l'avait entraîné avec la puissance d'un cyclone. L'orage, qui s'abattait autour d'eux, n'était rien face à celui qui le ravageait depuis qu'il était entré dans cette cabane en bois.
Elle était son orage. Cette inconnue, qui fuyait son regard, était son orage.
Et elle l'avait enfin regardé. Elle avait arrêté de se dérober et il avait eu la sensation qu'une averse se déversait sur lui. Une averse d'émotions l'emportait, prenant possession de son corps. Comme s'il ne maîtrisait plus ses propres gestes, il avait posé la main sur sa joue. Comme si le monde pouvait bien disparaître tant qu'il caressait la pommette de son inconnue.
De nouveau, il esquissa le même geste. Ses doigts caressèrent sa peau si douce. Lilith dut le sentir. Elle se retourna, sans doute pour rester encore un peu dans le monde des rêves. Ce moment où la conscience est proche de l'éveil mais le refuse encore.
Le jeune homme sourit et décida de la laisser se reposer. Il attrapa son jean, qui traînait en boule par terre, et l'enfila. Puis il sortit de la cabane pour profiter de l'aube qui étendait son manteau de lumière sur le plateau.
Il fouilla dans sa poche pour en extirper un paquet de cigarettes. Il en cala une au coin des lèvres et l'alluma. Il tira une longue latte, sentant la fumée envahir ses poumons avec délectation. Il s'assit ensuite sur le banc, s'adossant contre le bois encore humide de la rosée, pour observer les poteaux qui brillaient sous le soleil. Il n'avait pas vraiment eu l'occasion de contempler l'œuvre de Walter la veille. Il était arrivé de nuit et pendant l'orage Lilith avait été le centre de toute son attention. Il ne voyait plus qu'elle.
Le souvenir du visage joyeux de la jeune femme dans la tempête lui arracha un nouveau sourire.
Wes secoua la tête, amusé, et se concentra sur la sculpture. Il y avait quelque chose dans l'air... quelque chose de pur. La fraîcheur du jour naissant intensifiait les couleurs. L'herbe humide semblait plus verte, le ciel plus bleu et l'acier des pylônes luisait avec fierté. Même son vieux van paraissait en meilleur état.
Il ricana à cette pensée. Il savait bien qu'il lui suffirait de s'approcher de son véhicule pour apercevoir la poussière accumulée sur les routes et la rouille qui s'était incrustée dans une ancienne rayure sur la portière du conducteur.
Wes recracha de la fumée, suivant d'un air absent les volutes qui s'évaporaient dans l'atmosphère. Il se sentait apaisé pour la première fois depuis longtemps. Comme si ses démons intérieurs lui accordaient enfin un léger répit. Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait pas ressenti ce calme. Il ne pensait à rien, se contentant d'observer l'éveil de la Nature sur ce plateau désert.
Il attrapa alors le petit carnet qu'il gardait dans la poche arrière de son jean. Il avait besoin d'avoir toujours de quoi écrire sous la main. L'inspiration pouvait le saisir à n'importe quel moment.
Il revit Lilith en train de gratter des mots sur son propre cahier et une onde de joie le traversa. Elle avait l'air possédée par ce qu'elle notait. Il comprenait cette addiction. Il l'avait reconnue.
Il appuya la mine de son crayon sur la feuille quadrillée et jeta toutes les sensations qui tourbillonnaient en lui. Un mélange de paroles, d'images et d'émotions. Une musique lancinante et changeante.
Il ne réalisa pas tout de suite qu'il n'était plus seul. Lilith l'avait rejoint, silencieuse. Quand il prit conscience de sa présence, il devina qu'elle se tenait là depuis un certain temps. Elle ne l'avait pas dérangé, respectant son ivresse de création.
Il releva la tête et son estomac se tordit. Ses yeux bruns le mettaient à nu. Il avait l'impression que son cœur était sans défense devant elle. Nu et vulnérable.
Il remarqua qu'elle lui tendait un gâteau.
— Tu en veux un ?
Il la remercia et avança la main pour prendre ce qu'elle lui offrait. Ses doigts effleurèrent ceux de la jeune femme au passage, avides du moindre contact.
— Je tuerais pour un café, lui avoua-t-elle.
Cela le fit rire et permit d'engager la conversation. Une discussion naturelle, comme s'ils se connaissaient depuis longtemps. Comme si tout était simple entre eux. Une discussion marquée d'évidences.
Pourtant des non-dits flottaient, comblant leurs silences.
— Trois mois pour visiter les Etats-Unis ! s'exclama Wes. Ce n'est pas assez ! Il y a tellement de choses à voir !
— Je sais bien... Mais je ne dispose pas de plus de temps. Dans trois mois, je devrai rentrer en France et poursuivre le cours de ma vie. Je reprendrai le chemin de l'école... Sauf que, cette fois-ci, ce sera à mon tour d'enseigner.
De nouveau, son regard se perdit sur le plateau parsemé de poteaux. De nouveau, il se fit lointain. Wes attendit qu'elle revienne vers lui. Mais l'esprit de Lilith semblait s'être échappé. Il reprit alors la parole, pour essayer de l'ancrer à la réalité.
Pour la ramener à lui.
— Tu vas devoir faire des choix alors. Une idée de ta prochaine étape ?
Un large sourire étira ses lèvres et elle emmêla ses cheveux dans un chignon négligé avant de répondre :
— Oui, je sais où j'aimerais aller.
Elle hésita un instant, comme quelqu'un qui s'apprête à vous confier quelque chose d'intime.
— Je voudrais voir l'océan Pacifique. Je me demande si je vais autant l'aimer que l'Atlantique. Est-ce que j'aurais envie de m'asseoir face à lui pendant des heures, juste pour me saouler du roulis des vagues ?
Les paroles de la jeune femme imprimaient des images dans la tête de Wes. Il apercevait sa silhouette, assise sur le sable, les yeux noyés par la marée. Il sentit des picotements dans ses doigts. L'écriture le démangeait. Il avait besoin d'écrire toutes ces visions qu'elle faisait naître en lui.
Lui aussi aimait l'océan. Lui aussi avait passé des heures à le contempler, charmé par l'immensité écumeuse.
— Et puis, poursuivit-elle un peu honteuse, cela va peut-être te faire rire... Mais j'aimerais apprendre à surfer.
Il lui jeta un coup d'œil étonné.
— Pourquoi penses-tu que ça devrait me faire rire ?
— Pour rien... C'est juste que la dernière fois que j'en ai parlé, mon entourage s'est moqué de moi. De la difficulté de cette activité. De ma maladresse...
— Je trouve que c'est une super idée. Tu as raison de vouloir apprendre !
Ce fut au tour de Wes d'être happé par ses pensées.
Le surf... C'était une des choses qu'il préférait au monde. Se laisser glisser sur l'eau, sentir le goût salé de l'océan dans sa bouche. Attendre la vague parfaite et réussir à la prendre.
L'entendre parler de surf avait réveillé un manque en lui.
Après tout, j'ai quelques semaines de vacances devant moi, songea-t-il. Pourquoi je ne l'accompagnerais pas au bord de l'océan ?
Wes fronça les sourcils en pensant au mot « vacances ». Il n'était pas certain que ses amis percevaient son escapade de cette manière...
Plutôt une fuite.
Ils doivent être en train de me maudire, se dit-il avec amertume.
Lilith s'assit en tailleur par terre, face à l'œuvre gigantesque. Et ce mouvement de sa part ramena le jeune homme à l'instant présent.
A l'instant présent et à la possibilité de retourner au bord de l'océan.
Il avait tellement envie de surfer.
Il étouffa la petite voix narquoise qui résonnait dans sa tête. Celle qui lui susurrait qu'il avait surtout envie de rester avec elle. Celle qui lui murmurait qu'il n'était pas encore prêt à la laisser partir. Pas encore prêt à accepter qu'elle suive son propre chemin, alors qu'il venait tout juste de la rencontrer.
— Comment as-tu prévu de t'y rendre ? lui demanda-t-il.
Le rire clair de Lilith s'éleva dans l'air matinal.
— Je ne prévois jamais rien... ou presque, lui avoua-t-elle. Helen doit passer me prendre vers midi et me déposer à Quemado. J'aviserai à ce moment-là. En train ? En bus ? En stop ? On verra bien...
— Et pourquoi pas en van ?
Elle le sonda, interdite. Alors Wes lui proposa de la conduire jusqu'à l'océan. Il lui expliqua qu'il connaissait des spots sympa pour surfer entre San Diego et Los Angeles.
— Et si tu veux, conclut-il, je peux même t'enseigner les rudiments du surf.
Il attendit sa réponse, presque en apnée, son cœur battant au rythme de l'hésitation de la jeune femme. Il attendit, ne sachant pas s'il survivrait à un refus de sa part. Il avait l'impression qu'un simple « non » prononcé par ses lèvres pourrait faire voler son monde en éclats.
Ce mot avait le pouvoir de faire vriller son univers.
Lilith le fixa un long moment, arborant cette expression indéchiffrable qu'il avait déjà surpris sur son visage.
— C'est d'accord, finit-elle par dire avec douceur.
— Alors, n'attendons pas plus longtemps ! On a une dizaine d'heures de route devant nous.
— Oui. Il faut juste que je laisse un mot à Helen pour lui expliquer. Je ne voudrais pas qu'elle s'inquiète.
Wes acquiesça et la suivit à l'intérieur de la cabane en rondins pour récupérer ses affaires. Lilith écrivit une note à la hâte dans son carnet et déchira la feuille. Elle la déposa sur la table et la cala sous un briquet. Après un moment d'hésitation, il la vit arracher une seconde feuille et l'ajouter à la première.
La curiosité le poussa à y jeter un coup d'œil discret.
Des haïkus.
Voilà ce qu'elle laissait en cadeau à celle qui l'avait accueillie. Des poèmes en anglais et en français. Wes saisit des bribes de ces petits textes.
Des vers orageux. De la musique de tempête.
— On y va ? demanda Lilith, la main déjà sur la poignée.
Wes lui sourit et la suivit.
Il la suivit, attiré par l'orage qu'elle suscitait en lui. Comme si l'unique manière de se trouver dans l'œil du cyclone était de rester près d'elle.
Et, quand il referma la porte derrière lui, toute trace de leur passage avait disparu.
Seules restaient deux petites feuilles blanches sur la table.
Deux petits papiers gardés par un briquet rouge.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top