After the storm, you were here
Un soir de tempête, quelque part au bord de la mer. Les vagues peuvent pour une fois prouver leur supériorité face aux falaises et aux grands rochers noirs qui se dressent, sévères et imperturbables. Ils n'admettent pas leur défaite, seulement provisoire. Comme si tous les éléments s'étaient concertés, la pluie, le vent et les énormes nuages tourmentés forment un brouillard épais sur cette petite ville côtière, qui paraît désertée sous l'assaut du ciel.
Mais en réalité, on peut voir une petite silhouette ballottée par les bourrasques qui marche sur le trottoir de la rue principale. Accrochée comme si sa vie en dépendait à un grand parapluie noir qui paraît doué de vie et manque à chaque seconde de l'entraîner contre un mur ou sur la route, elle marche doucement, frêle et courbée. Elle n'a pas de genre, pas d'identité, elle est juste la petite silhouette de la tempête, aux cheveux artificiellement gris et aux joues trempées. Mais pour ce détail la pluie n'est pas en cause, ainsi la tempête extérieure répond à celle qui agite son cœur douloureux et son esprit en vrac. Finalement le vent peut bien l'emporter, plus rien n'importe désormais. Son monde s'est écroulé, il ne reste plus une miette d'espoir, et maintenant elle ne sait même plus où aller.
Mais c'est sans compter sur cette porte qui s'ouvre, laissant apparaître une autre silhouette, vêtue d'un ciré jaune qui détonne dans la grisaille ambiante. C'est un jeune homme, trop jeune peut-être pour habiter dans un village comme celui-ci, pour le moins éloigné de tout grand centre. Il est sorti caler ses volets pour éviter qu'ils ne s'envolent, ça lui est arrivé une fois et il a dû attendre beaucoup trop longtemps avant de dormir à nouveau sereinement avec des volets neufs. Mais en se tournant pour fermer sa porte il aperçoit au loin notre silhouette. Il aurait pu simplement l'étudier vaguement avant de retourner à sa tâche, mais son instinct lui dit qu'il a tout intérêt à prolonger son observation, et effectivement il la voit tituber, malmenée par le vent turbulent qui se joue de sa faiblesse, insensible souffle qui la glace jusqu'aux os.
Il ne réfléchit même pas avant de se lancer, contrant les bourrasques par ses grandes enjambées, tout droit vers ce tout petit gabarit qui faillit encore une fois trébucher quand son parapluie manque de se retourner. Ce dernier avance tête baissée, si bien qu'il ne voit pas l'éclaboussure dorée devant lui qui vient à sa rencontre. Ses fines jambes déjà éprouvées par son errance et par les éléments le lâchent alors qu'il bute sur une portion de trottoir inégal, tombant sur le bitume trempé en laissant échapper son maigre rempart contre la pluie battante qui s'envole immédiatement, comme une créature vivante éprise de liberté. Peu importe pour la petite silhouette désormais au sol, elle ne sent ni les égratignures à ses genoux, ni la perte de son parapluie. Elle n'a qu'à rester là, sous la pluie et le vent, et laisser les larmes du ciel laver les siennes.
Avec le concert de la tempête elle n'a pas entendu l'autre arriver, et pourtant voilà une main qui se tend devant son visage, tandis que la pluie arrête de s'abattre sur son dos déjà trempé. Son parapluie est tendu sur son corps recroquevillé, et lorsqu'elle relève la tête elle tombe sur un visage presque juvénile, un bouton de fleur commençant à peine à éclore. C'est un jeune homme, et elle voit immédiatement qu'il ne sait pas comment se comporter face à sa posture pathétique, comme le montre le décalage entre son sourire qu'il pense rassurant et l'inquiétude qui danse dans ses yeux.
« Ça va monsieur, vous ne vous êtes pas fait mal ? »
Cette phrase aurait pu sonner comme un petit bout de compassion, mais criée pour combattre le vent qui hurle elle perd tout son timbre, toute son identité. Les mots s'envolent, perdent leur signification, et l'homme au sol ne réagit pas au fait qu'il l'ait appelé monsieur. Et pourtant c'est la première fois qu'on le nomme ainsi. D'habitude on fait plutôt des remarques sur sa minceur féminine ou sur ses mains si froides quand on les serre. D'ailleurs cette dextre fine et pâle se tend pour attraper celle forte et bien bâtie de l'autre, et il le hisse sans effort sur ses jambes tremblantes, le tout en maintenant le parapluie au dessus de leur tête.
Il n'a pas envie que sa main le lâche, et pourtant elle s'en va, et le voilà de nouveau debout, tremblant, trempé, esseulé. Il ne sait pas quel tête il doit avoir, dans l'esprit de son sauveur la comparaison avec un chaton mouillé s'impose, mais lui ne s'en doute pas et essuie nerveusement une goutte dégoulinant sur sa joue, geste anodin qui réveille pourtant ses larmes. Il voit les yeux du jeune homme au ciré jaune s'agrandir en le voyant se mettre à pleurer, et soudainement il se retrouve contre une large poitrine, la joue contre la toile cirée. Il est plus grand que lui, mieux bâti aussi. Et même à travers la pluie, et son habit de soleil, il sent une odeur de lessive.
« Faut pas pleurer mon petit monsieur, venez on va se mettre à l'abri »
Mon petit monsieur. Comme s'il parlait affectueusement à un vénérable grand-père, comme à un membre de sa famille. C'est peut-être seulement une impression produite par son esprit, mais la tempête semble s'être calmée un peu alors que l'inconnu l'a littéralement pris sous son aile, le calant sous son bras, toujours sans lâcher le parapluie. Exploit quand on pense que lui-même manquait d'être entraîné avec à chaque arrivée inopinée des rafales de vent.
Il est ensuite entraîné devant, à travers le rideau de pluie. Mais il ne craint plus rien, car le soleil est à ses côtés, ses grandes enjambées mesurant presque le double des siennes. Il le porte plus qu'il ne le laisse marcher, il est dans une sorte d'hébétude, la bouche entrouverte et les sensations étrangement assourdies. Comme dans un rêve il arrive devant une jolie porte à la peinture bleue pourtant écaillée mais ornée de délicates gravures, il voit son sauveur sortir un trousseau de clés et en un instant il se retrouve dans un vestibule sombre, une odeur de bois envahissant ses narines.
« Eh ben vous êtes pas qu'à moitié trempé vous, et puis vous devez être gelé, je vous prête ma douche vous ne ferez pas un pas de plus dans cette maison avant d'être au chaud et au sec ! »
Ce ton sans filtre, ce sourire qui flotte dans sa voix, tout ça le berce comme une mère aimante après un cauchemar. Il préfère ne plus penser à rien tandis qu'il suit le jeune accueillant vers un escalier en bois grinçant, patiné par le temps qui passe. Il n'a pas le temps d'observer le rez-de-chaussée que déjà il gravit les marches sombres, et en quelques enjambées pour son guide (un tout petit peu plus pour lui) il se retrouve dans une petite salle de bains sans prétention, aux traces de dentifrice sur la porcelaine du lavabo et à l'enfilade de bouteilles de savon colorées dans le bac de douche.
« Je vais tout de suite vous chercher des vêtements secs et une serviette, vous me donnerez vos vêtements mouillés quand vous aurez fini je vais les sécher »
Et sans un mot de plus, le voilà reparti. Curieux de se savoir là, en plein dans l'intimité de quelqu'un dont on ne connaît même pas le nom. Seul réside son odeur de lessive, et son sourire. Rien que l'attention que le jeune homme trempé reçoit le réchauffe quelque peu. Il essaie de deviner l'identité de son sauveur en contemplant le rasoir, la crème de soin, la brosse à dents bleue et le dentifrice spécial dents sensibles sagement alignées sur le rebord du lavabo. Finalement à part esquisser un portrait d'un jeune homme à la peau douce et aux dents qui craignent le froid, ça ne l'avance pas à grand-chose. Mais il s'agit d'occuper son esprit, de le remplir des choses les plus futiles pour que les horreurs passées n'aient plus la place de perdurer.
L'inconnu revient, une pile de vêtements sombres dans une main, une grande serviette verte dans l'autre. Il babille comme quoi il a pris les plus petits vêtements qu'il a pu trouver parce que quand même c'est incroyable comme l'autre est minuscule mais que ça risque quand même d'être trop grand alors il s'excuse d'avance, puis il indique quelques évidences comme là où se trouve la douche, le savon, le shampoing.
« Merci »
Ce simple mot a don de le faire taire, et c'est presque comme s'il se rend juste compte à cet instant précis de qui se tient en face de lui. Un être brisé, une silhouette de pluie et d'écume, mais un être humain tout de même qui vient de le remercier d'une voix rauque, fissurée par ses précédents sanglots. Soudainement le voilà plus timide, presque rosissant face à la présence tout compte fait intimidante de cet homme dont il ne sait rien. Il s'incline alors très bas, et se retire à toute vitesse pour lui laisser son intimité.
Celui qui est resté dans la salle de bains ne met pas très longtemps à se débarrasser de ses habits gorgés de tristesse céleste qui le glacent jusqu'aux os. Il évite le reflet de son corps trop pâle et trop fin dans la glace au dessus du lavabo, histoire d'oublier au mieux les tâches purpurines qui tracent un chemin hasardeux de ses clavicules à son bas-ventre. Il tente de se persuader que ne plus les voir c'est renier leur existence. L'eau est brûlante sur sa peau gelée, mais il apprécie cette douleur piquante, il se blottit dans cette eau qui le réchauffe tout entier, corps et âme. Il prend également le temps de sentir un à un chaque gel douche, choisissant avec soin la fragrance qu'il allait déposer sur son épiderme. Son choix porté sur un flacon vert mentionnant avec force de couleurs et de motifs une odeur de pomme verte, rébellion intérieure contre la personne qu'il tente de toutes ses forces d'occulter de ses pensées depuis qu'il erre sur la route.
Elle détestait la pomme.
Finalement il revient à ses sens, pense qu'il monopolise l'eau chaude depuis trop longtemps déjà, et sort rapidement, frissonnant lorsque l'air froid de la salle de bains frappe sa peau rougie par le jet d'eau. Il s'enroule dans la serviette, se délectant du parfum de lessive qu'il sent également sur le tissu. Les vêtements sont bien trop grands, comme prévu. C'en est presque risible, cette façon qu'à ce pull épais de descendre sur son épaule et de flotter comme une voile de bateau autour de son corps. Il serre les cordons du jogging à leur maximum mais même comme cela, il menace à tout moment de dégringoler, peu retenu par ses hanches saillantes.
C'est marrant tout de même, pense-t-il, de mettre les vêtements de quelqu'un d'autre. Ainsi il a l'impression de se rendre encore plus compte des différences qui les séparent de manière morphologique. Et puis enfiler ces pièces de tissu c'est un peu comme se glisser dans la vie d'un autre. Qu'à-t-il fait avec ce pull vert sapin et avec ce jogging gris ? A-t-il contemplé la personne qu'il aime ? A-t-il été immortalisé sur une photo de famille ? A-t-il cuisiné son plat préféré ? Ce ne sont que des vêtements sans prétention, et pourtant ils renferment force de souvenirs, et le jeune homme aux cheveux encore mouillés entoure sa poitrine de ses bras, comme pour mieux sentir les souvenirs accrochés à la fibre du tissu.
Un léger bruit le sort de ses pensées, son hôte toque discrètement à la porte et lorsqu'il répond, sa voix enrouée le surprenant lui-même, sa tête passe timidement par l'encadrement, lui demandant s'il a fini. Un sourire lui répond, et il se surprend à penser que celui qu'il a accueilli est vraiment beau, encore plus alors qu'il n'est plus qu'une silhouette esseulée en proie aux éléments. C'est vrai qu'elle a eu quelque chose de dramatique cette rencontre, dans le sens théâtral du terme, ce concours de circonstances presque irréel qui les a fait se trouver.
Quelques instants plus tard, les voilà installés tous deux dans le salon de la petite maison, le ronronnement du sèche-linge en fond sonore et deux thés brûlants sur la petite table en bois. Dans l'air flottent des effluves de peinture qui viennent du petit atelier placé devant la baie vitrée, face à l'océan déchaîné, ainsi que de thé à la cannelle, qui fume dans la tasse en grès. Le silence n'est pas lourd, quoiqu'une tension est définitivement présente. Après tout ils sont des inconnus l'un pour l'autre, et passé son acte de sauvetage le propriétaire de l'endroit est devenu bien plus timide, plus hésitant quant à ses paroles bravaches et à ses gestes spontanés. Il ne peut pas se mentir, la lueur brisée dans les yeux de son vis-à-vis lui a fait peur.
« Je ne te demande pas ce que tu faisais dehors par ce temps, je pense que t'as pas envie d'en parler. Mais on peut peut-être commencer par se présenter, vu que je ne vais pas te laisser repartir avant que la tempête se soit calmée. Moi c'est Jeon Jungkook, j'ai vingt ans depuis quelques jours, mais vraiment littéralement ! J'ai encore des restes de gâteau d'anniversaire dans mon frigo, ma famille est venue et elle avait vraiment vu grand quant à la taille du truc ! »
Son enthousiasme amuse l'autre, qui serre doucement la main tendue de son cadet, appréciant la chaleur de ces doigts qui enveloppent complètement les siens. Il ne s'y est pas trompé, c'est bien le soleil qui l'a recueilli dans sa demeure.
« Enchanté Jungkook, moi c'est Min yoongi et j'ai vingt-quatre ans. Et je te remercie d'emblée de m'accueillir ici, de me prêter des habits et ta douche, de me faire un thé, c'est vraiment gentil de ta part...
- Oh et mais pas besoin de me remercier c'est normal ! Je n'allais pas te laisser dans la tourmente tout de même. »
Un silence confortable s'ensuit. Celui qui frissonne prend sa tasse entre ses doigts glacés, sentant une goutte d'eau venant de ses cheveux fraîchement lavés dégouliner dans son cou, traçant son chemin jusqu'à l'encolure du pull qu'il porte. Jungkook le regarde, essayant probablement de deviner pourquoi il pleurait. Ce garçon paraît curieux, ses grands yeux noisette parcourant sa stature frêle recroquevillée dans le vieux canapé, et il est certain qu'il devra lui dire quelque chose, n'importe quoi pour qu'il fasse taire les questions muettes qui trottent dans ses yeux.
Pour échapper au regard inquisiteur sans l'intention de l'être Yoongi promène ses propres orbes sur le petit salon. Tous les meubles paraissent être comme lui des pièces rapportées, de la table basse en bois flotté et en planches qui semblent provenir tout droit de la coque d'un bateau aux étagères en métal brossé tout en passant par la vénérable bibliothèque qui a du en voir défiler des ouvrages durant son existence. Le logis est confortable et garde pourtant cette atmosphère vivante, cette étincelle énergique qui fait que même les napperons sous les vieux vases semblent dans l'air du temps.
« Tu sais, je trouve que tu as des traits magnifiques. Ne te formalise pas de mes paroles directes s'il te plaît, reprend Jungkook en voyant le délicieux rosé qui teinte les pommettes de son aîné à ses paroles flatteuses. Je suis un artiste solitaire, je n'ai pas vraiment l'habitude de retenir mes pensées lorsqu'elles ont décidé de s'émanciper, et puis il y a peu souvent quelqu'un d'autre que moi pour les écouter.
- Eh bien... merci, je suppose ?
- Attention je vais me sentir obligé de continuer à te complimenter si cela provoque de si jolies rougeurs sur tes joues. »
C'est un fait, Yoongi rougit facilement. Et Jungkook a pu le déceler très rapidement, et le voilà qui plaisante comme s'ils se connaissaient depuis toujours. C'est un sentiment inhabituel mais qui est loin d'être désagréable. Alors pour prolonger la magie le plus vieux se laisse entraîner vers les chevalets et la mer déchaînée derrière la vitre, et consent même à poser, son thé toujours dans les mains, regard vers l'orage et air pensif. Et cela dure pendant un petit moment, le plus jeune noircissant des feuilles et des feuilles de traits délicats, de yeux étirés à l'air félin, de lignes bien faites mais aucune larme.
Finalement la séance prend fin, et l'atmosphère s'est détendue comme s'ils avaient discuté sans discontinuer pendant tout ce temps. Jungkook met de la musique, un vieux rock qui crépite un peu sur la vieille chaîne stéréo, et parvient même à arracher un sourire à Yoongi en effectuant quelques pas de danse maladroits. Mais il n'en a pas fini, puisqu'il déclare que le rock ça se danse à deux et tend une main au jeune homme toujours posté sur son tabouret, l'invitant à venir le rejoindre sur la piste de danse improvisée.
Au départ il refuse, secouant doucement la tête, marmonnant qu'il ne sait pas danser, qu'il va se rendre ridicule, mais l'autre balaie ses protestations en lui prenant le poignet et en le tirant vers lui, manquant de le faire entrer en collision avec sa poitrine. Il sent son aîné se tendre et le lâche, conscient qu'il a sûrement agi comme à son habitude de manière impulsive. Après tout il y a un couple d'heures ils n'étaient que des inconnus qui ne s'étaient jamais croisés, et là il avait forcé un rapprochement physique. La musique enjouée paraît soudainement bien fade.
Mais les accords reprennent leur danse éphémère lorsque les doigts fins de l'aîné reviennent délicatement entourer sa main, tandis que leurs regards se croisent, électricité dans l'air. Tant de choses se passent en cet instant que si leur vie avait été un film une voix off aurait dû faire un arrêt sur image pour tout décrire bien comme il faut les sentiments qui voyagent de l'un à l'autre, des choses qui se disent dans le silence, des hurlements dans le vide et des larmes qui n'ont pas encore coulé.
Et puis les corps se meuvent, et les voilà dansant, sûrement pas comme il faut, sûrement pas en rythme, mais qui est là pour juger à part la tempête qui épie à la fenêtre. Elle n'a plus d'emprise sur eux, et disparaît même complètement de leurs esprits lorsqu'ils s'effondrent tous deux sur le canapé, hilares et essoufflés, leurs épaules se touchant. C'est avec une accalmie musicale qu'ils reprennent à boire, mais cette fois des bières poussiéreuses que Jungkook a dégoté dans son cellier. Ils sirotent la boisson avec des accords mineurs, mais l'humeur n'est plus aussi lourde. Avec une danse c'est comme s'ils avaient partagé une vie, le nouveau silence est apaisant et apaisé.
« Comment est-ce que tu t'es retrouvé dans ce village à peindre la mer ? »
L'alcool délie la langue du plus âgé, détend son allure également. Il est confortablement accoudé sur le canapé moelleux, caressant le cuir craquelé en attendant la réponse du plus jeune qui avale la moitié de sa bière en une goulée, poussant un soupir de satisfaction en sentant l'amertume titiller ses papilles gustatives. Il ne pense jamais à boire seul, alors il plus ou moins avait oublié l'existence de ces bières jusqu'à ce soir.
« Que je te prévienne tout de suite, on est très loin de l'histoire du petit garçon artiste depuis toujours. Pour être honnête, ça fait vraiment très peu de temps à l'échelle de ma courte vie que je m'intéresse à la peinture et à tous ces machins manuels. J'étais un gosse scientifique moi tu vois, toujours à tout observer à la loupe. J'avais l'atelier pour faire les volcans, pour fabriquer des cristaux, pour élever des fourmis entre deux plaques de verre, tous ces trucs qui m'ont conduit, roulement de tambour, à des études scientifiques. Et puis un jour j'étais au bord de la mer, pour des vacances je crois, et la vue était sublime. Le soleil se couchait, formant des teintes inédites dans le ciel, la mer était légèrement agitée, baignée elle aussi de couleurs solaires. Je ne suis pas particulièrement émotif mais tu vois ça m'a donné les larmes, les vraies, mais je n'avais rien sur moi pour prendre des photos. Et alors que je vivais un moment intensément émotif, j'ai vu un peu plus bas un peintre, avec l'air d'être aussi vieux que les rochers qui l'entouraient. Pour le cartésien que j'ai toujours été ce moment reste encore aujourd'hui entièrement inexpliqué, parce que tu vois en regardant sa toile, décorée d'or et de nuit, d'écume et de nuages, j'ai eu une révélation. Une épiphanie même, enfin je crois que ça se dit comme ça. Il fallait que j'arrive à capturer la même beauté, toutes ces études entourées de formules, de molécules et d'échantillons paraissaient soudainement bien dérisoires. En rentrant ce soir-là j'étais comme transfiguré, comme les personnes qui trouvent leur vocation ecclésiastique, sauf que mon dieu à moi allait devenir l'océan, ma croix mes pinceaux et mes toiles, et ma robe de bure mes chemises éclaboussées. Le lendemain j'ai claqué la moitié de mes économies dans un chevalet, quelques tubes de peinture et quelques pinceaux, et j'ai commencé à peindre. J'avais l'impression de découvrir un tout nouveau monde, soudainement tout n'était plus ordonné par des formules ou des théorèmes, je progressais en terrain instable et inconstant où une couleur sublime un jour peut te sembler hideuse le lendemain et où j'avais tout à apprendre. Cette maison appartenait à mon grand-père paternel, il me l'a légué lorsqu'il est parti il y a un an. Je me souviens qu'étant petit nous venions ici, mais lui me terrifiait car il ne parlait presque jamais, se contentant de me fixer de son regard indéchiffrable. Maintenant tout me paraît clair, il a sûrement toujours su qu'il me léguerait cet endroit, mais ne savait pas encore ce que j'allais devenir. Tu peux t'en douter les relations avec ma famille ont été un peu houleuses si je puis dire après mon virage à trois cent quatre-vingt degrés. Mais grand-père était là lui, et il m'a soutenu. Et vivre ici me le rappelle chaque jour.
- C'est une très belle histoire Jungkook, ça ferait un super début de roman tu sais, marmonne Yoongi en posant sa joue contre l'accoudoir, le cou tordu dans une position peu naturelle pour continuer à observer le jeune homme agrippé à sa bière. Il paraît plus lumineux d'un seul coup, sa peau opaline semblant briller de l'intérieur.
- Ça j'en sais fichtrement rien, mais si tu le dis.. »
Il hésite à ajouter quelque chose, ça se sent. Après une histoire pareille une répartie est forcément attendue, un élément de sa vie à lui, histoire de compléter rien qu'un peu le puzzle de son existence. Mais ses traits se froissent, car en cherchant quelque chose à raconter il retombe forcément sur ses démons empoisonnés, qui lui serrent la gorge et lui rétrécissent la poitrine. Et ça, Jungkook le voit. Son visage paraît suivre chacun des détours qu'emprunte l'esprit de son aîné, et il tape soudainement sur ses cuisses en se relevant, un sourire rugissant dressé en bouclier contre l'impavide peur qui rampe et tente de s'infiltrer dans leur cocon.
« Peut-être qu'on a besoin d'un truc un peu plus fort que de la bière, qu'est-ce que tu en dis ? Mais avant on va dîner, je ne sais pas quelle heure il est mais ça me paraît être le moment approprié pour manger quelque chose. Des pâtes c'est bon ? »
Yoongi acquiesce en silence, les dernières gouttes de sa bière dévalant presque immédiatement son gosier soudainement asséché. L'accalmie semble s'être éloignée, et la raison de sa présence ici lui saute soudain à l'esprit, enfonçant ses griffes vicieuses dans son crâne pour y rester bien arrimée.
« Yoongi ! Viens m'aider à mettre la table. »
Se forcer à se lever, poser la bière sur la table basse, faire quelques pas pour rejoindre la petite cuisine, suivre des yeux les gestes de Jungkook qui lui indiquent où sont les choses, tout ça est indispensable s'il ne veut pas sombrer à nouveau. Et c'est alors qu'il pose les assiettes ébréchées sur la table aux carreaux écaillés que la lumière s'éteint. Au lieu de le paniquer la pénombre le calme, alors il s'assoit et prend de grandes inspirations, heureux d'avoir de nouveau un peu de répit. Mais sa respiration profonde inquiète son cadet, qui pose une main dans son dos en lui demandant si tout va bien. Et c'est comme s'il sentait chacun des doigts imprimer une marque au fer rouge sur sa peau, comme si cette chaleur le faisait fondre tout entier.
« Ne t'inquiète pas ça m'arrive souvent par temps mauvais, j'ai des tas de bougies un peu partout dans cette maison. Ne bouge pas. »
Il ne compte pas bouger. Il reste là, immobile, tentant de s'évaporer dans l'obscurité bienvenue. Très vite de petites étoiles prennent place ici et là, et le visage allongé par les ombres de Jungkook passe devant lui, murmurant un « coucou » étouffé. Le plus jeune allume tellement de bougies qu'on y voit presque comme si le luminaire fonctionnait. L'ambiance rendue est très particulière, comme suspendue hors du temps, et la sensation de perdition est si plaisante que Yoongi oublie tout ce qui a précédé son arrivée dans cette maison, y voyant une sorte de renaissance, un nouveau départ pour son âme tourmentée.
Les pâtes sont chaudes, grâce aux plaques alimentées par le gaz et non électriques ce qui aurait fichu en l'air leur petit dîner aux chandelles. L'aîné refuse d'y référer en ces termes dans son esprit, mais Jungkook en plaisante à voix haute. Ils arrosent le frugal repas de nouvelles bières, puis très vite une bouteille d'un alcool fort est déniché, poussiéreuse et dont l'odeur forte s'échappe dès que le bouchon saute, faisant presque s'étrangler Yoongi qui s'est penché pour humer le parfum étrange de plantes. Tout comme le repas a été plutôt animé les premières gorgées brûlantes imposent le silence, puis le doux murmure de leurs voix dont le volume a été inconsciemment baissé reprend, entrecoupé de gloussements au fur et à mesure que leurs langues se délient et que leurs joues rougissent, sans qu'ils puissent le voir.
Ils évoquent leurs enfances respectives, des souvenirs à l'odeur de sucreries et d'herbe fraîche, résonnant de cris de joie et de comptines enfantines, goûtant la barbe à papa qui fond sur la langue et les plats maternels. Tels des personnes d'un autre âge ils remontent le plus loin possible dans ces réminiscences, et le temps se suspend parfaitement alors qu'ils continuent de parler et de boire, une des mains de l'aîné emprisonnée dans celle de son cadet posée sur la table.
Il arrive pourtant un moment dans cette parenthèse en suspension où les bâillements remplacent les silences et parfois même les syllabes, et Jungkook en comprend le message implicite. Alors d'une démarche légèrement chancelante il se lève souffler les bougies, et sent sa peau frissonner lorsque Yoongi le suit, et commence lui aussi à faire disparaître les minuscules flammes. Main dans la main ils rejoignent ensuite le salon dans le noir complet en gloussant comme des mômes. Leur objectif est l'escalier, qu'ils finissent par monter au bout d'une dizaine de minutes d'efforts, et l'aîné se retrouve dans une pièce inconnue, entouré de l'odeur du plus jeune.
Blotti dans cette atmosphère réconfortante il se laisse tirer vers ce qui semble être un lit puis tomber droit dans des bras chauds et forts. Qu'est-ce qu'il aimerait que ces bras le protègent à vie de tout, de la vie qui lacère son cœur qu'il n'a jamais su endurcir ! C'est d'ailleurs le vœu qu'il formule, le sommeil et l'alcool embrumant son cerveau, avant de sombrer vers un monde où l'esprit s'exprime en images. Il est déjà trop loin pour sentir les lèvres sur ton front et les quelques mots de bénédiction articulés mollement contre sa peau légèrement humide.
Le crépuscule fait son apparition, débarrassé de sa couette de nuages le soleil semble bien prêt à se lever, et dans la maison silencieuse une silhouette s'agite, se débarrassant des habits inconnus comme d'une mue pour remettre ses propres affaires sèches à la senteur infiniment réconfortante. Extérieurement il est le même qui a pénétré sous ce toit, le cœur en miettes et les yeux noyés, mais intérieurement il sent quelque chose. Une chaleur, si infime soit-elle, qui ne le quittera plus, il en est certain. Désormais il doit repartir sur les routes, et vivre, vivre si fort, vivre comme il n'a jamais osé le faire.
Mais il ne peut se résoudre à quitter les lieux une fois ses maigres possessions rassemblées sans repasser voir le jeune homme qui dort paisiblement, inconscient d'avoir sauvé une vie ce soir-là. Ses cheveux sombres s'étalent sur l'oreiller et sur son front, son corps paraît immense même recroquevillé sur le côté, et le jeune homme debout sourit, car il contemple son ange gardien. Doucement il se penche, silencieusement, presque au ralenti, et effleure les lèvres entrouvertes des siennes, plume de promesses qui s'évapore dans le ciel aux couleurs flamboyantes tandis que sa frêle gabarit s'aventure sur les routes encore trempées, témoins de la tempête qui a fait rage et qui s'en est allée elle aussi.
Deux ans sont passés. L'été fait timidement son entrée tandis qu'à l'entrée d'un grand bâtiment de verre et de béton blanc un jeune homme en bras de chemise fait les cent pas sur le pavillon. A son bras pend un grand parapluie noir qui se balance au fil de ses pas, car aujourd'hui on avait annoncé la pluie, mais elle n'avait pas pris la peine de se déplacer, alors il se sent un peu ridicule, mais peu importe. A l'intérieur quelques personnes s'affairent à peaufiner chaque détail, remettant ici un écriteau un peu de travers, finissant de garnir le buffet léger censé donner envie aux visiteurs de rester plus longtemps. Malheureusement on vit des temps où l'art n'attire pas autant que la nourriture, c'est du moins ce que pense l'artiste dont on inaugure aujourd'hui la première exposition complète. Il a même eu droit à un article dans la presse régionale, et une visite d'un vieux journaliste à l'air revêche dans son havre de paix.
Sa présentation lui revient en tête et il étouffe un gémissement léger devant l'angoisse qui monte dans son esprit. Le fruit de mois de labeur est enfin là prêt à être dévoré des yeux par les passants et pour lui c'est comme une naissance, celle de son art au monde, et une mort, celle de son processus créatif. Et pourtant malgré sa nervosité il parvient à aligner les quelques lignes préparées par le galeriste qui héberge ses toiles sans bégayer, et la foule plus que conséquente s'éparpille peu à peu dans le grand espace, bavardant à l'envi des toiles exposées. Quant à l'artiste un peu plus tranquille il se balade à grandes enjambées en attrapant au vol quelques remarques appréciatives sur son art. Mais il entend également des questions, une question en réalité, roulant dans l'espace d'exposition comme des vagues sans fin. Qui est cette silhouette fine et sombre qui se retrouve dans chacun de ces tableaux ?
Doucement il sourit et s'éclipse avant qu'on lui la pose directement, car cette petite ombre, ce regard félin et ses mains pâles appartiennent au flou de sa mémoire, il les a précieusement conservé dans cet écrin et ne s'en est jamais séparé, depuis le jour où il s'est réveillé seul dans ce lit jusqu'à cette exposition en passant par les toiles qu'il peignait frénétiquement et les croquis qu'il contemplait avidement, jamais rassasié. D'ailleurs, la pluie n'est pas venue, mais elle a cédé la place à quelqu'un d'autre. Car tout au fond, devant le plus grand tableau, un homme se tient seul, droit, la tête relevée et le corps immobile. Et Jungkook aurait pu le reconnaître entre mille, c'est comme si au fond de lui il était intimement convaincu que leurs chemins allaient se recroiser. Doucement il s'approche, jusqu'à s'arrêter juste à côté de son aîné, le regard fixé sur sa toile et un sourire tirant sur ses joues.
L'atmosphère semble se réchauffer tandis que le silence entre eux se fait communicatif, leurs émotions respectives leur sautant à la gorge. Et c'est la main toujours aussi fine du plus petit qui vient doucement agripper les doigts de l'artiste, y exerçant une simple pression, histoire de lui dire que non, ce n'est pas un rêve. Ils restent alors ainsi un bon moment, leurs doigts enlacés et l'infini s'étalant devant eux.
Le soir-même ils se rendent chez l'artiste, essayant désespérément de rattraper les baisers, les étreintes perdues. Entre deux respirations ils tentent tant bien que mal de faire rentrer deux ans de vie séparés dans leur petit instant d'éternité. Le long chemin de Yoongi pour se remettre de son agression par sa copine et ses amies, un soir où elles avaient bu et que leurs ongles s'étaient transformés en griffes, son humiliation au poste de police alors qu'on lui avait ri au nez pour vouloir porter plainte de manière si « féminine ». Parce que c'est bien connu, ce sont les mâles virils qui violent les femelles, et pas l'inverse, cela serait absurde. Ses séjours par monts et par vaux, pour oublier, et ce baiser volé au creux de ses lèvres, encore et toujours, et cette chaleur dans la poitrine qui lui a permis de remonter la pente. Et désormais il est arrivé au sommet, les bras nus de Jungkook l'enveloppant tout entier, lui confirmant que oui, il vit.
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Bonsoir à tous,
j'ai l'impression que ça fait une éternité que je n'ai rien posté de nouveau. Cet os est spécial car déjà il concerne un pairing parmi mes préférés, et puis il contient des thèmes peu abordés mais qui me tiennent à cœur. Sincèrement, c'est l'un de mes préférés.
Je ne sais pas vraiment quoi dire je m'attends à ce que cet os rencontre moins de succès, parce que ouais pas de Taekook, mais que voulez-vous c'est la loi de wattpad. Pour ceux qui ont lu n'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé, j'avoue l'apprécier particulièrement celui-là, et également de traiter des sujets graves de manière suggérée. Un jour on m'a dit que j'étais la reine du fluff, mais que je cachais autre chose de bien plus sombre derrière cette écriture "légère" (Margot quand tu auras internet tu te reconnaîtras). C'est exactement ce que j'ai voulu montrer ici.
Des bisous, je vous aime,
Alex.
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