CHAPITRE XXI - Tessa


De longues secondes passent. Silencieuses, lourdes, écrasantes.

Mes membres se tétanisent un à un.

Le climat qu'il instaure est comparable à la morsure d'un froid glacial. Ne me sentant pas du tout à mon aise, mes doigts se crispent à outrance sur la clé toujours en ma possession. Devant ma mine désemparée, ses lèvres se retroussent un peu plus tandis qu'il s'adosse à son siège en cuir, les deux mains jointes derrière sa tête. Son geste a pour mérite de faire ressortir la musculature conséquente de ses bras.

Il lâche un profond soupire.

—Et ça plonge tête la première dans l'antre du loup pour une personne qu'au final, tu connais à peine, ricane-t-il.

Une voix grave, rocailleuse et calme, accompagnée d'un léger accent aux consonances hispaniques.

Malgré la crainte, mes sourcils se froncent en riposte à sa phrase bourrée de jugements.

—Dis-moi, continue-t-il sur le même ton, tu ne serais pas un peu naïve, par hasard ?

Je n'aime pas du tout sa formulation et encore moins ses insinuations. Mes poings se serrent, ma mâchoire se contracte. L'attitude ridicule que je dois renvoyer semble l'amuser car son sourire s'élargit, laissant percevoir ses dents d'un blanc immaculé.

—Vous ne me connaissez pas, soufflé-je agacée.

—Non, c'est vrai. Mais je connais bien Cannon en revanche. Et je t'avoue que j'ai un peu de mal à comprendre ses intentions te concernant.

Du pied, il fait lentement pivoter son fauteuil de droite à gauche sans cesser de m'observer.

Ma patience est mise à rude épreuve. Elle déborde.

Je comble le vide qui nous sépare et pose ladite clé sans délicatesse sur le bois noble de son bureau. Mes paumes à plat sur ce dernier, je le fixe sans ciller.

En apparence.

Car au fond de moi je suis en panique totale.

Cet Isaac Barrosa ne donne pas l'impression d'agir sous l'impulsivité. La tête froide, il semble peser, calculer le moindre détail pouvant lui servir à mener à bien chaque action avant de passer à l'attaque.

Et c'est ça le plus terrifiant chez cet homme.

—Si vous le connaissez aussi bien que vous le prétendez, attaqué-je sans détourner mon regard du sien, vous devriez savoir qu'il y a une chose qui l'exècre par-dessus tout.

Il arque un sourcil moqueur.

—Ah oui ? Et laquelle, je te prie ?

—Les traîtres de votre espèce !

Un ange passe.

Les traits de son visage s'assombrissent. Ses yeux, quant à eux, se chargent d'une dangerosité sans égal.

Il ne bat même pas des cils.

Une lame acérée me traverse l'épine dorsale. Je recule d'un pas, me maudissant d'avoir formulé ces pensées à voix haute.

Au bout de plusieurs secondes interminables et dans un calme étrange, il dénoue ses doigts de derrière la tête, s'empare du dispositif usb puis se lève dans un silence religieux. La tension est à son comble. Le sang dans mes veines pulse à une vitesse tout simplement démente. Prise de panique, je recule encore, doucement, pendant qu'il contourne son bureau pour s'avancer dans ma direction.

—Un traître, tu dis ? murmure-t-il en avançant. Ma réputation me précède.

—Je... il vous fait confiance, articulé-je avec difficulté. Vous ne pouvez pas le laisser tomber !

Il effectue un dernier pas.

La distance entre nous est désormais dérisoire pour ne pas dire, inexistante. Sa taille est conséquente par apport à la mienne et je dois relever le visage pour ne pas rompre l'échange visuel.

—Sais-tu que j'ai déjà tué pour moins que ça, Tessa ? susurre-t-il, menaçant.

Une mèche capricieuse voile son regard noisette baissé sur moi, lui donnant un air encore plus sévère, plus noir, plus hostile.

Je ravale avec peine ma salive.

Ma peur est à son apogée.

L'air dans mes poumons se raréfie. Je peine à conserver un semblant d'aplomb. Avec une de mes mains, je tâte le mur derrière moi, cherche à l'aveugle la poignée de la porte. Je l'effleure, la touche presque.

Mais il est plus rapide.

Sans me quitter des yeux, ses doigts se referment sur les miens qu'il saisit d'un mouvement sec avant de me presser les phalanges.

Ma vie défile.

Ça y est, je vais mourir !

Je ferme les paupières et grimace.

Il se penche alors à mon oreille.

—Puis-je sortir de mon bureau ? Ou tu comptes me séquestrer avec ta lime à ongles ?

Hein ?

La peur mute en soulagement provisoire.

Je m'empresse d'acquiescer d'un mouvement du menton. Il délaisse ma main malmenée et me relâche.

—Gracias, chica.

Tout en massant mes doigts endoloris, je lui emboîte le pas dans le long couloir feutré emprunté un peu plus tôt. Debout et de dos, il est encore plus impressionnant. Sa musculature donne l'impression d'avoir été taillée à même la pierre. Une posture droite et franche, une sérénité feinte.

Cet homme en impose rien que par ce qu'il dégage.

—Par ici, m'indique-t-il sans se retourner.

Notre avancée n'est pas très longue.

Au même étage et quelques mètres plus loin, Barrosa s'arrête devant une cloison métallique. Après m'avoir adressé un bref regard par-dessus son épaule, il pianote une série de chiffres sur le panneau digital apposé au mur, sur sa droite. Un bip retenti et la porte coulisse, dévoilant une pièce éclairée uniquement par les divers ordinateurs qu'elle comporte.

Surprise, je balaye l'espace des yeux. Frappée par le nombre incalculable de matériel informatique dernier cris dispatchés sur une seule et même table.

—Jefe, dit une voix derrière les écrans.

Un homme se lève peu après puis s'avance vers nous.

D'une petite quarantaine d'années, les cheveux châtains et la silhouette un peu frêle, il vient saluer celui que je suppose être son patron d'une poignée de mains.

—Tiens, souffle Barrosa en lui donnant la clé usb. Jette-moi un œil là-dessus.

Ce dernier obéit sans tarder.

En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, il se réinstalle derrière ses ordinateurs, insère le dispositif et se met à survoler les touche d'un des claviers avec une dextérité évidente. Insondable, Isaac s'avance pour se positionner derrière lui. Les deux mains sur le dossier de son fauteuil et le regard penché sur l'écran.

Restée en retrait au centre de la pièce, j'observe les deux hommes en mordillant l'intérieur de mon pouce avec nervosité.

Au bout de plusieurs minutes, Barrosa se redresse et plonge les mains au fond de ses poches.

—Merci, Sebastian, soupire-t-il en se dirigeant vers la sortie. Tu peux y aller, chica.

—Quoi, c'est tout ?! l'intercepté-je en agrippant son coude alors qu'il passait à mes côtés comme si j'étais transparente.

Immobile, son regard mauvais passe à plusieurs reprises de ma main emprisonnant son bras à mon visage. Je le relâche aussitôt comme si sa peau avait la chaleur de la braise.

—Qu'est-ce qu'il y avait dedans ? Qu'est-ce que vous avez vu ? tenté-je malgré tout.

Son agacement est palpable, ça ne fait aucun doute. Mais il se contient.

—Rien de bien original. Trafic, corruption, détournements... répond-il blasé.

Mes pensées fusent.

D'après Ezra, cette clé a bien plus de valeur. Elle contient à elle seule des preuves compromettantes. Des preuves mettant à jour les agissements immondes pouvant faire tomber le directeur de la prison.

Ça n'a donc aucun sens.

La colère me gagne.

—Vous mentez !

Les yeux de Barrosa se plissent.

Durant quelques secondes, il me sonde avant qu'un rictus ourle la commissure de ses lèvres.

—Chica... commence-t-il d'une voix chargée de morgue. Rentre chez toi. Ça évitera des complications inutiles.

—Certainement pas !

Mon assurance est tout sauf réelle. Cependant, hors de question de me faire évincer de la sorte après tout ce que nous avons traversé, Cannon et moi.

Ma vie est un foutoir sans nom.

Otage. Ou fugitive ?

Mon travail que je risque de perdre.

Mes parents qui doivent mourir d'inquiétude.

Ray...

Est-ce la vérité ou simple manipulation de la part d'Ezra pour parvenir à ses fins ?

Toutes mes perspectives sont remises en question et ça me lamine le cœur.

—On n'est pas dans un roman. Dans la vraie vie y a pas de héros, seulement des victimes. Ce monde n'est pas pour toi, poursuit Barrosa. Reprends ta vie où tu l'as laissée et oublie tout ça.

Un rire amer s'échappe de ma gorge.

—Je crois pas, non... Dites-moi la vérité !

Mon ton sec a pour mérite de chasser son rictus arrogant. Toujours à ma hauteur, il fait claquer la langue sur son palais en guise d'exaspération.

La tournure de cet échange ne me plait pas du tout. Au contraire, elle me terrifie.

—Tu veux la vérité ? s'enquiert-il. Alors je vais te la donner.

Dominant dans sa posture, il me jauge avec dédain.

—Son seul et unique but est de se venger. Venger sa sœur, la venger de Miller. Et sûrement qu'à l'heure qu'il est, il est parti la rejoindre.

Une barre creuse mon front.

Je suis perdue.

—Et ce qu'il y a sur cette clé peut l'y aider, non ? Il m'a dit de vous la remettre, que vous seul sauriez quoi en faire !

Agacé, il roule des yeux après avoir balayé ma question d'un revers insensible de la main.

—J'ai les preuves, ouais. Comme lui les avait avant moi.

Devant ma mine interrogative, il enchaîne.

—Tu crois vraiment qu'il t'a attendue pour mettre ces informations au grand jour ?! gronde-t-il devant mon incompréhension légitime. Nan. Il voulait juste t'éloigner.

La bouche entrouverte et les yeux grands ouverts, je le scrute. Épluche chaque mot et chaque gestuelle afin de m'aiguiller.

—...

—La moitié des flics de ce pays sont corrompus, enchaîne-t-il en se collant à moi davantage. Ils sont mouillés jusqu'au cou. Des témoins silencieux sans scrupule qui ne vivent que d'argent sale et qui n'hésiterai pas une seule seconde à le descendre pour sauver leurs fesses. Lui... et toi aussi.

La dureté de ses mots, de la réalité m'atteint.

—Ils ne vont pas le coincer, hein ?

—Ils savent déjà où il se trouve. Tout comme lui, savait qu'il se jetait dans la gueule du loup en allant la retrouver. Je lui avais promis de venger sa sœur s'il n'était plus en mesure de le faire... Et c'est le cas. Je tiendrai ma parole.

Mon cœur se fracture.

—Son temps était compté. Il le savait, finit-il d'ajouter en reculant d'un pas.

La boule dans ma gorge grossit, remonte et finit par me brûler les yeux.

Je panique.

—Vous devez le sortir de là !

Le visage grave, il s'apprête à me répondre lorsque la sonnerie de son portable coupe court à notre discussion. Calé dans la poche arrière de jean, il s'en saisit, avise l'écran plusieurs secondes, indécis, puis le porte à son oreille.

—Barrosa, lance-t-il d'une voix sèche après avoir décroché.

Alors qu'il écoute son interlocuteur, je n'arrive pas à décrypter son regard posé sur moi de manière insistante.

—Pour toi, dit-il en me tendant le téléphone.

Étonnée mais aussi méfiante, mes yeux passent plusieurs fois du portable aux yeux d'Isaac.

Je finis par le prendre et à mon tour, le porte à hauteur de mon oreille.

—Euh... allô ?

Je distingue un ricanement familier à l'autre bout du fil.

—Comment va mon chaton préféré ?

—Ezra ! m'exclamé-je avec un soulagement non contenu. Je... où es-tu ? Est-ce que tout va bien ?!

Le criminel ricane de plus belle.

—Le climat de Vegas te fait bel effet, se moque-t-il, je ne nous pensais pas si intimes. Mais tu m'en vois ravi.

Si en temps normal son sarcasme et sa manière de manier les mots allégeaient mes émotions, là, il n'en ai rien. Bien au contraire.

—Me laisse pas...

Ma supplique sort dans un souffle.

Comment ces mots ont franchit la barrière de mes lèvres reste un mystère.

Je l'entends soupirer et un sanglot s'échappe de ma gorge.

—Tessa...

—Je suis en train de tomber amoureuse alors s'il te plaît, ne me rate pas. Rattrape-moi.

J'ose un timide regard vers Barrosa pendant que je prononce cette phrase. Celui-ci lève les yeux aux ciel.

Pas grave.

—Tu m'fais quoi, là ? questionne Cannon en raillant.

—Tu m'as mentis !

—Non. Je t'ai mise à l'abris.

Ma respiration est précaire, la réalité m'effraie.

Des sirènes se font entendre dans le combiné.

Des paroles au début inaudibles, du mouvement étouffé.

—On te tient, sale enculé....

Et l'appel qui se coupe.

Bip... bip... bip...

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