47. Cache-cache de secrets

Sur la route, j'explique à Thomas mon hypothèse à propos des raisons de l'enlèvement de Jonathan. Cette idée s'est construite petit à petit dans mon esprit à force de parler à Fickelman. J'ai bien vu qu'il n'était pas du genre à éliminer quelqu'un comme ça, c'est un joueur et un manipulateur. S'il fait quelque chose, il doit forcément avoir autre chose en retour, et faire du mal à Jonathan ne peut lui apporter que des problèmes. Ce devait donc être la seconde hypothèse. Celle que nous avons eu, Thomas et moi. Il a bien trop d'assurance et d'entreprises pour manquer d'argent. Donc je ne vois pas pourquoi il en demanderait plus. Surtout que cette prise d'otage a été un long coup à prévoir, et il ne serait pas donné tant de mal pour une valise pleine de billets. De fil en aiguille, et en suivant ma logique qui veut que Fickelman est un homme de pouvoir, déjà parce qu'il est enjeu économique important dans son domaine mais aussi parce qu'il veut accéder au sommet en ce qui concerne la politique, j'ai décrété qu'il devait être à la recherche de ce pouvoir.

Après l'explication entièrement détaillée de ma conversation avec Fickelman faite, Thomas me répond d'un simple hochement de tête. Puis, quelques instants s'étant écoulées, il ajoute :

— Maintenant qu'on sait qui l'a enlevé et pourquoi ils l'ont fait, qu'est-ce que tu proposes ?

— Les hommes qui ont enlevé Jonathan ne vont pas tarder à envoyer une lettre à Hale, s'ils ne l'ont pas déjà fait. Ça fait plusieurs jours maintenant qu'il a disparu et ça m'étonnerait qu'ils le questionnent très longtemps avant de faire appel à son père. Il faut qu'on empêche Georges Hale de faire quoi que ce soit. Tu as une idée de la manière dont on peut s'y prendre?

Thomas jette un coup d'œil rapide vers moi et tourne son regard vers la route, fronçant légèrement les sourcils.

— J'y réfléchirai.

J'espère bien. Parce que je ne veux pas être la seule à me creuser les méninges pour le coup. Georges Hale est constamment surveillé par la PPAE, pourtant il faut qu'on puisse l'approcher sans que ça fasse de bruit autour de nous. Et Thomas est celui de nous deux qui connais le mieux la PPAE et son fonctionnement. Il sait très bien comment ils marchent et je ne doute pas du fait qu'il connaisse leur point faible.

Il est dix-neuf heures, et ça fait maintenant plus d'une heure que nous roulons. Autant dire qu'il nous reste encore la moitié du chemin à faire pour arriver chez nous. Je suis crevée par cette journée qui a été beaucoup trop longue et pendant laquelle j'ai l'impression de ne pas avoir arrêté de courir. J'ai appris beaucoup de choses aujourd'hui. Depuis ce matin, chez Jonathan, avec Gloria, jusqu'à ce soir avec Fickelman. En fait, ce n'est peut-être pas qu'une impression. Je me suis déplacée dans trois coins complètement opposés pour recueillir trois témoignages différents. Cette image m'écrase encore plus au fond de mon siège et je sens mon corps mou en absence totale d'énergie. Le soleil se couche à l'horizon et laisse sa forte lumière orangée éblouir mes yeux brûlants de fatigue. Thomas a enfilé des lunettes de soleil pour pouvoir voir la route, mais je n'ai pas la chance d'en posséder sur moi, alors je me résous à la solution la plus simple. Je ferme les yeux et m'appuie la tête sur ma main, le coude posé contre la vitre. Je me laisse bercer par le bruit continu du moteur de la voiture et les mouvements de son avancée. Je sens chaque passage de vitesse, chaque freinage, j'ai l'image du volant qui tourne à droite ou à gauche quand mon corps lourd se penche d'un côté ou de l'autre. La radio n'émet aucune musique, même en fond, et Thomas ne décroche pas un mot. Outre le bruit de ce moteur, le silence est absolu.

***

Quand je me réveille, je m'aperçois que le soleil a bien entamé sa chute et la luminosité du jour s'est assombrie. Il me faut un moment pour me rappeler d'où je suis et ne pas me sentir totalement perdue, assise dans cette voiture. Je ne me suis même pas rendue compte que je m'endormais, et je n'ai pas vraiment l'habitude de le faire dans une voiture, surtout quand je n'ai pas de contrôle sur celui qui conduit. Je sens par l'absence totale de mouvements que la voiture est arrêtée. Le moteur est coupé et aucun autre bruit ne se fait entendre. Mon poignet droit, qui m'a soutenu la tête pendant un temps dont je n'ai pas pris conscience, me fait mal, et je suis obligée de le tordre et le bouger dans tous les sens pour qu'il reprenne vie. Je passe mes yeux encore à demi-clos sur le siège du conducteur, et c'est à ce moment-là que je m'aperçois qu'il n'y a personne à côté de moi. Cette surprise me réveille complètement et je me relève sur mon siège en regardant par la fenêtre pour identifier les lieux. Je suis dans une rue que je ne reconnaît pas, mais qui ne m'est pas entièrement inconnue. Mon regard scanne les alentours mais aucune trace de Thomas, ni de personne d'autre. Je baisse le pare-soleil pour vérifier qu'il n'y ait pas un quelconque mot de sa part, mais rien. Mes yeux tombent seulement sur le petit miroir qui y est incrusté. Je passe mes doigts sous mes yeux afin d'enlever le peu de mascara qui a coulé durant mon sommeil, et je remets vite le pare-soleil en place. Il faut que je sache où je suis, et où est passé Thomas.

Je sors de la voiture, me rendant compte sur le moment qu'elle n'est pas fermée à clef ce dont je n'avais pas vraiment pensé auparavant. Ça veut dire que son propriétaire ne doit pas être bien loin. Je fais quelques pas et ma mémoire visuelle m'aide à repérer les lieux. Oui, c'est ça... Je suis venue ici pour... Ma pensée se confirme quand j'arrive devant cette immense ouverture dans le mur de pierre, avec juste au-dessus, écrit à la peinture bleue en italique, le nom de ce fameux garage. C'était là que j'étais venue pour récupérer ma moto avec Thomas. Cela m'étonne qu'ils soient ouverts à cette heure-ci. Il doit être au moins ving theures si nous sommes bien arrivés dans notre petite ville. Mais ce qui m'étonne encore plus, c'est de voir le gérant parler très sérieusement avec le brun. Thomas est de dos et ne me voit pas. Je m'avance pour voir ce qu'il y a quand le regard du gérant tombe sur moi. Thomas a dû s'apercevoir que son attention a été détournée puisqu'il se retourne dans ma direction et fronce les sourcils en me voyant.

— Alice ? Qu'est-ce que tu fais là ?

Hum... En fait je voulais savoir combien c'était le prix d'une révision. Non mais il se fout de qui, là ? Je pourrais très bien lui retourner la question ! Si je suis là, c'est parce qu'il nous y a emmené. S'il pensait que j'allais restée sagement endormie pendant qu'il ferait ses affaires, c'est mal me connaître. J'ai un sixième sens qui détecte quand quelque chose de louche se passe.

— Eh bien, je ne sais pas. À toi de me le dire.

Il a l'air de chercher ses mots pendant deux ou trois secondes avant de me répondre :

— J'ai vu que tu étais endormie, et il fallait que je vienne les voir pour prendre de nouveaux pneus. Les miens sont fichus et ont failli crever sur la router à cause de leur superbe état pendant que tu roupillais.

Il se tourne de nouveau vers le gérant du garage et semble lui sourire de toutes ses dents. Un sourire qui me semble beaucoup trop faux de mon avis. Il lui attrape la main et la serre comme s'il avait fait un marché :

— Bon, eh bien merci beaucoup. J'attends votre livraison dans ce cas.

Non, apparemment ce n'était qu'une forme de politesse. Rien à voir avec un accord. Thomas me rejoins alors que je suis à peine entrée dans le garage, quand une deuxième tête brune sors du bureau d'à côté.

— Alice ! lance-t-il avec son sourire habituel. Que nous vaut ce plaisir ?

Je ne peux pas empêcher mes lèvres de s'étirer d'exaspération face à son trop plein d'assurance. Ça me ferait presque penser à quelqu'un d'autre qui se trouve en ce moment-même à côté de moi, faisant face à ces yeux verts. Sauf que celui-ci a plus l'occasion de me taper sur les nerfs.

— Raphaël ! m'exclame-je pour répondre à son enthousiasme.

Il sourit d'autant plus en voyant le ton forcé que j'ai pris. Il sait très bien que la bonne humeur n'est pas vraiment naturelle chez moi. Il m'a vite cernée parce que je ne me suis pas cachée quand je suis venue la dernière fois.

— J'accompagne seulement cette fois-ci. Et nous nous apprêtions à partir.

Je regarde Thomas pour lui faire comprendre mes intentions. Je ne crois pas qu'il ait envie de rester plus longtemps non plus. Il salut les deux personnes présentes dans le garage et se retourne vers la sortie pour rejoindre la voiture. Je veux le suivre mais Raphaël m'interpelle. Il se rapproche de moi, diminuant l'espace que j'avais créé en voulant m'en aller.

— C'est drôle, je pensais avoir écrit le bon numéro sur la carte. Je dois m'être trompé quelque part.

Il se met l'index et le pouce sur le menton et fais signe de réfléchir à ses mots.

— C'est drôle, je ne me rappelle pas avoir dit que ce numéro m'intéressait.

Je ne veux pas qu'il se fasse d'idée, alors comme je vois tout à fait le genre de mec qu'il est, je décide d'aller droit au but. Son ego en prend un coup une fois, et après il est guéri et peut se déchaîner sur une autre proie un peu plus faible.

— Oh ! La Miss serait-elle déjà prise par une autre personne ?

— Je n'ai besoin de personne, répondis-je du tac au tac.

Je regarde l'heure sur mon téléphone et déclare lorsque je la vois s'afficher qu'il est plus que temps de partir. Je commence à être fatiguée malgré la micro sieste que je me suis permise malgré moi dans la voiture, et la journée de demain s'annonce chargée. Je fais quelques pas en arrière pour m'éloigner vers la voiture quand il reprend :

— Qu'est-ce que je dois faire pour que tu acceptes ?

Je ne comprends pas la motivation de ce jeune brun à vouloir toujours insister. Il doit être frustré, ce doit être ça. Je ne vois pas ce que ça peut être d'autre. Je veux repartir sans rien dire, sur un simple au revoir quand une chose plus intéressante me vient à l'esprit. Je pourrais avoir une information très spéciale qui a longtemps joué avec mes nerds et qui, maintenant que j'y pense, refait son apparition et joue avec ma curiosité.

— Réponds à ma question honnêtement et j'accepterai peut-être de te revoir. Et sache que je sais tout de suite quand quelqu'un me ment.

Raphaël affiche un sourire satisfait et son visage s'illumine comme un garçon qui aurait enfin réussi son caprice.

— Je t'écoute. Je n'ai rien à cacher.

Ça c'est ce qu'on va vérifier tout de suite.

— Qui est-ce qui a réparé ma moto ? Je veux son nom complet pour valider la réponse.

Le sourire du garçon s'éteint instantanément et il affiche désormais un air embêté. Comme ça, il n'avait rien à cacher ? Tout le monde a son petit jardin secret, même les plus bavards. Raphaël se retourne vers le gérant qui a l'air d'analyser l'état d'une vieille cabriolet derrière, et son regard se laisse aller partout sauf sur le mien. Il ne me répond pas. Je ne sais pas ce qui se passe dans sa tête en ce moment, mais ce qui est sûr c'est que je ne vais pas attendre toute la journée.

— Je ne peux pas te le dire. J'ai promis à cette personne de ne rien révéler. Je suis désolé.

Il a l'air de l'être en effet. Je sens qu'il est déçu mais il ne revient en aucun cas sur sa décision. Il est sûr de lui sur ce coup-là. Je comprends que ses engagements doivent beaucoup compter, lui qui était prêt à beaucoup de choses pour obtenir un rendez-vous. Mais pas ça apparemment. Je ne suis pas déçue, de mon côté. C'est vrai que j'aurai bien aimé savoir qui a réparé la moto, mais le fait de savoir qu'un garçon comme Raphaël tient plus à ses promesses qu'à une fille me rassure un peu sur l'humanité qui, je dois l'avouer, n'a pas donné une image très prestigieuse d'elle à travers les différents spécimens que j'ai arrêté au cours de cette année.

Je hoche simplement la tête en guise de réponse et m'éloigne pour rejoindre la voiture de Thomas. Il m'attend à l'intérieur, les deux mains sur le volant, ses doigts le tapotant nerveusement. Je m'assois sans rien lui demander, n'ayant pas envie de créer un conflit s'il est de mauvaise humeur pour je ne sais quelle raison. Je sens qu'il me cache quelque chose, et je ne peux pas m'enlever cette idée de la tête.

— Qu'est-ce que tu faisais ? me questionne-t-il, intéressé.

— Je discutais.

Je préfère ne pas en dire trop, parce qu'avec un peu de chance, il va me poser d'autres questions après cette réponse. Et elles ne se font pas attendre.

— Vous parliez de quoi ?

Il ne manque vraiment pas de tact pour me demander des choses qui ne le regardent absolument pas. Quoi qu'avec ce que je sais, il se pourrait que ce que nous avons dit le concerne un peu d'une certaine manière.

— De quoi je me mêle ? répliqué-je tout de même.

— Quoi ? T'as des trucs à cacher ?

Ce garçon ne s'arrête jamais. Et oui, j'ai des trucs à cacher. Tant pis pour le traité de paix, il l'aura cherché.

— Bien sûr, comme tout le monde, répondis-je avec un regard rempli de sous-entendus.

Par tout le monde, j'entends plus précisément lui, évidemment. Après tout, il y a encore plusieurs choses que j'ignore de lui. Comme la raison de sa présence à la PPAE à son âge, celle pour laquelle il a vu une certaine personne à un certain bal et pourquoi sa conversation avait l'air conflictuelle. Thomas comprend tout de suite à quoi je fais allusion, et resserre tout de suite les mains sur son volant. Il n'a pas l'air énervé, juste embêté. Il sait très bien que je lui ai dit des choses que je pouvais garder pour moi, alors qu'il ne m'a rien avoué en retour. Il semble se détendre avant de continuer, tout en démarrant la voiture :

— Et alors ?

Même après ça, il continue de demander des réponses ! Je crois que je ne le comprendrai jamais. Mais qu'est-ce qu'il a, à la fin ? Il ne peut pas se contenter de passer à autre chose, comme le ferait n'importe qui d'autre ? Je souffle mais ne réponds rien, attache ma ceinture et me positionne correctement sur le siège. Thomas jette un œil sur le rétroviseur pour descendre du trottoir en affichant un sourire malicieux.

— Ça m'étonne de toi... Je pensais que tu étais plus curieuse que ça, et que tu lui avais posé des questions sur le gars qui a réparé la moto.

J'ouvre de grands yeux à l'entente de ses paroles. Déjà parce qu'elles me surprennent, je ne pensais pas que Thomas pouvait deviner ça de moi, et ensuite parce qu'il a sorti ce qui m'a rendu curieuse quelques instants plus tôt. Je ne peux pas m'empêcher de lâcher :

— Tu sais quelque chose à propos de cette personne ?

Je me suis relevée sur mon siège et attends la réponse de Thomas, qui se contente d'agrandir un peu plus son sourire.

— J'étais certain que tu lui avais parlé de ça. Alors je suppose qu'il ne t'a rien dit.

Je n'arrive pas à croire que je me sois faite avoir comme ça. On croirait voir une débutante. Et vas-y que tu tombes dans le filet de la curiosité et de la non-retenue de toi-même. Bravo Alice ! Je redeviens tout de même sérieuse, j'ai mon sixième sens qui m'envoie des signaux lumineux en direction de Thomas.

— Mais toi, tu sais quelque chose, n'est-ce pas ?

Il se contente de regarder la route, et ce n'est que lorsqu'il s'arrête à un feu rouge qu'il tourne la tête vers moi pour me répondre, l'air plus solennel que jamais :

— Absolument rien qui pourrait t'être utile.

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