45. Lettre de passage
Thomas hausse les sourcils, surpris. Il veut dire quelque chose mais il se retient. Je sais ce qu'il voulait faire éclater. Qu'il n'a pas le droit de faire ça, que renvoyer quelqu'un de la PPAE ne peut arriver que quand une faute grave est commise. Mais il a tort. S'il n'obéit pas à son supérieur, le renvoi est justifié. Je comprends alors que Thomas est dans une impasse. Quoi qu'il fasse, il perdra quelque chose : soit son job à la PPAE, soit Jonathan. Mais il ne peut pas se permettre la première solution, alors il va devoir me laisser m'occuper de la recherche du jeune blond toute seule. Et puis, de toute façon, je suis pas entièrement seule. Stevens aussi est à sa recherche, donc Jonathan est loin d'être abandonné.
— Vous n'aurez pas à le faire, finit par répondre Thomas. Parce que je démissionne.
Cette fois, c'est à mon tour d'être étonnée. Et Stevens non plus n'en revient pas. Je ne comprends pas ce qui lui prend. Je ne sais pas à quel point il sait qu'un job comme celui qu'il a, à son âge, ne se retrouve peut-être jamais dans une vie. Je n'en reviens pas qu'il puisse le lâcher sur un coup de tête.
— Mon ami est en danger, reprend-il, et personne ne pourra m'empêcher d'essayer de le retrouver. J'aurais sacrifié beaucoup de choses pour ce job, vous le savez, mais pas ça.
Stevens ne dit rien alors que Thomas continue de le regarder dans les yeux, les sourcils froncés. Je lui donne une tape sur l'épaule pour attirer son attention et lui fais signe que nous devons partir. Il ne faut plus que nous perdions notre temps ici. Thomas tourne sa tête vers moi et semble se radoucir. Il jette un œil vers le couloir et me comprend. Nous ne disons pas un mot de plus à Stevens et partons à pas rapides, essayant de retrouver notre chemin que je n'avais aucunement retenu à l'allée. Heureusement que Thomas connaît un tant soit peu les lieux parce que j'aurai mis deux fois plus de temps toute seule.
Nous arrivons bientôt dans le hall de l'agence, il y a plus de lumière ici, et je me rends compte de quelque chose qui me stoppe un instant. Thomas s'arrête pour savoir ce que j'ai, mais je lui assure que ce n'est rien et lui dit que nous pouvons reprendre notre chemin. Mais il me manque mon arme. Je ne l'ai pas récupérée, et Stevens ne m'en a pas passé d'autre après notre petite discussion, ce qui fait que je me retrouve complètement désarmée pour la suite des évènements. Et autant dire que ça ne me plaît pas du tout. Une idée me vient en tête mais ce n'est pas la plus commode. Les portes d'entrée se dressent devant nous et nous courrons presque maintenant. En sortant, je bouscule le molosse de tout à l'heure, et au passage, sans qu'il le sente, je reprends mon arme et l'attache à ma ceinture.
— Il va falloir qu'on se dépêche maintenant, lancé-je à Thomas pour l'avertir.
— Pourquoi ?
Je lui sors l'arme, il se retourne vers le bâtiment et comprend tout de suite ce que je viens de faire. Nous nous rendons donc très rapidement à la voiture, et, alors que Thomas démarre, je vois dans le rétroviseur les hommes de main de Stevens sortir de l'agence et nous chercher du regard. Il a dû se rendre compte du vol, mais nous sommes déjà partis.
***
Cela fait bien un quart d'heure que nous roulons en direction de la prison de Salem, et pas un mot est sorti de la bouche de Thomas, ni de la mienne d'ailleurs. Il est totalement concentré sur la route, essayant de ne penser à rien d'autre que ce qu'il fait, et que ce qu'il s'apprête à faire quand nous arriverons à destination. Je ne me sens pas très bien pour lui. Si je n'étais pas venue le voir pour obtenir son témoignage, il n'aurait jamais eu de problèmes à la PPAE et aurait toujours son travail à l'heure qu'il est. J'ignore pourquoi, mais je pense qu'il tenait beaucoup à ce travail et je vois bien qu'il est mal par rapport à cela. En tout cas c'est ce que je vois.
Je me rappelle de toutes les fois où il m'a rendu service, les souvenirs s'accumulent les uns après les autres. D'abord toutes les fois où il m'a reconduite chez moi après les cours ou après le bal quand je ne pouvais pas prendre la moto, la fois où il a attendu que je rentre chez moi alors qu'il voyait bien que je n'étais pas bien même si je lui disais le contraire, et qu'au final je me suis écroulée sur le perron de l'appartement. Et il y avait aussi le jour de mon accident, où il resté à l'hôpital pour voir si j'allais bien alors que sa mission était de veiller sur Jonathan. Je suis certaine que j'en oublie, mais même s'il y avait des jours durant lesquels j'aurais pu me tirer une balle par sa faute, il a été là quelques fois lorsque c'était important. Et je suis obligée de lui en être reconnaissante, alors c'est à mon tour d'être là pour lui. Parce qu'on doit se serrer les coudes dans la situation dans laquelle nous sommes.
— Est-ce que... tu te rends compte de ce que tu as fait ? lui demandé-je sur un ton calme.
Je ne veux pas qu'il pense que c'est un reproche, je veux savoir s'il a pris conscience des conséquences que sa démission va entraîner ou s'il ne se rend pas vraiment compte, encore, de ce qui vient de se passer. Thomas ne tourne pas son attention de la route et reste fixé, les bras tendus sur le volant. Finalement, il répond :
— Je tiens plus à Jonathan qu'à ce foutu job où personne ne te prend au sérieux quoi que tu fasses.
Je baisse les yeux, ne sachant pas quoi dire. Je ne suis pas vraiment sûre de ce qu'il veut dire par là étant donné qu'il ne m'a pas réellement répondu.
— Mais pour être franc, ajoute-t-il, pas vraiment en fait... Je n'arrive pas à croire que je viens de me débarrasser du boulot pour lequel je me suis battu. Mais je n'ai aucun regret.
Le trajet à partir de ce moment se passe à une vitesse atrocement lente. J'ai envie de me téléporter à cette prison pour ne plus avoir à attendre. Je trouve ça vraiment long. Trop long. Les minutes paraissent des heures, et je ne sais pas comment m'occuper à part fixer l'horizon qui n'est pas des plus passionnants. J'essaie de me préparer à ce qu'on va pouvoir dire à Fickelman pour lui faire cracher le morceau. Avec un peu de chance, il n'y aura pas son avocat sur notre dos pour l'interdire de parler, parce que je me vois mal débarquer les mains vides, et sortir dans le même état. Non, il faut trouver le bon moyen de ne pas le brusquer et de lui apporter une certaine confiance pour qu'il nous dise ce que nous devons savoir. Il faut trouver le moyen d'avoir un réel contact avec lui et ne pas se contenter de se regarder dans le blanc des yeux sans rien dire ou faire. Je me fais tout un film dans ma tête, celui de notre discussion. Film que je rembobine au moment de notre arrivée à l'accueil de la prison. Il va falloir que l'on entre là-dedans, et j'ignore comment on va s'y prendre. Les adultes, soit les personnes de plus de seize ans, doivent figurer sur la liste de visites pour pouvoir rencontrer un détenu. Or, nous sommes tous les deux majeures et depuis un bon moment déjà. Il nous faut une raison d'y aller. Je me tourne vers Thomas et lui demande :
— Tu as ta carte de la PPAE ?
Il paraît surpris par ma question mais il ne tarde pas à répondre, hésitant :
— Euh... oui. Elle est dans mon sac, sur la banquette arrière... Pourquoi ?
Je ne lui réponds pas et me détache pour accéder plus facilement à l'arrière de la voiture. J'attrape le sac et commence à fouiller à l'intérieur, sous l'œil observateur de Thomas qui ne doit pas forcément apprécier le fait que je fouille dans ses affaires. Mais il garde tout de même les mains sur le volant, sachant très bien ce que je cherche et ne voulant pas créer d'accident. Quand je la trouve enfin au fond du sac, je fouille cette fois dans le mien et en sors du papier et un stylo. Je ne sais pourquoi j'ai mis ça là-dedans, sûrement pour prendre des notes la fois où je devais aller fouiller le lycée pendant le bal. Je commence à rédiger une lettre à destination de la prison, prenant soin d'écrire dans une écriture qui n'est pas la mienne, légèrement penchée, et rapide, presque illisible. Si ils ne comprennent pas ce qu'il y a écrit, ce n'est pas grave, et c'est même mieux. Ils resteront moins longtemps dessus et ne se rendrons pas compte de la supercherie. J'écris de la part de M. John Stevens, membre directeur de la PPAE, que l'agent Thomas Peterson et l'apprentie agent Alice Menson sont de visite pour poser des questions à M. Garry Fickelman afin de chercher des indices pour faire avancer une enquête majeure. Et tout le bla bla qui suit pour faire bonne impression et ajouter des détails qui rendent la lettre plus vraie. Le but étant qu'ils vérifient que le numéro de la carte de Thomas est celui qui correspond à la fausse lettre de Stevens, et que je puisse passer sans avoir de justificatif puisque je n'ai rien ici pour me fabriquer une fausse carte d'admission à la PPAE.
Je range la carte de Thomas dans son sac et cherche de quoi ranger la lettre, mais je n'ai rien de tel. Alors je me tourne vers Thomas.
— Tu n'aurais pas des enveloppes par hasard ?
Il hausse tout d'abord un sourcil, ne comprenant pas où je veux en venir. Il m'a vu faire depuis tout à l'heure, et je comprends qu'il soit sceptique, mais c'est le seul moyen de passer cette barrière.
— Possible. Regarde dans la boîte à gant, mais je ne suis pas sûr...
Il ne termine pas sa phrase que je me jette déjà sur la boîte à gant. Je fouille parmi les nombreux papiers qui s'y trouvent et finis par trouver une grande enveloppe marron. J'écris l'adresse de la prison de la même écriture que précédemment sur la lettre et insère cette dernière à l'intérieur. Je défais le papier qui protège la colle et ferme l'enveloppe. Il ne manque plus qu'à prier pour que ça passe.
***
Alors que nous sommes pratiquement arrivés à la prison après plus de deux heures de route, je vois le GPS indiquer les quelques kilomètres qu'il nous reste encore à parcourir. Nous y serons dans cinq minutes, tout au plus. Alors je profite du temps qu'il nous reste avant d'entrer en scène pour faire un petit débriefing.
— Quand nous arriverons, on se fera passer pour des agents fédéraux voulant parler à Fickelman à propos d'une affaire qui le concerne. Enfin... plus précisément toi.
Thomas tourne la tête vers moi sur ces paroles. Je sens que j'ai toute son attention, alors je peux continuer quand il retourne ses yeux vers la route, une oreille toujours tendue, attendant la suite de mes instructions.
— Tu leur montreras ton badge de la PPAE, et tu leur donneras cette lettre qui vient de Stevens, ajouté-je en prenant l'enveloppe marron en main. Je suppose que tu sais comment te comporter : pas de mimiques qui pourraient trahir un mensonge, ou un malaise.
— J'ai l'air d'être mal à l'aise ? demande-t-il, sûr de lui.
Je ferme les yeux un instant et expire lentement. Je veux seulement lui rappeler les bases, et je veux qu'il prenne cette étape très au sérieux. Alors je ne réponds pas, fais comme si je ne l'avais pas entendu, et reprends :
— Tu te tiens droit sur tes jambes, les bras le long de corps mais surtout pas tendus, les pieds encrés au sol, et tu ne fuis pas le regard de celui que tu auras en face de toi. Tu penses pouvoir y arriver ? demandé-je, sarcastique, ne pouvant me retenir de réagir à son assurance.
— Ce sera facile, assure-t-il avec un sourire forcé. Et toi, pendant ce temps tu feras quoi ?
— Je serai ton apprentie. Je n'ai pas de carte de la PPAE alors c'est le seul moyen que j'ai trouvé pour entrer.
— Tu crois qu'ils vont avaler ça comme ça ?
— C'est pour ça que j'ai écrit ceci, répliqué-je en montrant à nouveau la lettre. Lorsqu'on sera entrés tous les deux, je m'occuperai de l'interroger.
Thomas s'arrête brutalement. Heureusement que nous sommes garés devant l'accueil de la prison parce qu'il aurait créé un bel accident dans le cas contraire. Je viens à peine de remarquer le bâtiment qui se dresse devant nous, alors je me détache vite et sors du véhicule. Thomas fait de même, et il referme à peine la portière du conducteur qu'il s'exclame :
— Attends... quoi ? Comment ça, tu l'interroges ? On n'a jamais décidé ça de cette façon !
— OK ! capitulé-je. On l'interrogera tous les deux...
Je n'ai pas envie d'y passer des heures, et je comprends que Thomas veuille aussi le faire. Après tout, il est là pour ça.
Nous entrons dans l'établissement où un guichet est installé en face de l'entrée, et quelques chaises sont disposées sur notre gauche, sûrement pour les visiteurs. Comme il n'y a personne, nous nous dirigeons directement vers le guichet où une femme noire, un peu ronde, les cheveux bouclés et une tenue de surveillante pénitentiaire bleue a l'air de s'occuper de différents papiers. Nous faisons exactement comme nous l'avons dit, et je ne cesse de regarder Thomas et cette femme à tour de rôle, surveillant leur échange, leurs paroles, leurs regards, tout ce qui pourrait m'aider à savoir si cela va bien se passer. La femme ouvre l'enveloppe, hausse les sourcils dans notre direction et lis la lettre avec intérêt.
Ayant terminé sa lecture, elle ne dit rien, soupire légèrement, et tandis que nos yeux ne la quittent pas, elle compose un numéro sur le téléphone fixe posé sur son bureau. Elle attend quelques secondes avant que la ligne réponde. Elle a apparemment besoin de l'aide de celui qui est à l'autre bout de fil pour un « petit problème » qu'elle ne sait pas comment régler. J'espère seulement que cette lettre faite à la va-vite dans une voiture passe dans un endroit aussi surveillé que le pénitencier de Salem. Finalement, un homme d'une quarantaine d'années arrive et nous salue avant de se pencher sur la lettre. Il demande à Thomas de vérifier sa carte, alors celui-ci la sort et la lui tend. Il a l'air de croire à notre version des faits et nous demande de le suivre.
Nous parcourrons un bon bout de chemin avant d'arriver à un second établissement qui s'apparente plus familièrement à une prison. Des grillages de plusieurs mètres de hauts délimitent un terrain de course, d'autres un terrain de basket, et d'autres sont simplement là pour que personne ne s'enfuit. Nous traversons plusieurs couloirs avant de changer de guide, quelqu'un de plus jeune cette fois, qui nous accompagne en salle de visite. Plusieurs petits enclos sont installés, séparés par des plaques de métal et aménagés d'un sorte de table de la même matière. Le gardien nous propose de nous installer sur les chaises face à cette vitre qui nous sépare de l'autre côté. L'homme que nous attendons n'est pas obligé de venir, et c'est ce que je crains le plus depuis le début. Cette partie du plan est complètement imprévisible. Je rejoins mes mains devant moi, tentant de cacher mon léger stress au gardien resté derrière nous pour surveiller la discussion.
Plusieurs minutes s'écoulent et je ne vois personne arriver, jusqu'à ce qu'une forme orange fasse son apparition et s'installe face à nous. L'uniforme lui va bien, je suis contente de le voir le porter. Il a l'air étonné de nous voir, et c'est vrai qu'il ne nous connaît pas contrairement à nous qui savons très bien qui il est. Il s'empare du téléphone à sa gauche et je fais de même à ma droite. Ces téléphones reliés comme simples moyens de communication. Je ne sais pas si Thomas peut entendre ce qu'il va dire, mais je souhaite surtout qu'il dise quelque chose.
Me sentant légèrement observée et ne voulant pas détruire notre image bien que ce gardien ne sache pas pour qui on s'est fait passé, je lui demande de partir quelques minutes pour nous laisser interroger le prisonnier en gardant le secret professionnel. Seul moyen de s'assurer de notre intégrité. Une fois la demande faite, je décroche à nouveau le téléphone que j'avais laissé de côté et regarde l'homme face à moi dans les yeux. Il est exactement comme sur les photos. Froid, glacial même, l'air hautain et beaucoup trop assuré, et une mine à la fois renfrognée et sournoise.
— Fickelman.
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