42. Bribes de souvenirs
Je suis à peine arrivée sur le perron de la maison de M. Hale que je suis déjà inquiète pour mes enfants. J'espère que le premier jour va bien se passer pour moi, et que tous les autres se passeront bien au moins pour eux. Cela me fait bizarre de les avoir laissé là-bas. Mais ils sont grands à présent, et ils n'ont plus besoin de moi pour le moment, alors ce travail va me permettre de m'occuper l'esprit. Je sonne à la porte, et ce n'est qu'une quarantaine de secondes après que l'on vient m'ouvrir. C'est M. Hale je suppose. Il est au téléphone et me fais signe d'entrer. Je contemple la maison avec des yeux curieux, essayant de me repérer dans ces lieux auxquels je vais devoir me familiariser. M. Hale raccroche bientôt et tape dans ses mains pour entamer la discussion. Il est assez grand, de corpulence moyenne, et a des cheveux foncés parfaitement coiffés.
— Bonjour, excusez-moi pour cet accueil, vous devez être la femme de maison.
Je souris pour faire bonne impression.
— Oui, c'est cela. Vous pouvez m'appeler Gloria.
— Très bien, Gloria ! Alors, comme le stipulait le contrat, il faudrait que vous vous occupiez de toute la maison, que vous la gardiez absolument impeccable, mais que vous vous occupiez aussi de mon fils, Jonathan. Je ne serai pas souvent à la maison, j'aimerai qu'il ait une présence familière constante.
Ce pauvre garçon. La secrétaire de M. Hale m'avait un peu parlé de lui. Il n'a que neuf ans, et il est sans mère depuis quelques mois. Son père, quant à lui, semble bien cacher la peine qui doit lui occuper l'esprit. Je hoche la tête pour approuver et ne dis rien, attendant le reste de ses instructions.
— Je vous laisse faire le tour de la maison. Votre travail commence dès aujourd'hui. Vous pouvez monter à l'étage, une chambre d'amis est accessible et vous pourrez y dormir, cela ne changera en rien le salaire que je vous verserai à la fin de chaque mois. Je suis certain que nous allons bien nous entendre.
Après m'être assurée qu'il ait terminé, je le regarde repartir vers le salon, son téléphone à la main, et bientôt à l'oreille. J'emprunte les escaliers, et arrive vite à l'étage. La première porte mène à une salle de bain, lumineuse et bien entretenue. Sur le lavabo, sont posés un gobelet en plastique et une brosse à dents bleue pour enfant, et sur les portes-serviettes, un peignoir de la même couleur de petite taille. Je souris et referme la porte. La seconde pièce est une chambre d'adulte, où des affaires sont déjà entreposées. J'imagine que c'est celle de mon patron, alors je la referme immédiatement avant de me causer des problèmes. La troisième porte mène enfin à une autre chambre. J'entre et ouvre les placards. Ils sont vides. Je suppose que c'est celle-ci la chambre d'amis. Je laisse ma petite valise et mon vanity-case sans prendre la peine de ranger leurs contenus pour le moment, et je sors de la chambre pour me diriger vers la pièce voisine. J'entends des bruits électroniques de l'autre côté de la porte, alors je toque pour informer de ma présence, puis j'ouvre doucement la porte. Un petit garçon se trouve là, assis sur un tapis rond, devant une console de jeux. Il tourne sa tête vers moi et met le jeu sur pause, légèrement surpris.
— Bonjour, m'avance-je doucement, ne voulant pas lui faire peur. Je m'appelle Gloria. Votre papa m'a engagé pour m'occuper de vous. Vous ne serez plus jamais seul désormais.
Il m'a souri. Un sourire que je n'avais jamais vu auparavant.
***
— Il a toujours le même sourire aujourd'hui. Franc, entier, et jamais exagéré. Ce sourire candide d'un jeune garçon toujours positif. Je n'ai jamais arrêté de m'occuper de lui depuis ce moment là. Je vous ai raconté, quand vous êtes venue pour voir s'il allait bien, ce qu'il faisait quand il était petit. Il a toujours été un peu fou, mais il restait absolument adorable. Et puis, plus je le voyais grandir, et plus j'étais fière de lui, comme on est fier de son propre enfant. Et d'un autre côté, je voyais que M. Hale prenait de l'âge également, mais aussi de l'assurance. Je voyais qu'il passait plus de temps au téléphone, avec sa secrétaire mais aussi avec ses collaborateurs. Puis, un jour, j'ai commencé à me poser des questions. Jonathan devait avoir quinze ans.
***
Il est neuf heures. Cela fait exactement une heure trente que je suis levée, et j'ai commencé par préparer le petit-déjeuner de M. Hale avant de le voir partir pour son travail. Je m'inquiète pour lui. Cela fait maintenant six ans que je travaille pour lui, et j'ai l'impression qu'il s'investit de plus en plus dans son entreprise, et de moins en moins dans sa vie de famille. Je lui fais des remarques parfois, sur le fait que Jonathan lui manque. Je me permets de le faire parce qu'ils me traitent comme quelqu'un de leur famille, alors je fais la même chose de mon côté. Et c'est ce que je dirai à mon fils si je le voyais dans cet état. Les cheveux de M. Hale blanchissent plus vite qu'ils ne le devraient. Parfois, depuis quelques semaines, quand je passe la poussière sur le dessus de la cheminée, je prends la photo de Mme Hale, et après l'avoir dépoussiérée, je lui parle. Je lui raconte mon inquiétude face à cette situation. Aujourd'hui encore, maintenant que M. Hale est parti et que Jonathan dort encore, je regarde la photo de cette femme et de son enfant. Ils ont les mêmes cheveux blonds tous les deux, et il tient ses yeux d'elle aussi. Seul la forme du visage correspond à celle de son père. Je lui parle pendant une ou deux minutes sans quitter l'image des yeux, puis je la repose sur la cheminée. Il est maintenant l'heure de réveiller Jonathan. À tous les coups, encore à son âge, où il est censé commencer à se responsabiliser, il lui arrive de louper le réveil et de s'enterrer sous son oreiller. Je monte à l'étage et entre dans la chambre. Puis, je m'assois sur le bord du lit et secoue légèrement l'épaule du jeune homme.
— Jonathan, il faut vous réveiller. Ce n'est pas en restant au lit que vous allez prendre des forces.
— Gloria... gémit-il sous son oreiller. Juste deux minutes de plus.
Je me lève en lui laissant ce qu'il veut, et je descends préparer son petit-déjeuner.
Quelques minute plus tard, Jonathan est devant sa table de petit-déjeuner, une brioche grillée entre les dents et un verre de jus d'orange à la main. Je décide donc d'aller chercher le courrier, sur le perron. Quand je reviens dans le salon, j'inspecte les différentes lettres, vérifiant qu'il n'y en ait pas qui viendraient de mes enfants, mais le papier sur lequel je tombe me paralyse sur place. Je retiens ma respiration sous ces lettres, sous ces mots qui me font froid dans le dos.
— Gloria ? Est-ce que tout va bien ?
Je tourne la tête vers Jonathan, qui a l'air inquiet de mon état. Je le rassure vite en lui assurant qu'il n'y a rien, puis je pose l'ensemble des lettres sur la table du salon en prenant le soin de ranger cette dernière lettre dans le tiroir du premier meuble qui me vient sous les yeux. Il faudra que j'en parle à M.Hale quand il arrivera ce soir, ou demain. Cette lettre de menace n'est pas sans importance. Il faudra que je lui en parle de toute urgence. Mais surtout, il ne faut pas que Jonathan tombe dessus, où il sera terrifié. Il ne faut surtout pas qu'il l'apprenne.
***
— J'en ai parlé à M. Hale dès qu'il est rentré le soir-même. J'ai attendu qu'il soit dans son bureau pour lui apporter le papier, et dès qu'il a pris connaissance de cette lettre, il m'a fait juré de ne plus jamais en parler. Alors je faisais attention à ramasser chaque jour le courrier, le plus tôt possible, et je brûlais les lettres qui arrivaient, et qui étaient de plus en plus nombreuses, pour ne pas que Jonathan soit au courant.
— Mais il le savait, la repris-je. Il me l'a dit.
Gloria expire lentement et je vois que de nouvelles larmes apparaissent à ses yeux. Elle renifle et passe de nouveau une main sur ses joues.
— Je suppose qu'il se doutait de quelque chose. C'est un garçon intelligent.
Je réfléchis quelques secondes à tout ce que Gloria vient de me raconter, à la façon dont je pourrai utiliser ces informations. Il n'y a jamais de détails inutiles, c'est la première règle à respecter quand on enquête sur une affaire. Le problème est de savoir les reconnaître, et de pouvoir ensuite les utiliser. Ces lettres ont commencé il y a deux ans maintenant, ça fait un bout de temps avant de passer à l'acte. Bien heureusement, j'ai envie de dire. Mais maintenant il me reste encore plusieurs questions en tête. Gloria ramassait le courrier tous les jours, et ce n'est qu'après six ans qu'elle a remarqué cela. Ça veut dire qu'il n'y en avait pas avant. C'est impossible. Alors il a dû se passer quelque chose à cette période pour que les ennemis de Hale commencent à le harceler de menaces écrites. Le problème est que je ne peux pas savoir quoi puisque Hale est je-ne-sais-où, et que je ne pourrai pas m'aider de l'agence pour le rencontrer. Mais j'ai la date de commencement, et ça, c'est bien plus important que ce qu'on pourrait croire.
— Il y avait quoi sur ces lettres ?
— Des menaces en tout genres... des menaces de mort, de torture, de pillage, d'enlèvement... Tout ce qu'on peut imaginer de pire. Mais ce n'étaient que des écrits en l'air à l'époque.
Je me lève de ma chaise et cherche un carte dans ma poche que je tends à la femme.
— Écoutez Gloria, si vous voyez le moindre détail qui vous revient, appelez-moi, ou laissez-moi un message. Tout est bon pour retrouver Jonathan.
Elle me raccompagne jusqu'à la porte d'entrée, et alors que je commence à descendre le petit chemin jusqu'à la moto, elle m'interpelle.
— Mademoiselle Alice ! Si je peux vous donner un conseil, à votre place, si je cherchais quelque chose, j'essaierai de remonter au début. Je vous ai dit quand est-ce qu'ont débuté ces lettres, il faut que vous trouviez quand est-ce qu'ont débuté les actes.
Son conseil me fait réfléchir une seconde. Je suis arrivée ici il y a seulement quelques semaines, mais Wood Van Del était sur le terrain bien avant moi, et il n'était pas seul. Je sais quand est-ce que ces actes ont commencés, il ne me reste plus qu'à enquêter dessus. Et je sais exactement qui je dois interroger pour ça. Je remercie vite Gloria et me précipite vers la moto. Maintenant que j'ai la seconde étape dans mes recherches, il ne faut pas que je gâche une seconde. Tout bonne enquêteur le sait : dans une mission comme celle-là, le temps est compté. Et il est hors de question que je le perde.
Arrivée chez moi, j'ai tout de suite allumé l'ordinateur pour me connecter sur le site de la PPAE, sans même prendre la peine d'enlever mes chaussures ou mon blouson en cuir que je porte pour la moto, même avec cette chaleur. Un stylo entre les dents et un calepin sous ma main gauche, je fais glisser la souris sur l'écran pour trouver ce qu'il me faut. Une fois notée, j'éteins l'ordinateur pour ne pas qu'il surchauffe et je repars directement hors de l'appartement.
Bientôt, j'arrive dans un rue assez large pour que les voitures passent, mais qui néanmoins est dans l'ombre du jour. Les appartements des deux côtés de la rue montent sur trois ou quatre étages seulement et sont de style new-yorkais, avec des murs de couleur rouge et des fenêtres simples. Je regarde une nouvelle fois le numéro que j'ai inscrit sur le carnet et suit le chemin jusqu'à trouver le bon bâtiment. J'appuie sur tous les boutons d'appels pour activer l'interphone, et, comme je le pensais, quelqu'un finit par ouvrir. Je monte tous les étages en regardant les noms placardés sur les portes. Il y a quelques noms étrangers, comme Giolenni, Cortéz, ou encore Aissaoui. Cela ne m'étonne pas puisque ces immeubles sont réputés pour ne pas être très chers, et sont donc beaucoup habités par des anciens étrangers venus faire leur vie aux États-Unis sans avoir mis énormément d'économies de côté.
Non, ce qui m'étonne un peu plus, c'est de voir un certain John Smith au dernier étage de l'immeuble. Très malin. Vraiment. Il a utilisé la plus vieille ruse du monde pour ne pas qu'on sache qu'il habite ici. Ruse qui date d'il y a tellement longtemps que plus personne ne se fait avoir. Un judas est présent sur la porte, alors pour être certaine qu'on m'ouvre comme à une personne lambda, je sonne avant de poser mon doigt sur le verre, bloquant toute visibilité de l'autre côté de la porte. Au moins, il sera obligé d'ouvrir s'il veut voir qui se tient sur le paillasson – façon de parler puisqu'il ne sait pas cassé la tête à en poser un, et il ne pourra pas faire semblant de ne pas être là. Je le connais suffisamment pour savoir qu'il en ait largement capable.
La porte s'ouvre faiblement alors que j'enlève ma main de la porte et le regarde, sérieuse.
— Il faut que je te parle...
Puisqu'il ne me répond pas et semble pris au dépourvu et surpris de ma présence, j'ajoute :
— Je peux entrer ?
Il me considère quelques secondes et ouvre entièrement la porte, se mettant sur le côté pour me laisser passer, avant de lâcher :
— Je t'en prie, après toi.
L'ambiance est assez bizarre alors que je franchis le pas de la porte. Comme d'habitude, je dirais. L'appartement est petit mais a l'air assez confortable, dans le même esprit que le mien. Il n'est pas forcément très rangé, mais je suis certaine que lui s'y retrouve. Je jette quelques coups d'œil curieux à droite à gauche, sans forcément y porter un grand intérêt, avant de me tourner vers le garçon.
— Qu'est-ce qui se passe ? me demande-t-il alors que je m'apprêtais à le lui expliquer.
Je souffle légèrement afin de me donner de la force. Décidément, cet endroit me fait vraiment drôle. J'ai l'impression qu'il donne un certain pouvoir au brun face à moi, qui est chez lui, et m'enlève toute force qui fait que je pourrais me montrer plus entreprenante.
— Je suis allée chez Jonathan... commencé-je.
Thomas a l'air intéressé par mes paroles, et je continue avant qu'il ne dise quoi que ce soit.
— Je voulais avoir des informations par son père, et comme je le craignais, il a déjà été mis sous protection judiciaire. Cependant, Gloria, leur femme de maison, m'a donné quelques informations qui ne m'ont pas déplu, et qui me permettront peut-être même d'avancer.
— Pourquoi est-ce que tu me dis tout ça ? me questionne-t-il pour que j'en vienne au point décisif.
— J'ai besoin de toi.
J'ai lâché ça alors qu'il venait à peine de terminer sa phrase. Il a l'air surpris, et je le serais sûrement aussi à sa place. Il croise ses bras au niveau de sa poitrine, inspire une grande bouffée d'air avant de relâcher ses épaules, et de finalement lâcher ses bras par la même occasion. Il me scrute de ses yeux bleus, peut-être pour savoir ce que j'ai derrière la tête.
— Tu veux dire... que tu veux qu'on travaille ensemble? hésite-t-il.
— Pas vraiment, avoué-je. J'aimerais que tu me racontes comment ça s'est passé avec Jonathan avant que je n'arrive. J'aimerais que tu me dise comment s'est déroulée la mission. Depuis le début.
— Alice, ça ne sert à rien que je te raconte ça. Ça ne va rien t'apporter. Et puis ça prendrait des heures que je te le raconte en détails. Je ne peux pas, j'ai du boulot.
— S'il te plaît Thomas, dis-je en gardant mon calme.
Ça n'amènera à rien si je m'énerve, et je ressortirai de l'immeuble sans aucune information. Et contre toute attente, cette gentillesse n'a pas été trop difficile à assumer. J'ai vraiment envie de retrouver Jonathan, alors je ne suis pas vraiment d'humeur à me mettre en colère. Thomas passe une main derrière sa nuque et tourne son regard vers le sol, réfléchissant à ma requête. Puis, sans rien me dire, il m'indique d'un geste de la main le canapé pour que je puisse m'y installer. Je prends place sans attendre. Il vient me rejoindre et je me tourne vers lui pour lui faire face. Il souffle pour se lancer et commence :
— La colonie a commencé le premier samedi de juillet...
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