40. Bienvenue à l'Agence

Nos pas sont précipités et nos visages montrent tous deux de l'impatience. Nous nous engageons déjà dans la couloir, Thomas devant puisqu'il connaît mieux les lieux que moi, mais une voix nous arrête vite dans notre élan. Je me retourne et vois une jeune femme blonde qui s'occupe de l'accueil. C'est la jeune femme qui nous a interrogé tout à l'heure, et je ne m'étais pas trompé sur son physique. Chaque détail de son apparence est calculé au millimètre près, et j'ai l'impression que même l'expression de son visage est volontairement jouée pour paraître professionnel. Alors que nous restons à distance, la femme nous demande de venir et de nous présenter.

— C'est une plaisanterie ? crie Thomas, ne se préoccupant pas des gens autour de lui et des yeux qui se lèvent dans sa direction.

Il n'attend pas sa réponse. Sous l'énervement, il s'emporte et ne respecte plus rien. Ni le silence qui est apparemment d'or dans ce hall d'entrée, ni la jeune femme. Il se retourne et se dirige d'un pas pressant vers le fond du couloir. Je ne le perds pas tandis que la secrétaire continue de nous appeler. Mais nous ne l'écoutons pas. Je me contente de suivre Thomas. Nous avons perdu assez de temps comme ça. Nous arrivons devant un ascenseur et Thomas appuie vite sur le bouton. Il met du temps à arriver, trop de temps même. 

Nous voyons le décompte numérique qui nous indique chaque étage, et alors que nous ne pouvons plus tenir en place, je vois à l'autre bout du couloir deux hommes arriver dans notre direction. La bonne nouvelle, c'est qu'ils ne courent pas, la mauvaise est qu'ils nous regardent d'un mauvais œil et ressemblent quelque peu aux deux molosses de Stevens. Mêmes costumes, mêmes lunettes, seules les formes des visages ont changés. Je devine vite quel rôle ils jouent dans l'agence, et jette un coup d'œil au chiffre. Plus que deux étages. J'appuie de nouveau sur le bouton, comme si ça allait l'aider à descendre plus vite, et lorsque Thomas me voit faire, il jette un œil vers la sortie. Remarquant les hommes qui arrivent et que nous sommes dans un cul-de-sac, il met sa main droite dans la poche de sa veste. Je suppose que c'est juste au cas où puisqu'il ne la retire pas, mais je pense qu'il vaut mieux éviter de se faire remarquer par ce genre de choses.

Les portes de l'ascenseur s'ouvrent sur une cage vide, et quand les molosses le remarquent, ils se précipitent cette fois vers nous, ne voulant pas que nous nous échappions. Nous nous jetons dans l'ascenseur et je vois Thomas appuyer sur un bouton de manière forcée, à maintes reprises. Les portes se referment après quelques secondes, juste au moment où une main se faufile et les arrête, actionnant la réouverture automatique des portes. Sans réfléchir, j'envoie mon pied valser sur la tête du premier homme, et alors que l'autre rapplique, j'avance cette fois mon poing qui atterrit dans sa mâchoire. L'homme l'encaisse et ne faiblit pas. Il s'avance d'un pas, et je m'apprête à répliquer une nouvelle fois, mais Thomas arrive par derrière et lui envoie un coup de pied dans l'estomac avant de lui attraper la main pour la lui retourner et le clouer au sol. Il s'assure alors qu'il ne bouge plus quand j'entends d'autres pas venir. Thomas tourne sa tête vers le couloir tandis que je suis toujours dans l'ascenseur. Je sors mon visage pour voir qui arrive, et aperçois deux autres molosses. 

Thomas se précipite dans la cage d'ascenseur et appuie sur le bouton. Cette fois, nous avons à peine le temps de voir les ombres arriver que les portes sont déjà fermées. Je reprends un rythme cardiaque normal après cet entraînement au combat quand je vois Thomas appuyer sur un bouton rouge, alors que l'ascenseur n'a pas encore bougé. Et je n'entends plus aucun bruit. Je sens seulement une secousse et les lumières s'éteignent. J'attends deux secondes le temps de voir si la machine ne va pas reprendre normalement, puis je m'écrie :

— Qu'est-ce que t'as fait ?

— Je nous ai évité une embrouille, répondit-il d'un ton sec.

— Tu rigoles ou quoi ? Tu nous as coincé dans un ascenseur ! Et puis, je peux savoir pourquoi tu es intervenu ? Je m'en sortais très bien !

— Tu galérais. Un merci aurait suffi, répondit-il, toujours sur un ton calme.

— Pardon ? demandé-je sur un rire nerveux. J'essayais de t'éviter des problèmes avec l'agence. Maintenant que tu as agressé les gardes, je suis certaine qu'ils vont te donner une promotion, ajouté-je d'un ton ironique. Et maintenant dis-moi pourquoi tu nous as bloqué là-dedans. Et au passage, tu le remets en marche tout de suite ou je te jure que tu n'en sortiras pas vivant.

J'entends un silence et, si je n'étais pas sûre d'être dans un lieu complètement fermé, je serais certaine qu'il se serait tiré. Il fait entièrement noir, je ne vois rien, et c'est tant mieux pour lui parce qu'il s'en serait pris une dans le cas contraire.

— C'est bon ? T'as fini ton caprice ?

Je tourne la tête vers la voix et ouvre la bouche sans rien dire, les sourcils froncés. Tant pis si je me rate, personne n'en saura rien. J'envoie mon poing vers l'endroit approximatif où j'ai entendu la voix du garçon et atterrit sur quelque chose de pas trop dur. J'entends une plainte de sa part, assez forte pour comprendre que je lui ai bien touché le bras, et que je ne me suis pas loupé.

— Je ne nous ai pas bloqué, j'ai seulement arrêté le système. Si nous étions monté, les gardes auraient su à quel étage nous serions allés, et c'en était fini pour nous. Il faut attendre quelques minutes qu'ils s'en aillent et nous pourrons y aller.

— Tu rigoles, j'espère. Plusieurs minutes dans le noir avec toi à côté ? Hors de question.

— Quoi ? Tu as peur du noir ? dit-il d'une voix amusée.

Je veux envoyer une nouvelle fois ma main rejoindre son épaule, mais cette fois-ci elle est réceptionnée, et je ne peux la ramener vers moi.

— Tu ne m'auras pas deux fois d'affilée.

J'ignore comment il a fait, mais j'ai les dents serrées, et je suis obligée de m'aider de l'autre main pour me libérer de son emprise. Après réflexion, je conclus que je ne pourrai pas faire autrement que d'attendre puisque Thomas n'a pas vraiment tord en ce qui concerne les gardes, et que je ne sais absolument pas comment faire repartir cette machine. Alors je m'assois, le dos contre le métal froid qui fabrique nos quatre murs, et je me contente d'attendre en silence.

Quelques minutes plus tard, je suis toujours assise, les genoux relevés et la tête en arrière, attendant que ça se passe. Puis j'entends un moteur tourner, et les lumières s'allument et m'aveuglent d'un seul coup. Elles clignent d'abord, puis la luminosité se stabilise et mes yeux commencent à s'habituer à la lumière. Thomas est debout, près des commandes, et c'est quand il appuie sur un dernier bouton que l'ascenseur commence à monter. Je me lève et colle mon dos contre la paroi métallique, jetant un œil au chiffre numérique qui augmente toutes les trois secondes environ. Nous sommes au douzième étage quand un ding se fait entendre et que les portent s'ouvrent. Le couloir face à nous est calme, long, et seulement quelques personnes y circulent avec des papiers à la main, le téléphone à l'oreille, ou une pochette sous le bras. Ils reviennent de la salle de la photocopieuse, de salle de réunion, ou encore de bureaux privés, mais tous ont un même point commun : ils sont tellement concentrés sur ce qu'ils font qu'ils n'accordent pas un regard autour d'eux.

Nous commençons à avancer sur la moquette bleu foncé, au milieu des différentes salles séparées par des cloisons transparentes. Je suis Thomas qui a l'air de mieux savoir où il va que moi. Nous longeons donc le couloir. Je jette quelques regards par-ci par-là pour identifier les lieux, et c'est lorsque je vois une salle avec quatre ou cinq hommes à l'intérieur que mes yeux se fixent. Je crois reconnaître Stevens au milieu d'eux, et mon hypothèse se confirme quand Thomas toque à la porte et entre directement après. Les cinq hommes ont l'air surpris de notre intrusion dans ce qui semble être une réunion privée entre directeurs d'équipes. Et étonnamment, Stevens est le plus surpris de tous.

— Excusez-nous de vous déranger, commence Thomas, plus pour montrer une once de politesse que pour s'excuser réellement, mais nous avons quelques questions à poser à M. Stevens.

Les regards des hommes se tournent instantanément vers notre patron qui ne cesse de nous fixer, toujours avec des yeux ronds et sans montrer le moindre signe de conscience, comme s'il avait été mis sur pause. Il semble se reprendre après quelques secondes, alors que ses compagnons commencent à ranger leurs affaires.

— Je vous en prie, messieurs, restez, demande Stevens de façon professionnelle.

Il reprend ce sourire égocentrique. Il veut montrer qu'il a le pouvoir sur tout le monde. Eh bien qu'il le montre, son pouvoir.

— Oui, répliqué-je. Ça risque d'être intéressant.

— Eh bien, Mademoiselle Menson... Je ne pensais pas vous revoir de sitôt. Et vous, Agent Peterson... vous n'êtes pas censé être dans un avion pour le Michigan, en ce moment ?

— J'ai dû reporté mes vacances. Il se trouve que le groupe de trafiquants a aussi pris des congés, se moque Thomas ouvertement.

Un homme grand, aux traits fins et au visage snob intervient derrière Stevens.

— M. Stevens, pouvez-vous nous dire qui sont ces jeunes gens ?

Le concerné se tourne un instant vers son interlocuteur avant de nous regarder chacun notre tour dans les yeux, un rictus au coin des lèvres.

— Voici Alice Menson, une chasseuse de primes qui a travaillé avec l'agence pour une affaire qui a maintenant été élucidée, et qui donc ne devrait plus être ici. Et le jeune homme devant vous s'appelle Thomas Peterson. C'est un de nos plus jeunes agents, qui devrait être en ce moment en mission au Michigan pour régler une affaire de drogues à la frontière canadienne.

— Et pouvez-vous nous dire pourquoi ces jeunes gens, qui visiblement ne sont pas censés être ici, sont dans l'agence en ce moment ?

Une femme entre au moment-même où l'homme termine sa question. Elle est assez pressée, coiffée d'un chignon châtain avec de nombreuses mèches blondes, et des lunettes à grosses montures noires sur le nez. Au vu du nombre de documents qu'elle porte entre les bras, je suppose que c'est la secrétaire de M. Stevens. Après le ton qu'a utilisé cet homme, je doute que ce ne soit qu'un collègue de Stevens. Il se pourrait qu'il ne fasse, enfin de compte, même pas partie de l'agence.

La femme éparpille plusieurs documents sur la table en verre qui occupe une grande partie de la salle, tandis que je réponds à l'homme.

— Nous sommes ici parce que la mission qui nous a été assignée s'est compliquée, et que nous n'avons pas été mis au courant. Nous sommes ici parce que nous voulons des explications. Peut-être que vous avez été mis au courant, vous. Il s'agit de l'affaire qui concerne Georges et Jonathan Hale.

Les visages deviennent sérieux. Tous les visages, à l'exception de celui de la secrétaire. Mais les hommes prennent en considération ce que nous avons à dire tout à coup, et ont l'air intéressés par ce que nous savons. Stevens finit par demander :

— Comment avez-vous su ? Est-ce que c'est Mademoiselle Stings qui vous a donné l'information ?

— Je l'ai su de la même façon que j'ai su votre identité, répliqué-je avec un sourire qui a tendance à l'énerver.

Stevens ne dit rien, réfléchit quelques secondes, puis se tourne vers la femme toujours penchée sur ces documents et lance :

— Mademoiselle, voulez-vous bien aller voir notre équipe d'informaticiens au neuvième pour qu'ils renforcent la sécurité de notre système informatique. Il semblerait qu'il y aient des virus qui continuent de traîner.

La femme se redresse, hoche la tête, et sort de la salle immédiatement. Je la suis des yeux, toujours un sourire aux lèvres. Bonne chance à eux. S'ils font cela pour m'éviter d'entrer dans leurs fichiers, ils sont mal partis. Surtout maintenant que je sais qu'ils me cachent des choses, j'aurai encore plus de motivation pour les pirater.

— M. Stevens, reprend un deuxième homme, est-ce que ce sont ces personnes qui ont travaillé sur l'affaire dont nous sommes en train de discuter en ce moment ?

Stevens n'a pas l'air aussi sûr de lui d'un coup. Il baisse les yeux vers le sol alors que Thomas répond à sa place :

— Alors vous parliez justement de ça ? Quelle belle coïncidence ! Comme ça, vous allez pouvoir nous aider !

Je sens à son ton ironique qu'il est sur le point de craquer si on lui refuse les mots qu'il attend. On est tous les deux dans le même cas. Thomas se tourne vers Stevens et le toise du regard. Il veut des réponses, il est prêt à tout pour les obtenir, et il se fiche des conséquences que cela peut avoir sur sa carrière.

— Dites-nous ce qui s'est passé.

Stevens reprend son sang froid et son rôle de patron.

— Je suppose que vous savez déjà tout. Jonathan a disparu, et tout ce que nous avons sur la nouvelle enquête que nous avons ouverte depuis sa disparition est dans son dossier informatique, autrement dit presque rien. Donc vous savez tout ce que nous savons. Mais ce n'est plus de votre ressort. Dorénavant vous ne vous occupez plus de cette mission, alors le secret professionnel ne vous concerne plus pour ce qui est de ce dossier. Vous ne serez plus mis au courant de rien, même vous, M. Peterson. Maintenant si vous voulez bien nous le permettre, nous avons une affaire sur les bras.

Il se tourne vers les quatre hommes et nous ignore totalement, mais nous n'en avons pas terminé avec lui. Ce n'est pas parce qu'il nous tourne le dos qu'il nous gomme de son champ de vision, ou qu'il nous expulse comme par magie de la salle. Je m'avance d'un pas et pointe mon doigt dans le dos de Stevens.

— Si vous croyez que vous allez nous snober comme ça, c'est raté.

Il se tourne doucement vers moi, d'un air hautain. Mais je ne fais pas attention à l'air qu'il se donne, je sais très bien, sans aucune prétention, que je peux le faire craquer. Je l'ai déjà fait.

— On s'est occupé de Jonathan Hale pendant plusieurs semaines, et jusqu'à pratiquement un an pour l'agent Peterson, alors il est hors de question qu'on soit écartés sans raison de cette affaire. Vous savez très bien qu'on a été indispensables durant ces dernières semaines, alors n'allez pas essayer de nous mettre de côté comme ça.

— Oui, effectivement Mademoiselle Menson, me coupe Stevens. Vous avez été indispensables. Maintenant vous ne l'êtes plus. Des agents plus expérimentés vont prendre le relais, il ne s'agit plus de prendre l'apparence de quelqu'un d'autre dans un lieu aussi public qu'un banal lycée, il s'agit de faire une vraie enquête sur un kidnapping. Une vie est en jeu, Mademoiselle Menson. Alors au lieu de venir me voir, contentez-vous de la prime qui vous a été offerte et continuez votre petit boulot en tant que chasseuse de primes. Parce que si je vous ai bien compris il y a quelques semaines, seulement ces primes vous conviennent et seule votre petite vie personnelle vous intéresse.

Mon poing part tout seul, d'un coup. Il atterrit avec une force folle sur le nez de Stevens, qui porte une main dessus. Il n'est pas le seul à être surpris. Les autres hommes le sont aussi. Et même moi, je ne m'en suis pas rendue compte sur le coup. Stevens retire la main de son nez. Il ne saigne pas. Au moins il ne pourra pas s'en plaindre. Je m'avance encore d'un pas et parle plus doucement cette fois.

— Avant que vous ne refassiez l'erreur de me contredire, chasseuse de primes est un job où l'on enquête à temps plein, et on ne reste pas seulement dans un bureau à étudier le soptions envisageables. Et je vous rappelle que ce lycée « banal », comme vous aimez l'appeler, seuls les deux personnes face à vous ont pu y entrer sans se faire remarquer. Alors la prochaine fois que vous direz quelque chose, réfléchissez à qui vous avez en face de vous, surtout si cette personne n'a aucune raison de vous respecter. Parce que, oui, vous n'êtes plus mon supérieur, et sachez que personne n'exerce un quelconque contrôle sur moi. Qui que se soit.

Je me retourne pour partir et lorsque j'atteins la porte, je me tourne une dernière fois vers Stevens.

 — Oh, et au cas où vous ne l'auriez pas compris, j'attends à être réengagée. Parce que même si vous ne le faites pas, je ne lâcherai pas l'affaire, et vous m'aurez face à vous comme obstacle. Je vous donne deux jours pour réfléchir et après ça, je commencerai mes recherches.

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