35. Le carnet

— Qu'est-ce que tu racontes ?

Je regarde autour de moi chaque personne pour m'assurer qu'aucune ne nous a remarqué, et qu'aucune n'est prête à le faire. Chacun est occupé par son travail, et même le professeur est plongé dans son bloc-notes habituel. Puis mon regard se tourne de nouveau vers la table, sans passer par Thomas, puis sur la puce. Il faut que je fasse quelque chose, et tant pis si Thomas ne comprend pas. Je lui expliquerai plus tard.

Je me lève sans réfléchir pour aller fouiller sur la table pleine d'outils se trouvant derrière nous. Les pinces, les tournevis et les petites scies ne me serviront à rien. Il me faut quelque chose de plus radical. J'attrape le fer à souder, prends finalement un tournevis en plus, puis je reviens à ma table. Thomas ne dit rien et me regarde faire comme si j'étais en train de réaliser un rituel vaudou. Je branche le fer et le laisse chauffer. En attendant, je me saisis du tournevis et enlève la coque de la puce en un tour de main. Plus je progresse, et plus Thomas s'inquiète de mes gestes. Je m'impatiente devant le fer qui finit par chauffer au maximum. Là, je m'en empare, et, après un retour en arrière sur toutes les heures que nous avons passé dessus et qui auraient pu me faire douter, je pose mon fer à souder sur la puce pour la faire griller. Quand Thomas comprend que je ne relèverai pas l'outil chaud de la carte électronique, il m'arrête et tente de m'enlever le fer des mains.

— Wow Wow, attends, qu'est-ce que tu fais ?

— J'essaie de nous sauver la mise ! Alors, s'il te plaît, arrête de te faire remarquer ou on aura vraiment des problèmes.

— De nous sauver la mise ? Tu es en train de ruiner notre projet, c'est comme ça qu'on aura des problèmes.

Excédée et en manque d'arguments pour qu'il me laisse faire, je lâche :

— Tu n'as pas compris ?

Il se tait quelques secondes et me regarde droit dans les yeux, les sourcils froncés. Il retire ses mains des miennes qu'il n'avait pas lâché, mais je n'en profite pas pour recommencer à détruire la carte. À la place, voyant qu'il essaye de comprendre sans remarquer ce qui m'a sauté aux yeux, je prends la coque et la pose entre ses mains. Je place mon doigt sur ces trois lettres qui m'ont troublée, et je commence mes explications :

— Je pensais que ça se lisait map, et puis je ne me suis jamais penchée là-dessus avant aujourd'hui. Mais non, ça se lit bien M.A.P. Map n'est qu'un nom pour se donner une excuse justement.

Thomas continue de me regarder, attendant la suite des explications. Je le regarde en retour avec insistance, n'ayant pas forcément envie de tout déballer dans un lieu aussi public. Mais finalement, je chuchote :

— M.A.P. C'est une abréviation. Material Anonymus Production. C'est une des entreprises secrètes de Fickelman sur lesquelles je suis tombée quand nous avons fait nos recherches. Je me demandais comment une entreprise pouvait être anonyme et maintenant je comprends. Elle a été créée pour une seule et unique chose.

C'est vrai que je ne lui avais pas parlé de cette entreprise. Il fronce les sourcils quand il prend conscience de ce que je veux lui faire comprendre.

— Tu veux dire que nous sommes en train de fabriquer des puces qui vont permettre à Fickelman de coincer Jonathan ?

— C'est exactement ça. Et si on tient compte de ce que nous as dit M. Field, il ne nous reste que jusqu'à lundi pour stopper le projet.

La couleur des yeux de Thomas change. Ces iris bleus deviennent sombres, noircis par la colère. Il ne me regarde plus, mais j'arrive à voir la haine qui le contient et qui est prête à exploser à tout moment. Je veux essayer de comprendre ce qui se passe mais Thomas me devance :

— Espèce de fumier, lance-t-il entre ses dents, alors qu'il commence à se lever de son tabouret.

Je l'arrête dans son mouvement en posant mes mains sur ses épaules, évitant de près la catastrophe la plus monumentale qu'il aurait pu faire.

— Hey ! Qu'est-ce que tu fais ?

— Tu ne comprends pas ? C'est ce... gars-là, fait-il en pointant du doigt M. Field, qui se fiche de nous depuis le début. Et il ose nous faire bosser pour son compte en plus !

Je pose ma main directement sur sa bouche, instinctivement, alors que sa voix se fait un peu trop forte. M'apercevant de mon geste et de la réaction de Thomas, je retire vite ma main.

— Tu ne peux pas réagir comme ça, lui expliqué-je. Tu imagines si Jonathan t'avais vu mettre une raclée au professeur ? Et les autres garçons ? Tu penses vraiment qu'ils t'auraient laissé faire ? Non, ils t'auraient pris pour un malade mental. Et si tu leur avais expliqué la situation, on aurait été fichus. Et pire encore, si le professeur n'est pas coupable, tu imagines ce que ça aurait déclenché ? Nos couvertures auraient été pourries pour rien, et tu aurais été renvoyé voire même arrêté. Ce qui me semble assez logique quand on bat quelqu'un sans motif. On n'est sûrs de rien pour l'instant. Le seul truc pour lequel nous sommes sûrs, c'est que Jonathan ne risque rien jusqu'à lundi soir, mais il va falloir faire vite si on veut qu'il ne lui arrive rien.

— Notre puce GPS, lâche Thomas d'un coup.

— Tu as écouté ce que je viens de dire ?

Thomas regarde tout autour de nous. Sa colère a l'air d'avoir disparu. J'en conclus qu'il m'a au moins un minimum écouté, mais je ne comprends toujours pas ce qu'il veut dire par la puce GPS.

— Développe, fais des phrases, je ne sais pas moi ! m'indigné-je.

— Elle est terminée.

Je vois ce qu'il veut dire. Il faut qu'on s'en débarrasse, et c'est exactement ce que je voulais faire. Mais contrairement à ce que je pensais, on ne peut pas le faire n'importe comment. On ne peut pas la mettre à la poubelle, le prof s'en apercevra. On ne peut pas non plus la garder avec nous, c'est trop dangereux au cas où elle s'activerait. Le problème est qu'on ne peut pas agir dans la classe, on sera tout de suite remarqués et démasqués.

— Dis-moi quand est-ce que tombe la sonnerie, me demande Thomas.

Nous sommes vers la fin du cours, elle ne devrait pas tarder. Je regarde ma montre, et en effet, il ne reste plus qu'une minute. Je n'ai aucune idée de ce que le brun a en tête, mais vu qu'il doit faire disparaître quelque chose, je ne m'en préoccupe pas trop du moment qu'il le fait bien. Plus que quarante-cinq secondes. Je commence à ranger les affaires autour de moi, et parfois, je jette un coup d'œil au bureau de M. Field. Nous devons savoir s'il est ou pas l'espion qui travaille pour Fickelman. Nous n'avons pas le droit à l'erreur, alors je préfère ne pas me précipiter.

Plus que dix secondes et... Un bruit sourd se fait entendre. La sonnerie a retentit trop tôt par rapport à ma montre. Thomas, pris au dépourvu, cherche les parties manquantes de la puce et, après m'avoir adressé un regard comme pour me demander mon approbation, il balance le tout par la fenêtre ouverte. Le tumulte de la sonnerie a couvert nos actes et le bruit de la puce qui s'est écrasée au sol. Alors que Thomas s'occupe de divertir Jonathan et de le ramener à l'extérieur du lycée, je me dirige vers le bureau de M. Field.

Celui-ci, très occupé par son calepin, ne remarque pas ma présence avant que je ne l'interpelle. À ce moment, il ferme son carnet raidement et me regarde avec attention.

— M. Field... Voilà, nous... enfin je...

Je suis en total manque d'inspiration. Nous avons envoyé balader notre projet entièrement fini par la fenêtre ! Non. Nous savons que vous êtes un espion qui veut ruiner la vie de Jonathan et de son père ! Non plus. Nous savons ce qu'est la M.A.P. et que les gadgets que nous sommes en train de faire sont destinés à être mal utilisés par un grand PDG psychopathe ! Décidément, ce n'est pas mon jour pour les excuses.

— Je voulais proposer mon aide pour participer au projet des autres groupes et faire en sorte qu'ils les finissent, lâché-je enfin.

Le professeur laisse filer un «Ah» assez content, et affiche un grand sourire, apparemment heureux de mon initiative. Il me donne directement son accord, mais je n'en reste pas là, n'étant pas venue le voir pour discuter d'aide personnelle.

— Mais d'abord, j'aimerais savoir si ce que nous avons fait avec Thomas est bien, ou s'il y a des choses à revoir. Pouvez-vous me montrer celui que vous avez fait pour que je puisse comparer ?

Le professeur hoche la tête, descend immédiatement de son tabouret et se dirige dans une salle derrière son bureau, servant de débarras aux salles de technologie. Après m'être assurée que je suis bien hors de son périmètre de vue, je me jette sur le calepin auquel il a l'air de tant tenir, et commence à tourner les pages. Il y en a trop pour que je puisse les photographier. Je n'ai pas le choix, pour pouvoir avoir le temps de regarder tout son contenu, je dois le lui voler. Alors qu'il revient à peine une vingtaine de secondes plus tard, je glisse la carnet dans mon sac et regarde le professeur comme si de rien n'était. Il me tend le prototype de la puce que je fais semblant d'examiner attentivement, et, m'apercevant qu'il cherche quelque chose assidûment, mais surtout en paniquant légèrement, je le remercie.

— Merci, monsieur. Et désolée pour le dérangement, je ne vous retiens pas plus.

— Attendez, Mlle Menson, m'arrête l'homme alors que je me tiens dans l'encadrement de la porte.

Je sers les dents, ferme fort les yeux avant de tout relâcher et de me retourner avec une attitude tout à fait normale.

— Oui ?

— Avez-vous vu un carnet de notes avec une couverture en cuir noir ?

Au moins, il ne me soupçonne pas de l'avoir pris, un bon point. Je profite de la situation pour lui sortir un bien grand mensonge.

— Il me semble que vous l'avez rangé dans un de vos tiroirs de bureau, mais je n'ai pas fait attention.

Il hoche la tête pour me remercier et se penche de nouveau dans ses recherches qui vont, malheureusement pour lui, rester vaines. Je me permets enfin de sortir de la salle de classe,  m'assurant au moins d'une chose : ce soir, je saurai qui est réellement l'espion infiltré au lycée. Il ne manquera plus qu'un dossier solide à la PPAE pour l'arrêter dès lundi matin.

Alors que je franchis les portes du lycée, une ombre se déplace derrière moi. Je sens sa chaleur dans mon dos. Et malgré la première erreur que j'avais faite lorsque j'avais mis Jonathan par terre, je ne peux m'empêcher de faire resurgir ce vieux réflexe. J'attrape le bras de la personne qui se tient juste derrière moi, et par un mouvement vif, je le lui plis pour le faire passer derrière son dos. Le garçon se retrouve le profil contre le mur de l'entrée. Mais alors que je ne m'attendais pas à des représailles, il se retourne et me bloque les poignets. En quelques secondes, c'est maintenant moi qui me retrouve dos au mur, à une dizaine de centimètres de mon agresseur. Je ne cache pas ma surprise en voyant son visage, et les sourcils froncés, je demande avec une certaine agressivité :

— Qu'est-ce que tu fiches ici, Thomas ?

— Whaou ! Je crois bien que c'est la première fois que tu prononces mon prénom !

— C'est complètement faux ! Et tu ne réponds pas à ma question. Maintenant lâche-moi.

Il resserre un peu plus ses doigts autour de mes poignets, heureux d'être en position de force. Pour une fois. Mais qu'est-ce qui lui prend ?  S'il ne me lâche pas tout de suite, il va finir par le regretter. Et cela se traduira par un goût légèrement amer dans la bouche.

— Si, c'est absolument vrai.

— Je te préviens, le coupé-je. Si tu ne me lâches pas tout de suite, je te promets que tu vas le regretter.

Ne croyant pas une seconde à mes menaces, et ne se rappelant sûrement pas la fois où nous nous étions battus l'un contre l'autre dans ce local, il étire un sourire satisfait sur son  visage. Je n'attends pas une minute de plus et envoie un coup de genou dans son estomac. Mais Thomas reste un agent de la PPAE, et encore à ma plus grande surprise, il se penche pour l'éviter. Cette action relevant de l'échec le fait sourire encore plus. Il sait très bien ce que cela me fait d'être comme ça, prisonnière de quelqu'un. Jonathan aussi l'a su, dès la première fois qu'il m'a vu. Et c'est exactement ce que représente le bijou que je porte toujours en ce moment : ma liberté. Mon regard devient noir et plein de haine. Je sers la mâchoire et lâche froidement :

— Je te déteste.

Ces mots doivent avoir un certain impact puisqu'il se décide finalement à me lâcher, alors que je garde mon regard toujours aussi sévère, ancré dans le sien. Une fois que je suis certaine que mes mains sont entièrement libres, l'une d'elles part instinctivement pour venir claquer sur la joue du brun. Vu sa réaction, il ne s'y attendait pas, et cela l'a cloué sur place. J'en profite pour détaller à pas rapides, étant moi-même surprise par ce geste irréfléchi. Cependant, je ne le regrette pas. Il l'a cherché.

— Est-ce que tu l'as récupéré ? crie une voix grave dans mon dos.

— Je ne vois pas de quoi tu parles, répondis-je sans me retourner.

Thomas me rejoint et m'attrape par le bras pour récupérer par la même occasion le carnet dans mon sac, sans me demander la permission.

— De ça.

Je lui arrache le cahier des mains sans prendre la peine de le ranger à nouveau dans le sac. Mais je n'ajoute rien. Je n'ai pas envie de savoir comment il a su que je m'intéressais au carnet. Je n'ai pas non plus envie de savoir pourquoi il s'y intéresse aussi. Il l'a sûrement aussi bien remarqué que moi. Parfois, j'oublie que Thomas est aussi professionnel que je le suis, et cela peut facilement me jouer des tours, comme ce soir. Et, il y a des fois où je ne sais même plus si Thomas est mon coéquipier, ou l'ennemi que je dois abattre. Ce dont je suis sûre, c'est que le pacte de paix que nous avons scellé et re-scellé ne durera pas éternellement. Je doute même qu'il ait réellement existé un jour. Il y aura toujours au moins l'un d'entre nous qui voudra rappeler à l'autre qu'il peut se débrouiller seul. Nous ne sommes coéquipiers seulement lorsque cela nous arrange, et le reste du temps nous ne pouvons nous empêcher de compter les points chacun de notre côté.

Mais maintenant que j'y réfléchis, la mission sera bientôt terminée, mon travail avec Thomas de même, et ma vie au lycée aussi. Je ne pense pas que cet établissement me manquera, et l'ambiance y est finalement peut-être un peu trop banale par rapport à ce que j'ai l'habitude de vivre. Ce qui va me faire le plus bizarre, c'est de devoir partir du jour au lendemain. Mes principes ne me lâchent pas, et abandonner quelqu'un alors qu'on lui a menti pendant plusieurs semaines, je n'appelle pas cela du courage. C'est de la pure lâcheté. Je ne vois pas Thomas rester au lycée pour le plaisir. S'il travaille pour la PPAE à notre âge, c'est qu'il doit avoir besoin d'argent, alors je l'imagine mal cracher sur une nouvelle mission. Ce qui fait que Jonathan va se retrouver seul, sans jamais comprendre pourquoi nous sommes partis. J'ai du mal à y penser alors que Genny a déménagé il y n'y a pas un mois. Mais je n'ai pas le choix, et ça n'a jamais été mon habitude que de donner de l'importance à mes missions, alors ce n'est pas maintenant que cela doit commencer. Parce que si cela arrive, ce sera le commencement à de nouveaux problèmes.

Mais en attendant j'en ai déjà un à réglé. Dans quelques heures il sera résolu, et dans trois jours tout au plus il sera derrière les barreaux, à nous livrer Fickelman sur un plateau.

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