33. Dose de caféine
Le reste de la soirée se passe comme devrait se passer une soirée de fin d'études normale. La musique ne s'arrête pas, les buffets se vident petit à petit, certaines personnes sortent pour prendre l'air, le plus souvent en groupe pour rester dans l'ambiance, puis il rentrent de nouveau pour se remettre à danser. Thomas, Genny, Jonathan et moi sommes restés avec les trois autre garçons une dizaine de minutes de plus, puis nous nous sommes écartés dans un coin, s'installant dans un des quelques canapés non utilisés, puisque les gens traînent pour la plupart sur la piste de danse. Et nous parlons, rigolons à plusieurs péripéties que nous raconte Genny sur son déménagement et tout le reste. Nous sommes tous les quatre conscients que c'est sa seule soirée ici avant qu'elle ne reparte dans l'Iowa, alors nous en profitons, enfin surtout eux trois, pour parler et prendre des nouvelles. Quelques fois, ils partent danser pour profiter de la fête, et je reste ici à les regarder. Thomas ne bouge pas non plus, seulement une fois pour faire plaisir à Genny, qui l'a supplié pour avoir une danse. Mais sinon les deux meilleurs amis y vont seuls, puis ils reviennent quand ils en ont marre ou sont fatigués, et nous reprenons notre conversation sur un autre sujet.
Il est deux heures du matin, et je commence un peu à être fatiguée. Ma dose de caféine me manque et j'en ai besoin pour rester d'aplomb encore quelques temps. Apparemment, le fait de s'être levé tôt pour aller en cours ce matin n'affecte pas la santé de Jonathan et des autres. Ils font la fête et cela leur suffit pour se donner la pêche. Cependant même si leur bonne humeur est contagieuse, l'énergie qu'ils ont ne l'est pas, à mon grand damne.
Thomas se lève du divan sur lequel nous sommes assis depuis un moment et s'éloigne à l'autre bout de la salle, là où se sont posés les professeurs pour nous surveiller. Je l'observe une seconde, il a l'air de parler à l'un d'entre eux. Je me demande bien ce qu'il doit lui dire. Il me semble que c'est notre professeur de sciences naturelles. Je tourne la tête vers Jonathan, parti danser le je-ne-sais-quoi avec Genny. Je sens une présence s'approcher quelques dizaines de secondes plus tard. C'est Thomas, et il s'approche de moi non pas pour s'asseoir à mes côtés, mais bien pour me parler. Cependant il ne dit mot, et tend simplement sa main vers moi, paume fermée vers le sol. Je le fixe un instant, voulant savoir ce que c'est, et en un regard, il insiste sur cette main qu'il me donne. Je tends alors la mienne, et il ouvre ses doigts, laissant échapper ce qu'il renfermait jusqu'à présent. L'objet est lourd, métallique. C'est un trousseau et plusieurs clefs y sont attachées.
Thomas s'assoit à côté de moi avec un léger sourire, pose ses avant-bras sur ses cuisses et lie ses deux mains l'une à l'autre.
- Qu'est-ce que c'est que cette chose que tu as piqué à ce pauvre professeur ?
- Le plus intéressant est de savoir ce qu'elles ouvrent.
Après un court instant, il éclaircie mon esprit :
- Il y en a une dédiée à la salle des professeurs. Tu pourras y trouver une machine à café.
Je le dévisage, fronçant les sourcils et ne comprenant pas son geste.
- Pourquoi tu as fait ça ?
- Parce que tu en as besoin, je le vois.
Je détourne le regard, et Thomas ne semble pas en faire autant. Je pose les clefs dans sa main, refusant l'offre qu'il me fait. Je ne sais pas ce qu'il l'a poussé à faire ça, mais ça n'effacera pas son comportement d'il y a quelques heures.
- Je ne veux pas avoir de comptes à te rendre.
Il souffle. Ce n'est pas un souffle d'énervement, ni de lassitude. Il ne sait pas comment s'y prendre, c'est un souffle de réflexion.
- Écoute Alice, je te fais confiance, tu peux me croire. Ce qu'il y a c'est juste que je ne peux pas justifier certaines choses. Mais puisqu'on en parle, je te demande à mon tour de me faire confiance. Tu n'as pas besoin de savoir ça. Si je suis allé chercher ces clefs ce n'est pas pour me faire pardonner, ni pour avoir un coup d'avance sur toi et te demander quelque chose en échange. Simplement parce qu'on est coéquipiers, et que si on veut que ça marche, on doit pouvoir compter l'un sur l'autre.
Son discours a l'air sincère, et je sais déceler un mensonge quand j'en vois un. Il n'a aucune raison de me mentir, surtout sur quelque chose de ce genre. Un rire nerveux me prend. Je penche mon visage en avant et pose mes mains sur mes lèvres.
- Tu sais, je crois que c'est la chose la plus agréable que tu ne m'ait jamais dite.
- Oui, je sais. Mais il fallait que je te convaincs d'aller prendre ce café. Je ne tiens pas à devoir me coltiner le travail tout seul pendant que tu dors sur ce divan.
- Je me disais bien aussi que ça ne pouvait pas durer, lâché-je plus pour moi que pour lui en me levant du canapé. Mais qu'est-ce qui te dis que tu m'as convaincu ?
Son sourire d'arnaqueur refait surface et ses yeux me toisent de haut en bas.
- Tu es debout, non ?
J'ouvre la bouche mais ne sors aucune parole. Pour simple réponse, je lui arrache les clefs des mains et commence à faire quelques pas en arrière. Comme à son habitude, il m'énerve à avoir raison, et je ne peux m'empêcher de répliquer en le pointant du doigt :
- Toi, tu vas me le payer.
Je me retourne et me dirige vers les vestiaires, ouverts pour laisser libre accès aux WC. L'odeur y est infecte, je soupçonne l'équipe ménagère de ne pas y passer très souvent malgré l'hygiène dont cet endroit aurait besoin en temps normal. Comme je m'y attendais, une porte est agencée de l'autre côté des douches pour rejoindre les couloirs. Bien sûr, elle est fermée, mais la clef doit sûrement être dans ce trousseau. Et après avoir essayé environ les trois quarts de mes possibilités, je tombe enfin sur la bonne.
Voyant que je suis seule et que les couloirs ont eux, été nettoyés, je retire mes chaussures et retrouve enfin une marche normale. Une sensation très étrange me parcourt le pied alors que j'ai les escarpins à la main, comme s'il me manquait quelque chose, mais mes pieds sont enfin soulagés et je peux faire un pas sans me soucier du fait que je pourrais me tordre la cheville à tout moment. Le couloir est sombre, et je peine à avancer puisque je n'ai aucun moyen de m'éclairer sur moi, ayant laissé mon téléphone à l'appartement. L'idée de fouiller quelques salles me traverse l'esprit, mais je n'ai ni clé USB pour retenir les fichiers, ni ordinateurs pour les copier, et ni cellulaire pour prendre des photos. De plus, je suis ici c'est pour surveiller Jonathan, alors si je me lance maintenant là-dedans, je ne reviendrai plus au gymnase de la soirée.
J'arrive enfin à trouver la salle des professeurs, et encore une fois, la bonne clef ne peut être qu'une des dernières que j'essaie d'insérer dans la serrure. Une lampe de bureau est posée sur un plan de travail, et je l'allume tout de suite, faisant attention à ce qu'il n'y ait personne aux alentours. Je jette un coup d'œil autour de moi pour trouver le distributeur de gobelets en plastique, et quand je tombe dessus, je me sers et ne perds pas une seconde pour le placer sur la machine et appuyer sur le bouton qui convient. Le liquide qui sort du marteau piqueur recyclé - je suppose que ça l'était dans une autre vie étant donné le bruit que cela fait, n'est vraiment pas ragoûtant. Moi qui suis une fan inconditionnelle du café, celui-ci ne va pas du tout me plaire. Et en effet, quand je porte le liquide à mes lèvres, je ne peux réprimer une grimace. Je ne sais vraiment pas comment les profs font pour avaler ça. Je suppose qu'ils ont le même besoin en caféine que moi.
Je finis mon verre au plus vite et le jette dans la poubelle installée juste à côté, avant de revenir sur mes pas. Je reviens comme si de rien n'était dans la salle de fête, les chaussures aux pieds et une mine totalement innocente. Je profite que Genny et Jonathan soient toujours sur la piste de danse pour rendre les clefs à Thomas.
- Tiens, lancé-je en les posant directement dans sa main, je te laisse l'honneur de les lui rendre.
Il me regarde, sidéré que je lui laisse y aller après la faveur qu'il m'a faite.
- Oh, et laisse le micro allumé. J'aimerai bien savoir comment tu vas t'y prendre.
Je lui donne mon sourire le plus faux et le plus fier, puis il s'en va en me rendant la même expression. Je prends le relais quant à la surveillance de Jonathan, sans oublier de jeter quelques coups d'œil vers Thomas pour voir comment il s'en sort. Sa voix me parvient à l'oreillette, et je comprends qu'il est en train de parler à notre prof de sciences.
- Excusez-moi monsieur, je l'ai trouvé par terre. Je suppose que c'est à vous.
Je vois le professeur tâter ses poches et se rendre compte qu'effectivement, c'est son trousseau qui est dans les mains de son élève. J'aperçois de loin que l'homme regarde Thomas avec soupçons, comme s'il se doutait de quelque chose.
- Je l'ai trouvé devant le buffet des adultes, celui qui sert de l'alcool.
L'homme paraît soudain gêné. Boire ce genre de boissons en se faisant repérer par un de ses élèves ne doit pas être très rassurant, c'est sûr. Et je suppose que c'est pour cela qu'il prend les clefs sans poser de questions, simplement en remerciant le jeune homme. C'est presque un comble quand on sait qu'il remercie tout de même son voleur qui en plus l'a mis mal à l'aise. Je pensais que Thomas la jouerait plus fine sur ce coup. Quand il revient, encore plus fier qu'à son départ, je ne peux m'empêcher de rajouter mon grain de sel.
- Tu es un vrai salaud. C'est dégueulasse ce que tu viens de faire.
- J'ai passé ma soirée à le regarder, il n'a pas arrêté de boire. Ce mec est soit un alcoolique, soit un profiteur, et peut-être même les deux.
- Tu veux dire par là qu'au lieu de surveiller Jonathan, tu as passé ton temps à regarder un professeur se saouler.
Thomas fixe son regard sur moi, réfléchissant à ce qu'il vient de dire. Il veut démentir, mais je le coupe avant même qu'il n'ait commencé sa phrase :
- N'ajoute rien, tu vas t'enfoncer encore plus.
***
Une dizaine de minutes plus tard, Jonathan et Genny terminent leur dernière danse, et nous proposons en décision commune de quitter la fête.
Une fois dehors, je décide de laisser tomber les bonnes manières sur le parking et retire mes chaussures qui m'épuisent et me font plus mal qu'autre chose. Nous ne sommes que tous les quatre, Thomas, Jonathan, Genny et moi, marchant vers je ne sais où. Sûrement en quête de la voiture de Jonathan, ou de celle de Thomas.
- Au fait, m'interpelle Jonathan sans s'arrêter de marcher, pourquoi est-ce que tu n'es pas allée à la fête de ton amie, finalement ?
Je ferme les yeux et pose mes doigts sur mes tempes, feignant d'essayer de me rappeler de ce détail alors que je cherche surtout une excuse pas trop grossière.
- Heu... Elle a annulé sa soirée... enfin reporté plutôt. La pauvre a attrapé une bronchite et elle ne se sentait pas capable d'assurer sa fête d'anniversaire aujourd'hui.
- Une bronchite au mois de mai ?
Thomas laisse échapper le début d'un rire qu'il retient. Je le remarque, mais ne dit rien. Bon, j'avoue que niveau excuse, j'ai fait mieux. Pourtant j'ai l'habitude de mentir, mais mentir à des gens que l'on côtoie tous les jours est bien plus difficile. Je me rattrape à la seconde :
- Tu sais, il arrive que, lorsque tu mets le ventilateur trop fort pendant la nuit dans une chambre, l'air qui circule devient très frais, et comme c'est cet air-là qu'elle a respiré, je suppose qu'elle a dû attraper froid.
Je ne sais absolument pas si ce que je dis est vrai, et honnêtement je m'en fiche du moment qu'il y croit et qu'il laisse tomber les questions sur la fausse amie et la fausse soirée d'anniversaire. Et à mon plus grand bonheur, c'est ce qu'il fait. Alors que le brun, de son côté cache son sourire derrière sa main.
Nous arrivons devant la voiture de Jonathan, et c'est à ce moment-là qu'il me pose une question existentielle :
- Comment est-ce que tu vas rentrer ?
- Honnêtement ? Je n'en sais rien, répondis-je en me rappelant de ce détail. Je pense appeler un taxi et attendre ici jusqu'à son arrivée.
En fait, c'est surtout mon seul moyen de rentrer si je ne veux pas faire le trajet à pied qui, même s'il est court, n'est sans doute pas très agréable sans chaussures. Mais la vérité exacte est que, manque de téléphone, je vais demander à Zoé si elle peut appeler une agence de taxis pour m'en envoyer un. Mais le fait est que cela revient exactement à la même chose.
- Tu veux que je te ramène ? J'amène Genny à son hôtel, je peux te déposer.
- Non, merci Jonathan. C'est très gentil, mais il faut que tu t'occupes de Genny. Ça ne me dérange pas d'attendre, certifié-je.
Jonathan cherche une certitude à mes propos, que je lui donne en hochant la tête, sûre de moi. Nous saluons donc Genny, que nous ne reverrons sans doute plus à moins qu'elle ne décide de nous faire une autre surprise, et nous lui souhaitons bonne chance pour la suite avant qu'elle ne monte dans la voiture de son meilleur ami. Quant à Jonathan, nous lui disons que nous nous voyons de toute façon vendredi, et nous le laissons s'en aller à son tour. Quand le véhicule fait les quelques mètres pour s'éloigner du parking, Thomas et moi recherchons déjà la voiture noire. Elle n'est garée qu'à quelques pas de notre emplacement, alors quand Thomas se dirige vers la portière du conducteur, je m'arrête et me mets sur le côté pour le laisser faire la marche arrière. Voyant mon geste, il lève son regard vers moi et me pose la question comme si ce n'était pas évident :
- Qu'est-ce que tu fais ?
- Si tu pensais pouvoir m'écraser aussi facilement, c'est raté, plaisanté-je.
- Tu ne veux pas que je te ramène ? Tu ne vas pas me dire que tu veux vraiment attendre un taxi ? demande-t-il de manière rhétorique, ignorant tout à fait ma plaisanterie.
Mon premier réflexe serait de refuser, déjà parce que je ne veux pas avoir besoin de l'aide de quiconque, et en plus parce que je ne me sens pas d'être avec Thomas, même pendant cinq minutes, dans un silence de mort. J'ai déjà tenté l'expérience et ça n'a pas été une réussite. Mais la deuxième idée qui me traverse l'esprit est plus amusante, alors j'opte pour celle-ci.
- OK, ça va.
Et comme je m'y attendais, l'esprit de Thomas fait tilt.
- Pourquoi je n'ai pas besoin d'insister quand c'est moi qui te ramène ?
- Parce que sinon tu ne te poserais pas la question, réponds-je simplement en venant m'asseoir sur le fauteuil passager.
Maintenant il doit sûrement penser que je me fiche pas mal du fait que ça le dérange, ou pas, de me ramener chez moi. Et comme cette situation l'énerve, moi, elle me plaît.
Thomas me rejoint finalement et fait vrombir le moteur de la voiture. Mon corps est resté chaud à cause de la soirée, et ce n'est pas le léger air frais du soir qui m'a rafraîchi. Mais la climatisation de la voiture est là pour faire l'affaire, et l'air qui fouette mon visage me permet de mieux respirer. Le trajet est silencieux, mais mon esprit, quant à lui, est dans un immense brouhaha. Je réfléchis à ce que Thomas m'a dit, je réfléchis pour savoir si c'est réellement la vérité, et surtout je réfléchis pour savoir si je vais lui dire. Lui révéler ce qu'il veut savoir depuis longtemps. Cela nous fera peut-être avancer dans notre relation et cela facilitera la communication entre nous. Ou alors cela aura l'effet inverse. Tout dépend de comment Thomas va le prendre. Je tourne ma tête vers lui. Il est concentré sur la route. Alors, en laissant mon regard pendre au-dessus du vide, je me lance :
- Tu sais, ce matin-là, quand Zoé m'a appelé pour me proposer une mission...
Son regard furtif vers moi me montre que j'ai son attention.
- J'ai refusé cette mission.
- Ça je le sais, me coupe Thomas.
Sa remarque me lance comme un pic froid, mais je décide de passer outre. Il ne s'attend pas à ce que je vais lui dire, je considère donc normal la façon dont il agit alors que je remets un sujet fragile sur le tas.
- Stevens voulait que je fasse quelque chose qui ne me plaisait pas, et même si ça me met mal à l'aise de t'en parler, autant le faire maintenant.
Thomas arrête la voiture alors que nous sommes arrivés, mais il ne me regarde pas, et je l'en remercie intérieurement. Je ferme les yeux, m'ôte toutes pensées de la tête, et me lance.
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