31. Action ou vérité ?
Ma main droite est dans celle de Thomas, suspendue en l'air à quelques centimètres de nos visages, tandis que mon autre main est posée sur sa veste de costard, sur son épaule. Sa seconde main, quant à elle, maintient ma taille. Notre simple contact ranime cette chaleur déjà présente dans la salle, nos corps sont brûlants, je le sens, mais l'ambiance qui règne entre nous est glaciale. Nous ne faisons qu'à peine bouger au rythme de la musique, pas de tour, pas de pas extravagants ou trop réfléchis, simplement nos pieds qui font du sur place, et pourtant j'ai l'impression que tout mon corps est en train de lâcher sous cet effort, c'est déjà beaucoup trop pour moi. Thomas n'affiche pas un sourire, ne prend pas la peine de fausser une mine réjouie, et ne m'adresse aucun regard. De mon côté, je n'en fais pas forcément plus puisque je regarde ailleurs depuis le début du slow.
- Qu'est-ce que tu fais ici ? lâche-t-il d'une voix basse, sur un ton de reproche.
- Je viens m'assurer de la sécurité de ma mission.
- Je croyais que tu devais fouiller le lycée.
- Oui, eh bien moi aussi figure-toi !
J'ai l'habitude de crier quand je m'énerve, mais là, dans cette situation, la seule chose que je puisse faire est de prendre un ton énervé tout en continuant à chuchoter, et c'est très désagréable quand ça démange.
- Quoi qu'il ait pu se passer pour que tu ne t'en tiennes pas au plan, on s'en sortais très bien sans toi.
Je hausse les sourcils à l'entente de ce pronom.
- On ?
Thomas me regarde droit dans les yeux et fronce ses sourcils d'incompréhension. Il relève la tête et observe tout autour de lui quelque chose, ou plutôt quelqu'un, qui ne se trouve plus ici depuis un petit moment.
- Qu'est-ce que tu as fait ?
- Je t'en prie, tu sais très bien qu'ils se seraient fait griller en deux secondes ! Ils ne servaient à rien. Nous avons commencé l'enquête à deux, je ne vois pas pourquoi il se rajouteraient à l'équation.
- Parce que si tu veux entrer en action et bouger, il faut peut-être que ta robe te permette de respirer.
- Ah ! Alors le voilà le problème, pourquoi est-ce que je n'y ai pas pensé plus tôt ? C'est tellement gentil de te préoccuper de moi, ajouté-je sur un ton ironique, mais ma robe est très bien pourquoi ? Elle ne te plaît pas ?
J'ajoute un ton offensé et lui affiche un visage faussement triste. Bien sûr que j'ai pensé à la façon dont j'allais assurer mon job ce soir, dans cette tenue, et je me maudis intérieurement encore de porter ces horribles talons fins, et cette robe qui, j'en ai l'affreuse impression, peut tomber à tout moment, manque de bretelles ou de manches. Mais cela ferait trop plaisir au garçon qui est en face de moi si je montrais un seul signe de faiblesse par rapport à ces détails qui peuvent être trop simplement amoindris. Alors je joue la carte de la menteuse, ou plutôt de la dissimulatrice, et ne dit, ni n'affiche aucun de mes ressentiments.
- Tu attends que je te fasse un compliment, c'est ça ?
- Si tu veux exposer ton jugement, vas-y. Mais attention, pas de mensonge entre nous, c'est le jeu d'action ou vérité, et tu as choisi de ne dire que ce qui est vrai.
Je le fixe avec un regard sérieux, mais un regard de défi. Autant que je sache ce qu'il pense de moi tout de suite, au moins ce sera fait. Il fait voguer ses yeux sur moi, des pieds jusqu'à la tête, assez discrètement pour que personne autour de nous ne s'en aperçoive, mais pas assez pour que moi, je ne le vois pas. Ce n'est pas vraiment une sensation agréable que d'être passée au scanner par quelqu'un qui se trouve à seulement quelques centimètre de soi, mais cette fois au moins son regard n'est pas glacial. Nos pas sont maintenant machinaux, et ne nous faisons plus attention au rythme de la musique, nous laissant guider par notre instinct. Thomas souffle un coup avant de lancer :
- Tu es sans aucun doute la fille la mieux habillée de la salle. Mais malgré cette robe qui donne l'impression d'avoir été faite sur mesure, c'est ton visage qui attire le plus l'attention. Aucun détail n'a été laissé au hasard, mais tu n'es pas retouchée pour autant. Ton regard reste franc, et même si tu portais un masque, on pourrait sans difficulté te reconnaître, parce que c'est lui qui t'empêche de mentir aux autres.
Pour clore son discours, il baisse les yeux pour s'accorder une pause, et en les relevant à peine, il termine :
- Mais pour faire court, tu es très jolie.
Je crois que je m'attendais à tout sauf à ça. Je reste sans voix, et ma respiration est coupée. Je m'attendais à ce qu'il me dise quelque chose, mais surtout pas un compliment. Et le fait qu'il ait dit ces paroles me déstabilise à un point que je ne soupçonnais même pas. J'ignore totalement comment fonctionne mon corps maintenant, sûrement est-il mis sur la marche automatique puisque je continue à danser sans n'y prêter aucune attention. Mais ce que je ne sais pas et que j'aimerai savoir par-dessus tout c'est quel effet cela lui a-t-il fait de me dire ça ? Est-il aussi serein et sérieux dans sa tête que ce qu'il laisse paraître ? Cependant, il y a quelque chose qui me gêne dans toutes ses paroles, comme s'il n'avait pas tout dit. Alors je regagne mon assurance, de l'esprit, et par la même occasion, la parole :
- Tu n'es pas trop mal non plus, la cravate te va bien. Mais il y a toujours un « mais » avec toi, alors j'attends.
Il me regarde droit dans les yeux et annonce comme une valeur sûre :
- Mais tu n'es pas toi-même dans tout ça.
Mon cerveau s'arrête de fonctionner un instant, et la simple case de la mémoire prend le relais. C'est exactement ce que je m'étais dit devant le miroir, en m'apercevant maquillée, coiffée, et habillée comme je le suis maintenant. Je ne me reconnaissais pas. Je n'étais plus Alice Menson, je n'étais qu'une copie retouchée de moi-même, comme il y a de nombreuses copies de poupées Barbie. Celle qui fait son jogging, celle qui fait du surf, une autre qui fait les boutiques, et encore une autre pour son rendez-vous avec Ken. Et je suis certaine qu'il a dû y avoir une Barbie spéciale premier bal de lycée. Et je ne veux pas en être une, c'était d'ailleurs une de mes conditions en acceptant cette mission. Puis mon cerveau se remet à fonctionner. Comment peut-il me dire qui je suis réellement, puisqu'il n'a aucune idée de ce à quoi je pense, ou même de ce que j'aimerai être ou de ce que j'aimerai avoir.
- Tu ne me connais pas.
- Ça, c'est ce que tu t'obstines à croire.
Alors que la musique se termine, nous nous retrouvons face à face, sans se dire un mot. Nos regards à eux seuls font la conversation. Puis nous décidons enfin, lorsque nous sommes descendus de notre nuage noir, de rejoindre le groupe. Thomas a l'air de remarquer quelque chose qui ne lui plaît pas, puisqu'il me stoppe, encore loin du groupe et loin de leurs yeux indiscrets, en m'attrapant par le poignet.
- Qu'est-ce que c'est que ça ? demande-t-il en visant le bracelet en diamants.
- Ça, c'est un vrai petit bijou, sans mauvais jeu de mot. D'ailleurs tu ferais mieux de t'en écarter si tu ne veux pas te blesser.
Il lâche mon bras, ne sachant pas exactement ce qui peut l'attendre, et rejoint le groupe sans m'attendre. Jonathan vient vers moi avec un sourire réconfortant, et me demande si je vais bien. Je lui réponds par l'affirmative, quand un son arrive à mon oreille. Ce n'est pas de la musique, et ça ne vient pas de quelqu'un qui se trouve dans la salle. Je me bouche l'oreille discrètement pour entendre ce que m'envoie l'oreillette. Je regarde Thomas : lui aussi reçoit les paroles du gardien à l'extérieur. Apparemment quelqu'un veut entrer dans la salle, et il n'a pas d'invitation. Qui que cela puisse être, il faut qu'on intervienne pour voir son visage. Il fait peut-être parti du lycée, et il ne faut pas l'envoyer balader s'il est un suspect potentiel. Thomas passe à côté de moi, et me murmure :
- Reste ici pour surveiller Jonathan, c'est peut-être une diversion. Moi, je vais voir qui c'est.
Il repart tout de suite après avoir déballé ces paroles à la vitesse d'un éclair. Cette fois, je l'écoute sans protester. Ce n'est sans doute rien d'important, et si ça l'est, je ne voudrais pas le laisser s'enfuir. Et puis, Jonathan doit rester sous surveillance. Mais je ne peux m'empêcher de regarder qui est à l'entrée, et Thomas a malencontreusement laissé les rideaux ouverts. Le fait qu'il se tienne devant l'entrée ne me laisse pas la vue libre de là où je suis. Je propose alors à Jonathan d'aller de l'autre côté, se prendre un autre verre. Il m'accompagne avec plaisir, et sans quitter l'entrée du regard, je prends Jonathan par le bras pour ne pas le perdre. Je marche sans regarder devant moi, cherchant un bon angle de vue pour apercevoir l'inconnu. Tout ce que je vois pour le moment, c'est que c'est un homme, sûrement jeune, qui porte un costard cravate noir. Mais je ne vois aucun visage.
Je continue de m'avancer, et quand nous arrivons devant le buffet, le visage de l'homme apparaît derrière l'ombre de Thomas. Je le connais, mais qu'est-ce qu'il fait là ? Et surtout, de quoi peuvent-ils bien parler avec Thomas ? Ce dernier a l'air énervé, et il semble lui faire signe de s'en aller. À sa place, c'est ce que je ferai. J'ai vu ce que Thomas était prêt à faire à une fille, je ne sais pas ce qu'il serait capable d'infliger à un garçon. Le jeune homme finit par partir après avoir râlé maintes fois après Thomas. Je tourne la tête quand je vois mon coéquipier rentrer de nouveau dans la salle. Mais qu'est-ce que signifiait cette échange ?Je ne comprends rien, et Thomas semble me cacher trop de choses. Et je compte bien en savoir plus. Cependant je ne veux pas qu'il sache que je l'ai vu, ce sera à lui de choisir s'il veut me dire la vérité ou non. S'il choisit de me mentir, ce sera à ses dépens. Je me sers un verre et en sers un à Jonathan, puis nous retournons vers le groupe, dans lequel Thomas est déjà revenu.
Il faut que je lui parle, mais comment le faire devant tous les garçons ? Nous ne pouvons pas laisser Jonathan seul, et pour autant nous ne pouvons pas en discuter devant lui.
***
La soirée a pour le moment été assez éprouvante.J'ai dû marcher avec des talons hauts d'au moins sept à dix centimètres, j'ai été obligée de danser un slow avec Thomas durant lequel j'ai entendu des tas de choses que je ne soupçonnais même pas, puis un intrus inconnu a voulu s'infiltrer dans la soirée, mais j'ai découvert qu'il n'était pas si inconnu que cela. Et pour une raison que j'ignore totalement, la discussion de cet inconnu-finalement-pas-inconnu a été plutôt mouvementée avec Thomas. Si je savais que ce bal allait être une vraie épreuve pour moi, je ne savais pas qu'il soulèverait autant de questions.
J'essaye de me rapprocher tant bien que mal de Thomas pour pouvoir lui parler. S'il avait voulu me dire qui était la personne à l'entrée, il me l'aurait fait savoir, et c'est pour cette raison précisément que ce mystère m'intrigue encore plus. Puis, voyant bien que j'attirerais l'attention en adressant la parole à celui que je supporte le moins dans cette salle, je trouve une autre astuce. M'assurant que Thomas surveille bien Jonathan, je me retire dans un coin, et adresse discrètement au micro.
- Il faut qu'on se parle... discrètement. Je ne veux pas attirer les curieux.
- On ne peut pas, tu le sais très bien. Il faut qu'on garde Jonathan à l'œil.
Apparemment personne ne semble remarquer notre échange, et Thomas s'est positionné assez loin de la troupe pour ne pas être remarqué.
- Je sais, mais c'est important. Il faut qu'on trouve un moyen. Peut-être que s'il restait avec le molosse de l'entrée, on serait sûrs de sa sécurité, tenté-je.
- C'est une super idée, ça, dit-il sarcastique. Et puis on lui dit quoi à Jonathan ? Qu'il doit attendre dehors pour qu'on puisse parler de lui ?
Je sais bien que ce n'était pas une idée brillante, mais j'essaie de chercher des solutions. Je n'ai pas le choix. Il faut que je sache. Et je sais que si nous continuons la conversation par micro, soit nous allons nous faire remarquer, soit Thomas va éviter de me répondre. Un éclair traverse soudain mon esprit.
- Magali ! On lui demande de le surveiller. Elle n'est pas assez curieuse pour demander pourquoi on lui demandera ce service, et je lui fais confiance pour ne pas faillir à sa tâche.
- Je te rappelle qu'on ne sait pas qui est l'intrus. Si elle bosse pour Fickelman, elle va pouvoir en profiter pour nous rouler, ou alors elle saura au moins qui nous sommes, et à partir de là on sera fichus.
- Ce n'est pas elle. Je te rappelle que l'intrus fait soit parti des élèves de notre classe, soit des professeurs qui nous font cours. Et c'est notre dernière option.
Je jette un œil vers Thomas, au loin, qui semble réfléchir à ma proposition. Il n'a plus d'excuses, il le sait, et malgré le fait qu'il en cherche de nouvelles, je serai toujours là pour répliquer.
- Comment est-ce que tu es sûre qu'elle ne tournera pas l'œil une seconde ?
- Premièrement parce que c'est une fille, et quand une fille a quelque chose en tête, c'est assez difficile de le lui faire sortir. Et deuxièmement parce que j'ai vu comment elle fonctionne. Elle sort avec Hugo, et tu te souviens comment Jonathan m'a présenté Hugo ? Un mec de confiance qui te sort de n'importe quelle situation, et quelqu'un qui a son mental ne peut sortir qu'avec une fille qui défend les mêmes valeurs.
Après mon long monologue, j'entends Thomas souffler, puis je le vois passer une main sur son visage. Il tourne la tête vers moi juste une seconde, se retourne vers Jonathan, puis répond :
- Ça marche. Mais pas trop longtemps.
Je n'ajoute rien de plus et me dirige vers Magali, en train d'écouter la conversation des garçons. Je lui tape légèrement sur l'épaule pour l'interpeller, et quand elle se retourne, je cri assez fort pour qu'elle m'entende au-dessus du brouhaha de la musique et des cris.
- Est-ce que tu pourrais garder un œil sur Jonathan pour moi, s'il te plaît ? Je dois aller faire un tour pour me rafraîchir mais je n'ai pas envie qu'il fasse n'importe quoi.
Sans poser de questions, heureusement et comme je l'attendais, Magali accepte ma requête en me faisant le signe de son regard sur la personne de Jonathan. Je l'en remercie et m'écarte pour rejoindre le couloir de rideaux noirs, où nous serons tranquilles avec Thomas pour discuter. Une fois écartés des yeux de tous, je ne perds pas une seconde pour me lancer.
- Qui c'était ?
- Qui ça ? demande Thomas, comme si ce n'était pas évident.
Je sais qu'il fait tout pour éviter cette conversation, mais il ne s'en sortira pas comme ça. Je n'évoquerai pas son nom, ni le fait que j'ai surpris leur discussion mouvementée, mais lui le fera.
- Ne te fiches pas de moi ! Le gars qui était à l'entrée !
- Oh ! Rien, juste un squatter.
Donc mes soupçons sont bien fondés, il ne veut vraiment pas en parler, et apparemment il me cache aussi quelque chose. Ce n'était pas n'importe qui qui attendait là, il y a quelques minutes, et ça m'horripile qu'il ne veuille pas m'en parler. Je perds le peu de patience que j'avais, et mon regard devient froid, en fait, tout mon corps se glace d'un seul coup.
- OK, alors de ce que j'ai vu tu aimes les jeux, donc on va jouer : action ou vérité ? Moi, je choisirai vérité à ta place.
- Je ne joue plus Alice.
Il commence à s'en aller, mais je l'arrête par de simples paroles :
- Pourquoi est-ce que tu ne me fais pas confiance ?
- Parce que toi, tu me fais confiance ? s'indigne-t-il en se retournant.
- Je.. Je n'ai rien dit ou fait qui prouverait le contraire.
- Tu ne me dis jamais ce que tu manigances, commence-t-il en s'approchant de nouveau de moi. Vous préparez des choses avec Zoé dont je ne suis jamais au courant avant que ce ne soit fait. Prends simplement l'exemple de ce soir, ou celui de la mission annulée de la dernière fois.
- Mais pourquoi est-ce que tu veux toujours compliquer les choses ? Je l'ai annulée cette mission, fin de l'histoire, il n'y a rien à savoir. Et toi, alors ! Tu changes de comportement inlassablement, je n'arrive pas à te suivre ! Chaque fois qu'il y a un obstacle tu le gardes pour toi sans jamais me l'expliquer. Ça te tuerait de me parler parfois ?
- Comme tu l'as dit toi-même, ce gars est parti. Mission annulée. Il n'y a rien à dire.
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Hey ! Comment ça va ?
Dites-moi, j'aimerais savoir, peut-on qualifier une relation de bipolaire ? Parce que si c'est le cas, je crois que celle de Thomas et Alice l'est.
J'espère que ce chapitre vous aura plus et je vous dis à la semaine prochaine pour le prochain chapitre !
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