30. Le bal

Assise à l'arrière de la voiture, je fixe l'heure sur le tableau de bord. Nous sommes partis à vingt-deux heures pile. Il ne faut pas beaucoup de temps pour effectuer le trajet jusqu'au lycée, et la soirée est censée commencer à vingt-deux heures, donc normalement je ne suis pas vraiment en retard. Alors que je tapote d'impatience mes doigts sur mes genoux, le chauffeur commence à faire la discussion :

- Stevens ne s'est pas moqué de toi pour la tenue !

Je reconnais assez bien cette voix je dois dire. L'homme tourne son visage vers le rétroviseur, et c'est celui de David qui apparaît, souriant. Je suis surprise un instant, sans le lui montrer, et je prends une gestuelle tout à fait naturelle, comme si sa remarque ne m'avait rien fait.

- Avec le coup qu'il m'a fait, il pouvait bien se le permettre.

David rigole silencieusement. Nous nous disons quelques mots avant d'arriver au lycée. Mon chauffeur personnel se contente de s'arrêter au milieu du parking, alors que de nombreuses voitures occupent déjà les places. Je souffle un bon coup, et, du plus gracieusement que je peux pour garder une certaine contenance, j'ouvre la portière de la voiture et pose un pied, ou plutôt un talon, sur le bitume. Moi qui m'étais vite habituée à la position assise, me revoilà haussée sur des échasses. J'essaye de me persuader mentalement que je m'y habituerai au fur et à mesure que le temps passera, remercie David pour la balade, et lui dit qu'il peut y aller. Je me débrouillerai pour rentrer tout à l'heure.

Seuls quelques lampadaires illuminent le parking. Je vois de loin la porte du gymnase, et aperçois le faux gardien. Personne n'attend devant, alors j'en déduis que tout le monde est déjà à l'intérieur. Je m'avance d'abord doucement, à cause de mes chaussures inconfortables, puis j'accélère la cadence petit à petit lorsque je m'y habitue. Quand j'arrive devant l'homme en costard et aux lunettes de soleil, que je ne connais pas, bien évidemment, j'hésite à lui demander s'il est celui que je pense être. S'ils n'ont pas réussi à annuler la réservation, je serai mal barrée. Mais celui-ci me devance :

- Vous êtes l'agent Menson ?

- Si ça n'était pas moi, vous auriez fait quoi ? demandé-je, sarcastique mais intéressée.

La discrétion n'est pas son fort, c'est sûr. S'il s'était trompé de personne et serait tombé sur Camille Gredford, la nouvelle n'aurait pas mis moins d'une heure pour faire le tour du lycée. Pour simple réponse, l'agent m'informe :

- Il y en a trois autres à l'intérieur, en plus de l'agent Peterson. S'il y a le moindre problème, on appelle Stevens et il vient en renfort.

- Oui, et puis l'agent Peterson comme vous dites, et moi-même, n'avons plus aucune couverture. Je suis là, et  mon coéquipier aussi, vous n'auriez même pas dû venir dans ce cas-là. Vous allez vous faire remarquer. Imaginez trois grand molosses à moustaches au beau milieu des élèves.

- Nous avons suivi vos instructions. Vous nous avez demandé, nous sommes là.

- Oui, et moi on m'a empêché de faire ce que je voulais, alors maintenant vous allez renvoyer vos collègues qui sont à l'intérieur, et vous, vous restez ici au cas où. De toute façon, vous n'avez pas le choix puisqu'il nous faut un agent de sécurité.

Il donne des ordres à un micro se trouvant dans sa manchette, et après un signe de tête explicite, je comprends que les agents commencent à sortir pour rejoindre la PPAE. Je jette un dernier coup d'œil à l'homme avant de rentrer dans le gymnase. De grands rideaux noirs forment un couloirs très court qui coupe la soirée du reste du monde. Autrement dit, je ne vois pour l'instant personne, et personne ne me voit. J'entends la musique commencer à jouer, je sais qu'au moins j'ai loupé le discours du directeur. Tout le monde est à l'intérieur, il ne manque plus que moi, qui ne suis même pas censée être là. Je pousse les rideaux de chaque côté et entre enfin dans la salle.

Comme l'avait si bien expliqué l'organisatrice hystérique, la décoration de la salle est tout simplement stupéfiante. Hormis le fait que ce soit une petite peste, elle semble plutôt douée pour organiser une soirée. Des petites lumières blanches sont fixées au sol, contre chaque mur, et puis un peu partout au plafond. Les grands draps blancs accrochés eux aussi au plafond semblent légèrement transparents ainsi éclairés, et plusieurs petites décorations argentés sont accrochés aux murs, ou déposés sur les tables qui servent de buffet. Les dites tables sont installées le long des gradins qui ont été repliés, et on y trouve des petites bouchées, et de grands saladiers en verre avec des boissons de couleurs improbables. Le reste de la salle est dédié à la piste de danse, où la plupart des jeunes ont déjà commencé à s'amuser et à rigoler en bougeant dans tous les sens.

Je cherche les garçons des yeux. Si je trouve Jonathan je saurai où est Thomas, et inversement.

- Je croyais que tu ne pouvais pas venir.

Je tourne vivement la tête, surprise par ces paroles. Un grand blond aux yeux bleus affiche un large sourire devant moi. Je lui souris en retour, contente de l'avoir trouvé, et heureuse qu'il affiche ce visage.

- J'ai eu un léger changement dans mon emploi du temps.

Il hoche la tête par compréhension, et me regarde de haut en bas.

- Tu es vraiment sublime. Je pense que les autres filles vont être jalouses.

- Je ne crois pas non, fis-je en rigolant.

- Si, regarde bien. Il y a une fille derrière qui te regarde comme si elle avait envie de t'arracher ta robe.

Il me montre du doigt quelqu'un qui se trouve derrière moi. Je me presse de me retourner mais ne vois personne qui me lancerait un regard meurtrier. Je me retourne alors vers Jonathan, mort de rire, et lui tape l'épaule pour m'avoir fait peur.

- Tu es vraiment...

Je ne finis même pas ma phrase, et pousse un long soupire.

- Alors tu es toujours ma cavalière ? me demande-t-il en m'invitant à prendre son bras.

- Bien sûr.

Je passe mon bras autour de sien et nous nous avançons un peu plus vers les autres.

La soirée vient à peine de commencer, mais il fait déjà une chaleur pas possible dans la salle, et ça malgré les quelques ventilateurs qui ont été installés par-ci par-là. Jonathan me propose d'aller me chercher des rafraîchissements, ce que j'accepte avec plaisir. Je le suis des yeux pour ne pas le perdre de vu. Maintenant que je suis ici, il n'est pas question qu'il se passe quelque chose sous mes yeux sans que je ne m'en rende compte. Je me retrouve donc seule, au milieu de la pièce, à épier chacun de ses mouvements. Sachant qu'il est en sécurité et me sermonnant intérieurement que cela ne sert à rien de le scruter – je me ferai plus remarquée qu'autre chose, je laisse mon regard vagabonder dans la salle. Il tombe soudain sur le groupe de garçons, composé de Owen, Hugo, Danny et Thomas. Magali doit s'être retirée avec ses amies pour une bonne partie de la soirée à mon avis. Je vois que Thomas fait comme moi, et épie chaque personne de la salle. Je m'apprête à tourner les yeux quand son regard croise le mien. Je ne saurai le décrire en ce moment-même. La couleur de ses yeux bleus est accentuée comme à son habitude par ses cheveux noirs, mais cette fois ils ont quelque chose de différent. De plus intense. Son regard est figé mais encore plus vivant. Comme s'il avait vu une comète descendre du ciel et passer à seulement quelques kilomètres de la Terre. Ce regard est inexplicable, et bizarrement je n'arrive pas à m'en décrocher.

Thomas tourne son regard vers la bande, et je tourne le mien vers l'emplacement de Jonathan. J'ai l'impression qu'il attend que les autres se servent pour pouvoir se servir à son tour, ou alors il discute avec le barman. En tous cas, ça lui prend du temps, et je n'aime pas le fait qu'il soit loin de moi ou de Thomas, alors qu'une foule de gens l'entoure et peut le faire disparaître à tout moment. Je ne le quitte pas des yeux quand, absorbée par ma surveillance accrue, quelqu'un vient me sortir de ma concentration en me touchant le bras. Par réflexe sans doute, comme j'ai pris l'habitude de le faire depuis toujours, je me retourne d'un mouvement vif et envoie ma main valser sur le visage de l'inconnu. Mais alors que je m'attendais à entendre un énorme claquement, l'inconnu attrape mon poignet au vol et le stoppe en le maintenant fermement.

- Oh, doucement Catwoman ! Ne sors pas les griffes trop vite.

Thomas me fait face, et son regard a changé du tout au tout. Il se fait rieur, voire même arrogant.

- Ce n'est pas de ma faute, Peterson. Je t'avais dit que tu étais une tête à claques.

Il reprend soudain son sérieux, ouvre la bouche pour me dire quelque chose, mais Jonathan arrive avec deux gobelets remplis de boissons douteuses à la main. Il me tend un verre, et je le remercie de son geste.

Nous rejoignons la bande, qui a décidé comme moi de ne pas vouloir danser mais de profiter simplement de l'ambiance et de la musique qui se sont imposées. Ils commencent un jeu de action ou vérité qui a l'air de bien les amuser, mais dont je me suis volontairement exclue, d'abord parce que je ne veux pas avoir d'action stupide à faire, surtout que l'on ne peut en refuser aucune, et ensuite parce que je ne veux pas avoir à dire la vérité aux gens qui m'entourent. J'ai beaucoup de secrets à préserver. Apparemment ce n'est pas le cas de Thomas, qui se prête au jeu comme les quatre autres garçons.

Il est presque vingt-deux heures trente quand Magali nous rejoint et vient se placer à côté de moi en me glissant un salut discret, ne voulant pas interrompre les autres. Je me sens moins seule maintenant qu'elle est là, et les défis fusent à vive allure.

- Danny, lance Owen, action ou vérité ?

- Action, bien sûr, répond-il avec assurance.

Owen réfléchit quelques secondes tout en regardant autour de lui. Puis il voit une cible qui l'intéresse, alors il lâche :

- Tu dois aller draguer Mme Staridge, la prof d'anglais qu'on avait l'année dernière.

- Quoi ? s'écrie Danny alors que les autres sont déjà morts de rire. La vieille de soixante piges ?

- Elle en a quarante maximum, rectifie Owen.

- Alors là, même pas dans tes rêves. Je vais me faire virer du bahut si je fais ça. On va m'accuser d'être un délinquant sexuel, et j'irai en prison pour au moins six mois fermes pour avoir adressé deux mots pour un pari. Je sais que je suis dingue, mais pas à ce point-là. J'ai envie d'avoir mon diplôme quand même !

Danny a peut-être un peu exagéré sur le scénario, mais il n'a pas tout à fait tort. Des avances à quelques mois des examens ne seraient pas vraiment des plus intelligentes, et il se fera sûrement viré du lycée, au moins pour quelques jours. Et à partir de là, il peut dire adieu à l'université dans laquelle il veut se rendre.

- Dans ce cas, se résout Owen, tu vas envoyer un message à cette fille, toujours assise au premier rang, qui est dingue de toi.

- Elle n'est pas dingue de moi...

- Elle est pliée en deux à chacune tes blagues ! le coupe Owen.

- Et même si c'est le cas, je n'ai pas son numéro.

- Bien sûr que tu l'as. Vous avez travaillé ensemble en début d'année, et on sait tous ici que tu ne rates jamais une occasion pour choper le numéro d'une fille.

Danny n'attend pas une explication de plus pour sortir son téléphone et taper un texto à cette fille. À peine quelques secondes plus tard, le message est envoyé et ils passent à la personne suivante. C'est à Danny de poser la question cette fois :

- Thomas, action ou vérité ?

- Action.

Je le remercie intérieurement de prendre cette option. Je n'ai pas envie qu'il révèle quoi que ce soit sur notre relation en dehors du lycée, même si elle est professionnelle, ni sur autre chose qui pourrait compromettre notre mission. La musique s'arrête d'un coup, alors que Danny est en pleine réflexion. Elle reprend tout de suite, mais cette fois-ci ce n'est plus de la musique d'ambiance, mais de la musique douce. Il est vingt-deux heures trente pile, et le premier slow arrive comme l'avait promit Camille. Le visage de Danny s'éclaircit et il affiche un sourire moqueur.

- Tu vas danser un slow... avec Alice.

Je manque de m'étouffer avec le breuvage que je viens de porter à mes lèvres. Je mets une main devant ma bouche et regarde Danny avec des yeux interrogateurs, afin de savoir s'il a bien dit ce que j'ai entendu. Pour simple réponse, son sourire s'agrandit encore plus et les rires discrets fusent dans tout le groupe. Je retire ce que j'ai dit plus tôt. Thomas aurait dû prendre l'autre option, ça nous aurait évité cette situation. J'envoie un regard de détresse à Thomas, qui ne sait pas quoi faire. Pour briser la glace, Hugo tend son bras vers Magali pour l'inviter à entrer sur la piste, ce qu'elle accepte après m'avoir souhaiter bonne chance en posant sa main sur mon épaule. Jonathan vient vers moi et se penche pour murmurer à mon oreille :

- Ne te laisse pas intimider, montre-leur qui tu es.

Il n'a pas tort. Thomas cherche mon approbation, et je vais la lui donner, bien que j'aurai préféré faire autrement, et lui aussi je pense. Je lance un grand sourire lourdement exagéré à Danny, donne mon verre à Jonathan pour qu'il me débarrasse le temps du défi, et attrape la main que Thomas me tend très discrètement. Ce contact me fait bizarre, je n'en ai jamais eu de tel auparavant, à part pour tenir la main de mon petit frère quand nous nous promenions en ville. Ma chaleur corporelle monte instantanément à ce geste qui ne m'est pas assez commun, alors je respire un coup pour faire passer la pilule, et me débarrasser de ce dernier souvenir qui a resurgit. Nous avançons encore d'un pas, et nous nous mettons en place avant d'entamer les premiers pas.

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