15. Entêtement et jalousie

Elle nous regarde tour à tour. Je prie pour une seule chose : qu'elle ne me reconnaisse pas. Je me rappelle ensuite de ce qu'avait dit Thomas pour me voir « Je suis son fiancé ». Lui aussi pourrait se faire reconnaître. Je ne sais pas si c'est grave de s'enfuir d'un hôpital, ni si ça l'est d'aider quelqu'un à le faire, mais ce que je sais c'est que si elle sait qui nous sommes, ce sera retour direct aux urgences et ça il n'en est pas question. Elle a l'air de perdre patience, attendant que l'un de nous se manifeste.

- C'est pour quoi ?

Je reviens à la réalité en cachant mon soulagement.

- Elle s'est blessée à la main, me coupe Thomas dans mon élan.

Je montre ma main à l'infirmière pour accompagner ses mots. Elle nous demande de rentrer et me fait assoir sur un lit. La salle est entièrement blanche. Quelques cadres sont installés au mur pour décorer et apporter des touches de gaieté mais malheureusement ils donnent plus froid dans le dos qu'autre chose. Ils ont eu la superbe idée d'accrocher une copie du tableau « Le cri » d'Edvard Munch. Je crois que c'est une des peintures la plus angoissante au monde. Heureusement, une autre toile a été placée de l'autre côté du mur. Il s'agit de « Nuit étoilée »de Vincent Van Gogh, une de mes préférées. Ces nuances de bleus, les sentiments qui ressortent de cette peinture, les petites touches de jaune qui éclaircissent le tableau... Je trouve que tout est beau dans cette peinture.

On me sort de ma contemplation quand une douleur vive me prend dans la main. L'infirmière l'a touché et n'y ai pas allé doucement. Elle appuie légèrement dessus mais la douleur m'oblige à m'accrocher à la première chose venue pour ne pas crier. Quand j'ouvre les yeux, je remarque que cette chose n'est autre que le bras de Thomas, qui a l'air étonné de mon geste. Je le décroche tout de suite pour attraper le bord de lit. L'infirmière repose ma main après quelques secondes et me demande :

- Comment est-ce que tu t'es fait ça ?

Je cherche vite une excuse, quelque chose d'assez probable pour qu'elle me croit.

- J'ai envoyé valser mon poing dans sa mâchoire, finis-je par dire en regardant Thomas. Depuis je n'ai pas fait attention et ça s'est aggravé.

L'infirmière regarde Thomas d'un air amusé et voit en effet sa coupure à la lèvre. Je ne sais pas vraiment si elle me croit mais elle ne demande rien de plus.

- Eh bien, tu dois avoir une mâchoire d'acier pour réussir à lui faire ça.

Elle part dans une petite salle derrière pour aller chercher de quoi me soigner.

- Pas trop mal, mais je crois qu'elle n'y a pas cru, lance Thomas.

- En tout cas elle n'a pas demandé son reste alors...

Thomas jette un œil à la salle où se trouve la femme avant de me regarder dans les yeux, beaucoup plus sérieux.

- Je n'ai pas rêvé, c'est bien elle.

- C'est ce que j'ai pensé aussi, mais c'est bizarre qu'elle ne nous ai pas reconnu. Deux adolescents qui s'enfuient d'un hôpital ça ne s'oublie pas en quelques heures. Et puis, je ne vois pas ce qu'elle fait ici si elle travaille là-bas.

Nous faisons comme si de rien n'était quand elle revient avec un tube de crème et un rouleau de bandage. Elle me refait mon pansement pour que mes doigts ne bougent plus. Au début,elle serre tellement que cela me fait plus mal qu'autre chose, mais quand tout est stabilisé je ne sens plus rien. Elle me conseille de ne plus utiliser cette main pour faire quoi que ce soit, de la bouger le moins possible et de faire attention à tout choc éventuel.

- Excusez-moi, mais je ne peux pas rester comme ça longtemps. J'en ai absolument besoin.

Elle me lance un regard interrogateur. Dans ma tête, je me dis que j'en ai besoin pour me défendre, pour courir après quelqu'un si besoin, pour taper à l'ordinateur. Mais je ne peux pas utiliser ces excuses avec elle, elle se demanderai ce que je fais de mes journées et je n'ai pas vraiment envie de lui expliquer.

- Je... J'ai un projet en technologie qui me tient beaucoup à cœur et il faut absolument que je travaille dessus, nous en sommes à la dernière ligne droite.

- Il faudra que tu n'utilise que ton autre main. Vous êtes bien en groupe pour ce genre de travaux ?

- Oui, bien sûr mais...

- Alors ton coéquipier comprendra, me coupe-t-elle.

- Il n'y a pas un autre moyen de guérir plus vite ? tenté-je le tout pour le tout.

- Le repos est le meilleur des remèdes. Je vais te faire un mot pour le sport, tu ne pourras pas en faire dans cet état.

Elle part en nous laissant une seconde fois. Cette fois, elle sort complètement de l'infirmerie pour aller dans son bureau qui se trouve juste à côté. Je me tourne vers Thomas quand je vois la porte se refermer.

- Je ne peux pas rester comme ça longtemps. Comment je vais faire pour venir si je ne peux pas conduire la moto ?

Il me lance un regard surpris et fronce les sourcils.

- Parce que tu voulais reprendre la moto ? T'as oublié ce qu'il s'est passé la dernière fois que tu l'a conduite ?

Je ne l'ai pas oublié, mais ce n'est pas pour ça que j'aurai arrêté pour autant. Je n'ai pas peur de tomber après m'être relevée.

- Et même si tu le pouvais, elle n'est plus en état de circuler, ajoute-t-il.

- Je sais la réparer, je l'ai fait un nombre incalculable de fois.

C'est à mon tour de froncer les sourcils. J'en ai marre de passer pour une incapable.

- Comment veux-tu que j'aille en cours sans moto ? demandé-je sans baisser le ton.

- Je t'y emmènerai !

Il est aussi étonné que moi de ces paroles qui sont sorties plus vite qu'il ne le pensait j'imagine. Je pense qu'il n'a pas réfléchi avant de formuler sa proposition, et qu'il n'a dit cela que sous le feu de l'action, alors je lui propose de faire un retour en arrière.

- Je sais que tu as dis ça comme ça, alors je te demande : tu es sûr ?

- Ce sera plus simple si on veut se voir plus souvent. On n'aura qu'à dire à Jonathan que tu habites pas loin de chez moi et que tu n'avais pas le choix.

Je hoche la tête pour approuver. Nous attendons quelques minutes que l'infirmière revienne, ce qu'elle fait après un temps avec à la main un papier pour mes professeurs. Je la remercie puis nous sortons de l'infirmerie.

Nous retournons donc en cours, en meilleur termes, et quand nous sommes assez loin de l'infirmerie, je desserre le bande qui entoure mes doigts. Thomas me regarde faire les yeux ronds avant d'arrêter mon mouvement.

- Qu'est-ce que tu fais ?

- Ma main ne peut plus bouger, c'est beaucoup trop serré. Je ne pourrai jamais travailler comme ça.

- Et c'est le but, me fait-il remarquer en resserrant le bandage.

Je lui envoie un regard impatient qui ne lui fait pas grand chose puisqu'il me voit de haut. Je déteste le fait qu'il fasse une tête de plus que moi, cela me met forcément dans une position de faiblesse.

- Tu es pire que têtue, on te l'a jamais dit ?

- Et toi, alors ?

Je retire ma main de la sienne sans lui demander s'il a finit son affaire. J'écarte mon regard du sien pour le fixer droit devant moi en regagnant la salle de classe. Lorsque nous entrons en cours, je donne le papier au professeur et je vais m'assoir de nouveau à ma place où Thomas me rejoint.

Le reste du cours se passe mieux que tout à l'heure, même si je m'ennuie à ne rien pouvoir faire. Tout ce que je peux faire c'est guider Thomas dans ses manipulations, lui lire les instructions et tenir les objets en place pour ne pas le faire bouger. J'ai vaguement l'impression d'être une assistante bonne à rien. Thomas, au contraire, reste concentré sur ce qu'il fait et prend son travail très au sérieux maintenant qu'il doit tout effectuer tout seul. Quand je pense que c'est de sa faute si je suis infirme aujourd'hui... C'est vrai que j'allais appuyer sur la gâchette quand il m'a blessé, mais ce n'est pas une raison, si ?

Je me tourne vers la classe pour m'occuper un peu l'esprit. Le professeur trafique quelque chose sur son ordinateur en plus de prendre des notes sur un petit carnet noir. Le reste de la salle est plongé dans un silence pratiquement complet. Seuls quelques uns murmurent des choses pour s'entraider ou rigolent discrètement entre eux, mais l'ambiance générale est assez calme ce qui m'étonne vu les caractères des personnes qui la composent. Rien que les garçons de l'équipe de volleyball pourrait à eux seuls mettre de l'ambiance dans toute une ville, mais là ils sont différents, appliqués. Mes yeux tombent sur ceux de Jonathan. Il est tourné vers moi et me sourit de toutes ses dents. Il articule, sans émettre un son, quelque chose à propos de la coupe de cheveux du professeur qui me fait rire. Thomas le remarque et me regarde pour voir ce que j'ai. Évidemment, lorsqu'il voit que je discute à distance avec Jonathan, cela ne le rassure pas.

- Regarde ce que tu fais, me coupe-t-il dans ma discussion muette. Tu n'arrêtes pas de bouger.

- Attends, je rêve ou tu es jaloux ?

- La jalousie est un défaut.

- Oui et alors ? je lui demande en haussant les sourcils, ne sachant pas où il veut en venir.

- Et alors, je n'ai aucun défaut, affirme-t-il avec un sourire suffisant.

- Et la prétention, tu connais ?

J'envoie un regard à Jonathan et articule un "Désolé", auquel il sourit, sûrement amusé par la situation dans laquelle je suis. Puis je me concentre de nouveau sur ce que je fais, ou en tout cas je fais tout comme.

Voyant que Thomas se débrouille beaucoup trop bien à mon goût, je décide de lui compliquer un peu la tâche en feignant être maladroite. Je fais glisser légèrement ma main mais dans un geste vif, ce qui a pour effet de le surprendre et de le faire déraper.

Il me lance un regard noir en levant doucement la tête vers moi. J'essaie de faire une moue désolée mais j'ai tellement envie de rire que je suis obligée de pincer mes lèvres entre elles pour ne pas qu'il le voit. Cependant, un sourire se forme malgré moi. Il baisse la tête vers la table et alors que je me croyais tranquille, il m'asperge d'eau avec un spray qui sort de je ne sais où. Je m'essuie le visage d'un revers de la main et c'est à son tour d'avoir un sourire moqueur.

Il m'a cherché, il va me trouver. Je prends une bouteille en plastique surplombée d'une pipette et l'asperge d'eau à mon tour. Je ne sais même pas ce que font ces outils sur la table mais je m'en fiche. Tout ce que je veux c'est lui rendre la pareil. Son visage est encore plus mouillé que le mien tout à l'heure, et comme je ne m'arrête pas, il se protège en levant les mains devant lui. Je repose la bouteille sur la table, et voyant que je ne suis plus un danger, Thomas relève la tête et commence à s'essuyer. Je vois dans son regard qu'il a envie de se venger. Mais ce n'est pas un jeu comme on ferai entre amis, c'est un vrai combat ennemi qui est lancé. Tout ce qu'on veut c'est embêter l'autre pour qu'il lâche l'affaire. Le professeur jette un œil vers nous mais ne dit rien, sachant très bien que nous sommes l'équipe qui travaille le plus vite.

- Je n'ai pas dit mon dernier mot, me menace Thomas.

- Bouh, regarde je tremble de peur, ironisé-je en simulant un tremblement de la main. Maintenant travaille. On s'est déjà fait remarqué alors si tu veux pas te faire virer de cours fais au moins semblant de faire quelque chose.

- Ne me dis pas ce que je dois faire, dit-il d'un ton colérique, toujours à voix basse.

- Je n'aurai pas besoin de te le dire si tu le faisais.

Je sais, c'est à cause de moi s'il a arrêté ce qu'il était en train de faire, mais je le laisse mariner en pensant le contraire, cela fera le plus grand bien à son ego surdimensionné.

***

Les images de l'accident repassent en boucle dans ma tête. Il doit rester environ une heure avant que le cours ne finissent, et j'ai dû occuper mon cerveau avec toutes sortes de pensées pour ne pas m'endormir. Mais des flashs me reviennent d'avant que je ne tombe de la moto, en boucle. J'essaye de voir à quel moment j'ai dérapé, à quel moment mes mains ont lâché le guidon de la moto, pourquoi je suis tombée dans les vapes. Je tente de me souvenir ce qui n'allait pas, quand est-ce que j'ai eu les premiers signes de fatigue, de maux de tête, l'instant où je n'ai plus rien vu sur la route mais que je ne pouvais pas m'arrêter car mes muscles en étaient incapables. J'étais incapable de faire un seul geste, d'avoir ne serait-ce qu'un réflexe. Puis soudain, le choc. Ma tête a heurté le sol sans que je ne puisse la soutenir. Je vois Thomas. Mon esprit s'est endormi, mes paupières se sont fermées, et mon cerveau s'est pratiquement mis en veille. Je ne me souviens pas avoir eu une quelconque douleur, n'avoir entendu aucun son après cela. J'ai perdu le contrôle. Non seulement de la moto, mais aussi de mon propre corps.

- Alice ?

J'ai totalement perdu le contrôle...

- Alice !

Thomas me tire de mes pensées. Je tourne vivement ma tête vers lui, surprise dans mon absence mentale. Il a les sourcils froncés, l'air de vouloir savoir ce que j'ai.

- Qu'est-ce que tu as ?

Il me dit cela en me montrant du regard la main qui tient l'objet sur lequel il travaille depuis tout à l'heure. Elle n'arrête pas de trembler, je ne m'en étais même pas rendu compte. Je la tiens comme je peux avec mon autre main pour arrêter les tremblements, mais rien n'y fait, alors je la cache sous la table pour faire comme si de rien n'était. Thomas attend toujours ma réponse.

- Rien.

Je regarde mes doigts sous la table quand Thomas a les yeux tournés. Ils bougent toujours malgré le fait que je tente de les stopper. Finalement, je lâche :

- Il faut qu'on parle de l'accident.

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