Chapitre 6


Evan soupira, fixant encore l'écran de son ordinateur quelques instants après avoir raccroché l'appel vidéo avec Regulus. Il était sincèrement heureux pour son meilleur ami, mais une étrange pesanteur s'installait dans sa poitrine. Le bonheur des autres, aussi contagieux soit-il, semblait souvent lui rappeler ce vide qu'il traînait en silence depuis des années.

Pour tenter d'échapper à cette sensation désagréable, il décida de ranger un peu ses affaires. Ses tiroirs débordaient de dossiers inutiles, de stylos à moitié vides et de souvenirs qu'il n'avait pas eu le courage de trier. Ses doigts glissèrent sur des papiers divers jusqu'à tomber sur un objet familier. Un cahier à spirales, usé, avec une couverture légèrement abîmée. Les lettres écrites à la main, "Pour Papa", étaient presque effacées par le temps.

Evan sentit son souffle se bloquer un instant.

Il resta immobile, hésitant à ouvrir l'album. Cela faisait des années qu'il ne l'avait pas vu. Lentement, comme poussé par une force qu'il ne comprenait pas lui-même, il ouvrit le cahier.

La première page le ramena directement à une époque lointaine. Une photo d'un petit garçon de six ans, lui, riant à gorge déployée sur les épaules d'un homme brun aux yeux pétillants. Son père. En dessous de la photo, une phrase qu'il avait écrite maladroitement :
"Mon héros ! Papa qui me porte toujours plus haut que tout le monde."

Un sourire triste étira les lèvres d'Evan alors qu'il parcourait les pages suivantes. Des souvenirs d'une vie passée s'étalaient sous ses yeux : des vacances à la mer où ils avaient bâti un château de sable si grand qu'il en avait été fier pendant des semaines, des après-midis passés à construire une cabane dans le jardin, et cette photo de Noël où ils avaient décidé de fabriquer leurs propres décorations, toutes plus horribles les unes que les autres. Il se souvenait encore du fou rire qu'ils avaient eu en essayant de suspendre une étoile bancale en haut du sapin.

Le sourire d'Evan vacilla lorsqu'il atteignit une page particulièrement marquante. Une photo prise lors d'un match de baseball local. Son père portait une casquette trop grande et brandissait un hot-dog comme un trophée, tandis qu'Evan, adolescent, levait le pouce avec enthousiasme. Sous la photo, il avait écrit :
"La journée parfaite. Rien de mieux que du baseball avec papa."

Mais alors qu'il tournait les pages, son cœur se serra de plus en plus. Les souvenirs semblaient s'assombrir à mesure qu'il approchait de la fin. La dernière photo collée montrait son anniversaire de ses 16 ans. Il se voyait, un sourire maladroit, soufflant les bougies d'un gâteau. Son père était à ses côtés, mais il avait l'air épuisé. Il souriait, mais ses yeux trahissaient une immense fatigue, une douleur qu'Evan n'avait pas comprise à l'époque.

Puis, plus rien. Les pages suivantes étaient vides.

Evan ferma les yeux un instant, submergé par les souvenirs. C'était peu de temps après cet anniversaire que tout avait changé. Son père, incapable de surmonter la mort de sa femme – la mère d'Evan, décédée dans un accident de voiture où lui-même n'avait miraculeusement hérité que d'une cicatrice sur le sourcil – avait sombré dans une dépression profonde. Quelques mois plus tard, il s'était suicidé.

Evan sentit une larme silencieuse rouler sur sa joue. Il ne s'en rendit même pas compte. Il passa une main tremblante sur la couverture du cahier, comme s'il voulait en absorber la chaleur des souvenirs, puis referma doucement l'album.

La porte de son bureau s'ouvrit brusquement.

– Eh bien, rosier, tu fais quoi ? lança Barty d'un ton moqueur, adossé à l'encadrement de la porte, les bras croisés.

Evan sursauta et, instinctivement, referma le tiroir d'un geste brusque. Il se tourna vers Barty, son expression fermée.

– Sérieusement, Barty, lâche-moi, ce n'est pas le moment, grogna-t-il.

Mais Barty n'était pas du genre à obéir facilement. Il entra dans la pièce, un sourire narquois sur le visage.

– Oh, allez, t'as l'air complètement ailleurs. Je te connais, t'es du genre à te noyer dans le boulot pour éviter de penser à autre chose. Alors, c'était quoi ? Des vieux trucs sentimentaux ?

– J'ai dit que c'était pas le moment, répliqua Evan en serrant les mâchoires.

– Bah justement, c'est peut-être le moment. T'as jamais envie de parler de rien. Un jour, t'exploseras, et je serai pas  là pour te ramasser à la petite cuillère.

Evan sentit sa colère monter en flèche. Il se leva brusquement, les poings serrés.

– La ferme, Barty ! cria-t-il, sa voix résonnant dans la pièce. Tu sais pas de quoi tu parles, alors arrête de faire comme si tu comprenais quoi que ce soit à ma vie.

Barty, surpris par l'explosion soudaine, recula légèrement, mais son sourire moqueur s'effaça pour laisser place à un air plus sérieux.

– Hé, je voulais juste...

– Juste quoi ?! Juste m'emmerder ?! continua Evan, les yeux brillants de rage. T'as aucune idée de ce que j'ai traversé, alors fous-moi la paix !

Un silence tendu s'installa. Barty ouvrit la bouche pour répondre, mais il se ravisa. Evan, respirant profondément, essaya de se calmer. Il secoua la tête et passa une main dans ses cheveux.

– Laisse tomber... murmura-t-il avant de contourner Barty et de sortir de la pièce.

Il claqua la porte derrière lui, laissant Barty seul dans le bureau, un mélange d'incompréhension et de culpabilité sur le visage.

Evan marcha rapidement dans le couloir, essayant de reprendre son souffle. Il s'arrêta devant une fenêtre, fixant la ville qui s'étendait en contrebas. Il posa une main sur le verre froid, ses pensées revenant malgré lui à son père, à ce cahier, et à tout ce qu'il avait perdu.

Pourtant, quelque part au fond de lui, il savait qu'il ne pourrait pas fuir ses démons éternellement.

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