Chapitre 2 -partie 1-

Les bals, quelle torture !

Marveen se tenait droit sur sa chaise, son veston bleu roi miroitait à la lueur des chandeliers et du point de son index, il tentait vainement de desserrer le col de sa chemise. Son maquillage le grattait. L'ombre à paupière irisée que Ferjaa lui avait imposée avait dû percevoir sa haine et se jouait de lui, faisant tomber paillette après paillette, des résidus dans son œil déjà gonflé.

Sur la piste, les danseurs évoluaient, faisant savamment voleter leurs jupes moirées à travers la salle. Les bals à la cour avaient quelque chose de magique. sans doute était-ce lié à la musique qui s'échappait, papillon éthéré, des instruments faits de nacre et de conques. Ou encore, du à la splendeur du paysage. Car la salle ne possédait pas de plafonds et que très peu de murs. En effet, si elle avait auparavant eu la forme d' un hexagone, Les Souverains en place avaient fait démolir trois des murs de sorte que le lac et les cascades soient visibles et accessibles à tous les invités. Ainsi, la salle de bal correspondait plutôt à une scène, menant par des escaliers en colimaçon à d'autres scènes, plus féeriques encore.

Celle de droite prenait place sur la cascade. Surélevée par des piliers en nacre et entourée de barrières fleuries, elle diffusait une mélodie douce qui, combinée avec le roulement de la chute d'eau, charmait les couples et enfants qui cherchaient vainement à se dégager des bras de leurs parents pour sauter et se mêler aux poissons et autres créatures marines.

C'est avec envie que Marveen la regardait. Des étoiles plein les yeux, il se demandait comment il se sentirait, là-bas, avec les autres bambins. Mais il était coincé ici. Il jeta un regard peu amène à sa famille.

La Reine Aerie, au bras de sa cousine, s'était lancée dans une valse endiablée, pour le plus grand plaisir des convives. Les deux jeunes femmes étaient perçues comme les joyaux de la cour et il en allait de même pour leur progéniture. Marveen était, sans équivoque, le chouchou de ces dames et toutes voulaient avoir l'honneur de lui apprendre l'art du chant.

En effet, depuis des générations, les amies proches des souverains se voyaient confiées la tâche de cet enseignement. Puisque le chant reposait sur la manipulation de l'esprit, il était moins réprimandable ou moralement éthique de s'entraîner sur des personnes connues et dont la résistance était toutefois assez importante de sorte que les enfants ne brisent pas leurs instituteurs.

Un éclat de rire le ramena à l'instant présent. Un jeune dryade venait de percuter le couple de cousines et avait provoqué l'hilarité de Dilea qui l'aida gentiment à se relever. Le maladroit vit ses joues se teinter de rouge, et ses paumes devenir moites.

Marveen le qualifia mentalement de stupide. Il ne risquait rien ici. La cour était un lieu bienveillant où chacun avait sa place, son importance et où les maîtres mots étaient : respect et tolérance.

Bien sûr, l'être pouvait se sentir embarrassé mais personne n'oserait se gausser de lui. Le côté plus sombre du jeune garçon trouvait, par ailleurs, cela dommage. Il aurait bien aimé parfois avoir des ragots à conter, des esprits à malmener. Oh pas beaucoup non, juste pouvoir parfois déverser sa colère sur quelqu'un d'autre que lui-même. Pour éviter de sombrer lorsque la noirceur prenait trop d'ampleur... Il se pinça violemment le coude.

Univers, ça recommençait ! Il inspira longuement, posa son regard sur un point imaginaire et ne le quitta pas des yeux jusqu'à ce que cette vague de haine se soit calmée.

Il aurait mieux fait de rester dans sa chambre. Il aurait mieux fait de rejoindre Kassie à la salle d'armes plutôt que de bouder comme l'enfant qu'il était. Maintenant, il en payait le prix.

Ses pensées, de plus en plus sombres, de plus en plus sauvages cessèrent peu à peu de l'effrayer. Comme l'on s'habitue à la tempête et au roulis, il s'habitua à la rage qui étreignit son corps. Cette rage ne ressemblait en rien à la colère qu'il avait ressenti ce matin-là. Cette rage avait la puissance de vagues déchaînées, la prestance de la houle, le goût entêtant du sel marin. Cette rage prenait racine dans ses origines. Il était un syrécien. Descendant des sirènes. Il était le receveur de leurs pouvoirs dorénavant enfouis, de leur mémoire. Dans ses veines coulaient leur pulsion meurtrière et leur sauvagerie tentatrice.

Quiconque vous a un jour dit aimer une sirène n'est qu'un menteur. Car personne ne survit face à une telle créature.

A travers le voile opaque qui s'était progressivement formé entre lui et le monde, Marveen distingua un cri. De plus en plus fort, il résonnait à ses oreilles, lui caressant presque le visage. Lorsqu'il tenta de le chasser d'un vain mouvement de la main, le cri se mua en chant. En un chant discordant et lumineux, un chant si beau qu'il en aurait pleuré et si horrible qu'il s'en serait arraché les tympans s'il l'avait pu.

Dans la salle, personne ne prit garde à son malaise. Tous dansaient et riaient, innocents et heureux... du moins pour l'instant

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Ils avaient les pieds dans l'eau. Les convives, insouciants, prirent cela pour une surprise des Souverains, les Souverains quant à eux, pensèrent qu'il s'agissait d'une autre pitrerie de leurs enfants... ou plutôt de Marveen.

Les jupes moirées se teintèrent d'obscurité, les fins souliers se détendaient peu à peu au contact du liquide. Les musiciens reprirent de plus belle et ils se mirent à valser, balayant l'eau de leurs grandes parures et s'éclaboussant tels des bambins. Là, une femme poussa son amie dans l'eau qui l'attira pour qu'elle la rejoigne et toutes deux trempées et hilares s'accordèrent à dire que cette soirée était une réussite. Là, le dryade qui avait bousculé une Reine sautait à pied joint, un sourire de pur bonheur illuminant son visage amphibien.

Cette atmosphère joviale, enfantine alluma de l'espoir dans les yeux de Peter, le jeune syrécien pouvait être fier de sa blague et devait bien s'amuser. Il le chercha du regard mais ne le trouva pas. Quelque peu inquiet, bien qu'habitué à ce qu'il n'en fasse qu'à sa tête, il décida d'aller le trouver. Il ne le savait pas à cet instant mais cette décision allait sauver la vie de son fils...

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Une fois dehors, un souffle d'air glacé lui caressa l'échine. Le Souverain du Lac Majeur, peu enclin à la peur, ne put pourtant s'empêcher de frissonner. Une brume gelée, épaisse et , malsaine semblait avoir remplacé l'air ambiant. Plus il avançait à travers les jardins, plus l'herbe sous ses pieds nus devenait cassante et piquante, lui meurtrissant la peau tel un millier d'aiguilles. Se fiant uniquement à son instinct, il pivota brusquement et se rendit sans perdre de temps au Trésor. Si ses soupçons étaient fondés, alors son fils courait grand danger.


Pour s'y rendre, il dû emprunter pas moins de dix canaux différents avant de pouvoir se téléporter, chose que les barrières magiques l'avaient jusqu'alors empêché de faire . Cette mesure de protection datait du Siècle; période marquée par l'arrivée des premiers syrceciens sur la terre ferme et leur installation progressive. En premier lieu, ils avaient conservé leurs facultés, ce qui avait forcé le Roi à protéger son Trésor. Et depuis, les barrières avaient été conservées. Il est vrai que petit à petit, la magie avait perdu de son attrait. Sur cette lande, sorte d'île qui ne ressemblait en rien à leur habitat naturel, ils avaient pu lentement se défaire de leurs attributs qui leur permettaient de survivre dans cet endroit hostile qu'étaient les abysses.
Pourtant, à mes yeux, elles étaient bien plus intéressantes que ces plates langues de terre sans histoires ni caractère. Mais personne ne m'écouta. Personne ne m'écoutait jamais.

Lorsqu'il se matérialisa en une gerbe d'eau douce, il fut pris d'un spasme. Autour de lui, les murs tanguèrent.
La pièce initialement éclairée à la faible lueur de la bougie et peuplée d'objets scintillants doucement, formant une mélodie rosée et azurée qui se déposait sur les murs en marbre blanc était dorénavant éclatante d'horreur. La lumière aveuglante laissait libre cours à la puissance des antiquités et autres habitants de la salle. Leur chant n'était plus un murmure apaisant mais un concert discordant, violent.

Chancelant, Peter tenta de se redresser. Au prix de longs efforts, il parvient à atteindre le renfoncement entre un tableau maudit et une jarre enchantée.

Là où un trident fait de nacre et de sang, d'écume et de fer devait se trouver, il n'y avait rien. Rien qu'un trou béant, une distorsion de matière. Tremblant, le Souverain s'approcha. Il s'attendait à tout sauf à ça. Il avait supposé que son fils avait emprunté le Trident. Pas qu'il l'avait réveillé.
Tentant de se raisonner et de ne pas céder à la panique, il continua d'avancer vers le trou... ou plutôt le portail qui s'ouvrait devant lui. Rassemblant son courage, affûtant ses pouvoirs, il prit une profonde inspiration et le traversa.
Le Jour du Serment, chaque souverain promettait de servir son peuple et sa terre, de le protéger contre vents et marées, contre leur nature profonde. Contre la magie de leurs ancêtres qui parfois révélait plus de la malédiction que d'une bénédiction de l'Univers..
En s'aventurant là dedans, Peter ne pensait plus qu'à cela. A sa volonté de sauver son peuple. A sa volonté de sauver son fils.

Lentement, il se sentit dériver. Sa conscience s'étiolait au fur et à mesure qu'il se faisait balloter par des vagues enchantées. ô elles n'avaient rien de beau, loin de là. Traversant ce simulacre d'univers parallèle , engendré par la volonté de l'objet à s'évader, le jeune roi réunit une dernière fois ses forces. Dans son esprit, l'image du trident se matérialisa. Il se força à le sentir sous ses doigts, à sentir sa chaleur particulière. Chaque fibre de son être était tourné vers lui. Vers cet ennemi invisible dont la menace planait plus que jamais.

Soudain, sa main se referma sur son manche. Et là, enfin, il lâcha enfin prise.

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Le petit corps de son enfant gisait dans ses draps défaits. Ses lèvres bleuies par l'eau du lac et ses membres violacés la mettaient dans une rage folle. Elle ne pouvait s'empêcher de penser à ce qui aurait pu advenir si... Un sanglot lui échappa.

Elle se leva du fauteuil capitonné où elle s'était installée pour le veiller. Elle se sentait à l'étroit, dans cette pièce où la mort planait. Elle avait perdu son époux et risquait maintenant de perdre leur fils.

Si seulement il l'avait prévenue. Si seulement il lui avait demandé de l'aide, il ne se serait pas perdu dans le Travers. Rien qu'à cette idée, la Reine fléchit. Ce lieu, entre conscience et perte totale de l'esprit, entre tout et rien, était le symbole même de l'entre deux mondes.

Frémissante de rage, elle sortit sur le balcon et s'adossa à la balustrade. Elle avait toujours été plus forte que Peter. Elle avait reçu les dons de ses deux parents à leur mort et par conséquent, elle possédait des capacités dont il n'était pas pourvu, ces mêmes capacités qui lui avaient fait défaut ce soir-là.

Une chose la rassurait; son chant n'avait pas retenti. Ce qui signifiait obligatoirement qu'il était en vie. Quelque part. Dans cet univers ou dans un autre. Et c'était là tout le caractère effrayant de Travers.

Dans son sommeil enfiévré, Marveen s'agita. Aerie revint à son chevet et posa une main glacée sur son front.

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Le pouvoir au creux de ses mains malhabiles. Le vent sur son visage, le fouettant allègrement. L'eau. Impétueuse. Houleuse. L'eau se métamorphosant en océan. Dès l'instant où ses mains s'étaient posées sur le trident, il avait perdu pied. La réalité lui apparaissait déformée, lointaine. Il ne se sentait plus. Il n'était plus. Le trident lui ôtait sa force, sa volonté. Il lui imposait sa vision, ses envies. Ainsi, sans s'en rendre compte, le jeune enfant se rendit au dehors. Il quitta les plateformes et se rapprocha du lac. Il approcha l'artefact, de la surface. A son contact, il s'illumina. La surface se para d'or, les mains de Marveen aussi. Le trident lui, palpitait dans l'air moite et chaud. Les lunes renforçaient son éclat, sa magie. Il tenta de se rapprocher d'elles, de les toucher. L'enfant leva le bras et l'eau du lac suivit. Elle monta, comme une fusée, tentant de toucher le ciel et,quand enfin il le rabaissa, elle se déversa en flot continu et enfla. Enfla encore et encore jusqu'à se transformer en courant impétueux, en tsunami près à se déverser; n'attendant qu'un ordre de la part de son maître.
Pendant qu'elle envahissait  la salle, le trident fouilla plus profond. Il s'ancra dans l'âme du jeune syrécien, lui transmit une vision. Vision brumeuse, un peu floue. Sentiment diffus qui le contraignit à avancer vers le lac. Toujours plus proche.

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Le conseil était réuni dans la salle du trône. Personne n'osait parler mais tous étaient sur le qui vive. Cet événement n'aurait jamais dû avoir lieu et ne pouvait être traité à la légère. Pourtant' par respect pour la Reine endeuillée, nul n'osait ouvrir cette assemblée.
Mais c'était sans compter sur le caractère de cette dernière qui ne supportait pas d'être infantilisée ou pire, prise en pitié. 

« Bien, puisque visiblement vous me prenez tous pour une fleur fragile qu'il faut préserver, vous préférez sans doute que je m'en aille ?

Devant leur mine ébahie et leur silence continu, Aerie sentit sa rage et son impuissance redoubler:

" Honnêtement, je préfère partir et que vous trouviez une solution plutôt que de rester là, sans que vous ne fassiez rien de peur de me blesser !"

Sa cousine vint jusqu'à elle et lui murmura, de sa voix rauque et chaude: "Je suis avec toi".
Ces mots, cette formule simple en apparence était pourtant aux yeux d'Aerie la plus belle chose qu'on ait pu lui dire. Elle emplit son cœur de courage et de résilience. Elle n'était ni seule, contrairement à son époux perdu, ni démunie. Nom de nom, elle était la digne descendante des Seawell, Reine par les Gardiennes et par le peuple. Son pouvoir dépassait l'entendement.
Il ne serait pas dit qu'elle restait les bras croisés tandis que les autres souverains se battaient pour la sauvegarde de leur équilibre.

Il ne serait pas dit qu'elle, Aerie Seawell, n'était qu'une lâche et une couarde!

"Alors je vous en supplie, non je vous le demande en ma qualité de Reine et de mère, commençons cette réunion et sauvons notre peuple et notre ami."

Un murmure d'acquiescement suivit le soupir de soulagement qui avait soulevé la salle. Dilea prit sa main dans la sienne et la pressa doucement. Le calque de sa paume dénotait avec son apparente douceur. Comme Aerie, elle savait ce que battre signifiait. Et ce combat, pas plus que les autres, ne l'effrayait. 

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