Chapitre 13.2_ Entités
Je fixe avec dépit mes couverts. Enfin, l'espèce de peigne servant de fourchette et le couteau à la lame aussi affutée qu'un rasoir. Puis je me concentre sur le contenu de mon assiette. Des légumes verts ayant le goût de la carotte ainsi qu'un morceau de viande cuit à la broche. Je finis par jeter un coup d'œil en direction de mes voisins de table. Je suis entre Amalthée et Orfé. En face, Phoebus, Vacuna et le Choisi de cette dernière, Gordios mangent tranquillement. L'Héritière des Reuil tient dans ses bras un bébé, Callirhoé, née il y a deux Saisons. La petite est d'un calme impressionant, comme si elle se rend compte que son rang est bien trop élévé pour qu'elle se permette de faire le moindre caprice. Ainsi, le repas avec la Famille Dirigeante se déroule dans un silence respectueux, malgré les gazouillis de la plus jeune. Une fois le dîner terminé, les Reuil quittent la table pour retouner dans la salle des trônes écouter les dernières réclamations. Pour l'occasion, Vacuna me demande de m'occuper de sa fille pendant que les Dirigeants s'acquittent de leur tâche.
Je m'installe donc dans un coin de la grande pièce, Callirhoé, somnolente, sur les genoux. Je profite de quelques instants ennuyants pour vérifier ce que je n'ai pas osé avouer à Orfé. Pour se faire, j'écarte les pans qui recouvrent la petite et inspecte son ventre. J'avale ma salive. Cette enfant a un nombril, comme probablement tous les Aedeniens. Sentant certainement l'air frais sur sa peau, Callirhoé se réveille en gémissant. Je l'habille à nouveau, cherchant de quoi la calmer. Sans réfléchir, et voyant Monsieur Psychopathe entrer dans la pièce, je me mets à fredonner la musique de Dark Vador dans Star Wars. The Imperial March.
-Tam tam tam ta-tatam ta-tatam...
L'homme me fusille du regard, mais Callirhoé, les yeux écarquillés, m'écoute, séduite. Pour faire durer le plaisir, j'entonne la bande originale du film. Pendant ce temps, Monsieur Psychopathe exige de pouvoir m'interroger parce que je me fais passer pour une Démunie et que je peux donc être dangereuse pour la sécurité de l'Aedenia toute entière, blablabla. Il reçoit la même réponse que lui avait donné Amalthée.
-Je me porte garante de l'innocence de cette jeune fille, rétorque Vacuna face aux protestations. Le débat est clôs.
En partant, Monsieur Psychopathe m'adresse une énième menace silencieuse du regard, du genre: Tu ne perds rien pour attendre. Cependant, je me permets d'esquisser un petit sourire qui signifie: Mais oui, bien sûr. Tu peux toujours courir.
Alors que nous nous apprêtons à aller nous coucher, un homme d'âge mûr se précipite dans la salle des trônes. Il tombe à genoux aux pieds de l'Héritière. Les ailes transparentes fébriles, il annonce d'une voix haletante:
-Ma Chère Famille Dirigeante. Je suis ici ayant achevé ma mission.
Les Reuil échangent des regards inquiets. Je me redresse, me doutant de ce qui va suivre.
-Dis-nous, ordonne Vacuna. Dis-nous ce que tu as appris.
L'homme se lève, les jambes chancelantes.
-Les rumeurs sont vraies. Eris Grenat, Héritière de La Cendrée, a amputé un soldat Vertigineux des ailes, il y a quelques jours seulement.
-Comment va cet homme? demande Phoebus d'un ton tornituant, pressant le messager à les informer.
-Ce n'est même pas un homme, Sieur. Ce n'est qu'un garçon...
-Un garçon? s'étrangle Amalthée. Quel âge a-t-il?
Pour la première fois, l'homme hésite, pour ensuite dire avec le plus de tact possible:
-Avec tout le respect que je vous dois, il est à peine moins âgé que vous, Dame.
Je vois l'interessée froncer le nez. Apparemment, le sujet est sensible.
-Pourtant, la majorité Aedenienne est à dix-sept ans, et...
-Peu importe la majorité! s'exclame Vacuna, l'interrompant. Comment se fait-il qu'un soldat aussi jeune ait-été envoyé en mission à La Cendrée? Je croyais que seuls les plus expérimentés étaient autorisés à aller là-bas espionner les agissements d'Eris.
-C'est le cas, Héritière. Ce soldat est un Anima.
J'ignore ce que ça veut dire, mais un grand silence s'abat sur la salle. Orfé le brise quelques minutes plus tard en me demandant d'aller me coucher. Je la fusille du regard, mais Phoebus intervient en disant:
-Oui, allez vous reposer, jeune Lysianassa. Nous souhaitons que notre Envoyée soit en forme pour pouvoir emprunter les Iter demain.
Frustrée, je me sens obligée d'obéir, me rappelant l'espoir qu'ils ont en moi: celui que je sois assez forte pour dénicher le successeur d'Orfé. Juste avant de partir, Vacuna me confie sa fille afin que j'aille la coucher. En quittant la salle des trône, j'écoute malgré moi la conversation.
-Un homme aussi jeune, être un Anima? Il doit être extrêmement doué.
-En effet. On dit qu'il est le meilleur.
-Comment se fait-il qu'Eris ait mis la main dessus aussi facilement, dans ce cas?
Je redoute la réponse, me souvenant encore de l'état pitoyable qu'avait l'Ange Déchu lors de ma vision. Je suis tentée de rester là, mais Callirhoé se met à pleurer. Je retire ce que j'ai dit au sujet de la discrétion de cette gamine. Je continue donc mon chemin. Les voix sont de plus en plus faibles. Au final, je n'entends plus que des chuchotements.
-Il n'y a que des rumeurs, et le soldat a refusé d'en parler. Le peuple de La Vertigineuse est quant à lui déchiré. D'après ce que j'ai compris... un grand débat faisait déjà rage lors de la nomination... au rang d'Anima. Une partie de la population le soupçonnait... son talent... Il effrayait certains Vertigineux... l'arme parfaite...
Ces deux derniers mots sont donc un parfait résumé de ce que j'ai appris au sujet de l'Ange Déchu. Arme parfaite.
***
Je suis réveillée par une main qui secoue doucement mon épaule. Je marmonne quelque chose que moi-même ne comprends pas et me retourne. Mes ailes se font écraser par mon poids. La douleur me réveille tout à fait.
-Allez, Lysianassa, me murmure Orfé. Il est temps qu'on s'en aille.
Je soupire et ouvre les yeux. Il n'y a pas de bougie, pourtant la pièce est faiblement éclairée. Je sursaute en constatant que la lumière provient d'une flamme qui embrase le pouce de la Prêtresse.
-Comment fais-tu ça?
-Les Gestes.
Evidement. Je passe la main sur mon visage. J'ai dû mal à me réveiller, n'ayant pas réussi à dormir suffisament. Le sort de l'Ange Déchu était repassé en boucle dans ma tête, cette nuit. J'ignore pourquoi ça m'obsède à ce point, mais sa douleur m'avait tellement touchée...
Sous le regard ma compagne, je m'habille. Je demande en m'affairant:
-C'est quoi, une Iter?
-Un moyen de transport qui relie toutes les Cités entre elles. Il est réservé aux Familles Dirigeantes parce qu'il est très sûr et plus rapide. Son seul défaut est qu'il est épuisant.
J'ajuste ma capuche, préoccupée.
-Et... Il faut faire quelque chose de spécial pour l'emprunter?
-Non. Contente-toi d'avancer.
OK. Il n'y a donc aucune raison pour que ça se passe mal, non?
***
Quelques minutes et un déjeuner engloutis plus tard, je me retrouve dans la bibliothèque avec la Famille Dirigeante et Orfé. En effet, la Prêtresse souhaite récupérer un livre avant de partir. Nous l'observons donc tous virevolter entre les étagères.
-Veux-tu emporter quelque chose, toi aussi? me demande Amalthée.
J'y réfléchis sérieusement.
-Hum... Serait-ce possible d'avoir une carte... Mieux: un livre avec une carte?
-Bien sûr, répond Phoebus.
Il prend son envol et revient peu après avec un ouvrage recouvert d'un cuir étrangement vert. Le vieil homme me le tend en me déclarant:
-Voici un de nos meilleurs livres décrivant chaque coin du continent. Un excellent précis. J'espère que ta curiosité sera assouvie ainsi.
Je le prends et me permets de le feuilleter en attendant Orfé. Des croquis et de longues descriptions se succèdent. J'aurais de quoi m'occuper, à La Vertigineuse. Enfin, la Prêtresse se dépose, tenant l'objet de sa quête, triomphante.
-Allons-y, sourit gracieusement Vacuna.
Nous descendons des escaliers. Je remarque que Vacuna, Gordios et Phoebus s'épuisent rapidement. Ils n'ont certainement pas l'habitude d'utiliser leurs jambes. Nous atteignons une autre pièce. Je plisse les yeux, sceptique. C'est quoi ce truc... ? me demandé-je. Répondant à ma question intérieure, Orfé déclare:
-Voici la salle des Iters.
L'endroit, circulaire, est assez sombre. Trois arches, des portes, nous font face. La plus à gauche, en marbre luisant, mène à un rideau d'eau. Celle du milieu, faite d'une roche pâle, ne laisse apercevoir que du brouillard. Et la dernière, composée de pierres volcaniques serties de pierres rouges -certainement des rubis ou des grenats-, à droite, donne accès à un épais nuage de fumée. Je devine que ces portes mènent respectivement à La Scintillante, La Vertigineuse et La Cendrée. La lumière présente provient principalement de La Scintillante, malgré l'étonnante opacité de l'eau.
Une fois mes yeux accoutumés à l'obscurité, je découvre que les trois arches sont méticuleusement sculptées. Les visages d'Unda, de Caelus et d'Ignis les surplombent, splendides, presque vivants. Un véritable travail d'orfèvre, qui ferait pâlir le plus célèbre des sculpteurs grecs de l'Antiquité.
Tandis que j'inspecte ce nouveau lieu, j'entends les Reuil dire au revoir à Orfé. Vacuna serre d'ailleurs la Prêtresse dans ses bras si fort que j'ai l'impression qu'elle va l'étouffer. Une fois que chaque membre de la Famille Dirigeante nous a souhaité un bon séjour, ma compagne se tourne vers moi et me demande:
-Tu es prête?
Je remarque que son ton est enjoué. Toutefois, ses yeux ne suivent pas le mouvement: je crois voir le scintillement caractéristique des larmes apparaître dans son regard. Mon coeur se serre lorsque je hoche la tête. Orfé se tourne vers l'arche menant à La Vertigineuse. Je la suis timidement.
-Ne t'inquiète pas, fait la Prêtresse. Tout se passera bien.
Cependant, j'ai l'impression qu'elle ne me parle pas de l'Iter. Elle s'enfonce dans le brouillard de l'arche après un discret regard en arrière. Avant de d'emprunter le passage à mon tour, je ne peux m'empêcher de faire de même. Les Reuil se tiennent tous là, solennels et silencieux, attendant que je disparaisse. Amalthée esquisse même un geste d'encouragement, sentant mon hésitation.
-Merci, leur dis-je avec un sourire. Merci pour tout.
-Merci à toi, déclare Vacuna pour tous les autres. Sois fière d'être notre Envoyée.
-Je t'envoie un messager dès que j'ai la moindre information concernant tes amis, promet Amalthée.
Rassurée, je me retourne. Mais un furtif éclat à ma gauche attire mon attention. Je plisse les yeux. Il y a une autre arche, à côté de l'Iter menant à La Scintillante. Je ne l'ai pas apperçue auparavant à cause des blocs de roche qui en obstruent le passage. J'ai le temps de remarquer que celle-ci n'a pas vraiment de sculpture: elle semble s'être effondrée. Puis, je sens deux mains se poser sur mes omoplates. Et me pousser en avant.
Je retiens avec difficulté un hurlement en franchissant l'Iter.
Le brouillard me picote la peau. Minute. Pas le brouillard. Une odeur saline parvient jusqu'à mes narines. C'est de l'écume.
Je titube sans savoir où je pose les pieds, avançant, aveugle, dans ce couloir de brume. Mes sens se brouillent. J'ai chaud et froid. Mes oreilles bourdonnent et je sens mes tympans se compresser. Un long frisson parcourt mon échine. Je me frotte les yeux car ils me piquent. Je reste immobile un instant avant de me souvenir des dires d'Orfé. Il suffit d'avancer. Je marche alors avec l'impression d'avoir des pieds en plomb.
Finalement, le sol du Titan se fait remplacer par une terre battue. L'épais voile finit par disparaître. Hors d'haleine, je remarque que l'atmosphère a changé par rapport à celui de La Boisée: plus de calme, plus de murmure provoqué par les branches du Titan. Plutôt le fracassement de vagues contre la roche et une odeur semblable à celle de l'orage.
Je me retrouve dans une nouvelle pièce circulaire, pratiquement en tout point semblable à celle de La Boisée. Même disposition. Mêmes arches. Je tourne la tête. Mêmes ruines. Il y a juste un nouveau petit détail.
Je parle de l'épée pointée sous ma gorge, bien sûr.
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