Chapitre 12.2_ La Boisée
Nous nous envolons dès que je suis sur le dos de l'hippogriffe que le soldat blond a été chercher. L'animal est entièrement noir, aussi sombre que le regard de Monsieur Médaille. De plus, il a un caractère encore plus exaspérant que celui de Lyte: il cherche à me pincer régulièrement les jambes, même en plein vol. Cette créature a un air si mauvais et une aura si ténébreuse que j'ai hésité à monter dessus, avant qu'un regard d'Orfé ne m'encourage.
Nous nous élevons au-dessus des passerelles, et là je comprends pourquoi Monsieur Psychopathe parlait de rues. J'en reste sidérée. En effet, le Titan est une véritable ville: toute une foule parcourt les passerelles, des échoppes sont carrément ancrées dans l'écorce de l'arbre, le son de milliers battements d'ailes se mêlent à un brouhaha venant de toute part. Le ciel et le Titan sont envahi par des centaines de personnes. Le tout semble très riche et très joyeux: l'utopie parfaite. C'est magique. Toutefois, l'impression de paix s'évanouit rapidement quand on aperçoit les quelques soldats patrouillant dans les rues et dans les airs.
Lorsque nous atterrissons enfin, nous avons parcouru de longs mètres avant d'atteindre notre objectif. Juste sous le feuillage gigantesque, il y a une sorte de palais construit à l'intérieur même de l'arbre. Il est imposant, sans être écrasant. Il est recouvert de lierre par endroit, et comporte des portes et des fenêtres en forme de voûtes sculptées. Devant, des petits buissons et des fleurs parsèment ci et là le devant du palais, tant et si bien qu'on a l'impression d'être dans un jardin.
Malgré mon ahurissement croissant vis-à-vis de tous ces paysages, je descends au moment même où mon hippogriffe se pose. Pas question que je reste sur cette bête puant la méchanceté plus longtemps que nécessaire. Je préfère Lyte, finalement.
Monsieur Psychopathe et le soldat blond nous escortent jusqu'à l'intérieur du palais. Tout en bois, décoré élégamment et très lumineux, j'ai l'impression de rêver. Tout est d'un calme suprême et semble très convivial et confortable. Mais, encore une fois, les hommes et les femmes armés déambulant ici se détachent monstrueusement du décor. La paix régnante ne me paraît plus éternelle, et me donne plutôt l'effet d'une bombe à retardement.
Cette partie du Titan est entièrement creuse et aménagée. Des escaliers longent les murs, de bois clair. Une longue tapisserie verte est déroulée depuis une large entrée en hauteur, d'où quelques personnes entrent et sortent nonchanalement. J'ouvre de grands yeux. Parfois, j'ai toujours l'impression de rêver, et la pensée que tout ceci est réel me donne le tournis. J'ai hâte de rentrer chez moi, j'espère juste ne pas perdre la raison en cours de route.
Au milieu de cette sérénité déguisée se faufilent quelques personnes vêtues richement. Sans doute des membres de la cour. J'interroge Orfé du regard, me demandant quelle attitude adopter à leur égard, mais elle m'ignore. Alors que nous arrivons à la hauteur d'un homme au dos droit et fier, je me raidis, prête à m'incliner ou à respecter un quelconque protocole. Toutefois, à ma plus grande surprise, c'est le noble lui-même qui se courbe devant la Prêtresse lorsque nous parvenons à sa hauteur. Il en est de même pour toutes les personnes que nous croisons. Nous traversons le palais, montons divers escaliers, passant parfois par des endroits obscurs. La voie aérienne est extrêmement privilégiée par rapport à la voie terrestre: les recoins des escaliers semblent mal-entretenus, il n'y a aucune rampe, il faut parfois se baisser car le plafond est bas dans certains endroits. Les rares Démunis que nous voyions jettent des regards effrayés à Monsieur Psychopathe, avant de se tourner vers moi, le visage empreint d'une compassion que je ne comprends pas.
Au bout de quelques minutes, nous entrons dans une vaste salle. Aussi lumineuse et chaleureuse que le hall d'entrée, de nombreuses personnes s'y pressent. Monsieur Psychopathe écarte la foule afin de nous laisser passer. Je suis le mouvement, un peu gênée de passer en priorité devant tout ce monde qui doit attendre depuis des heures.
Nous arrivons devant deux femmes et un homme, assis sur une sorte de banc richement décoré. Leurs ailes transparentes sont dépliées, bien qu'ils restent assis. La femme la plus à droite est jeune, elle ne doit avoir pas plus d'une vingtaine d'année. Elle semble s'ennuyer, car elle s'amuse avec une dague en la faisant tourner sur la petite table à côté d'elle. La seconde femme, au centre, paraît plus âgée, uniquement car elle possède une chevelure poivre et sel. Son doux visage esquisse un sourire à notre approche. L'homme, à gauche, est chauve mais possède une barbe blanche broussailleuse qui lui arrive jusqu'en bas de son ventre gonflé par une bedaine. Il tient entre ses mains un parchemin qu'il parcourt avec une mine soucieuse. Je suis l'exemple d'Orfé quand elle s'incline devant les Reuil. Nous restons ainsi immobile, pendant que la femme au centre demande aux soldats de quitter la pièce, en fermant derrière eux afin que nous puissions parler en privé.
-Orfé Auxi Magus, te voilà enfin de retour!
Je me redresse. Les trois membres de la famille Dirigeante se sont levés. Je remarque qu'ils portent tous un petit bandeau blanc rayé de rouge autour de la tête, hormis la femme du centre, dont le front est ceint de doré. C'est cette dernière qui prend la parole, radieuse. Elle se dirige vers la Prêtresse et l'enlace affectueusement. On aurait une mère et son enfant.
-Comment s'est passé ton séjour? As-tu trouvé la plante que tu cherchais? Comment se nomme-t-elle, déjà?
-Oui, je l'ai. C'est une nyx.
-Formidable!
La jeune femme et l'homme salue également Orfé. Puis, les Reuil se tournent vers moi. Ils sont tous majestueux, avec leur port de tête soigné et leur bandeau attestant de leur rang. Tous portent la même tenue, peu importe leur sexe: une sorte de justaucorps doré recouvrant le torse, ainsi que les jambes, un peu à la manière d'une salopette. D'ailleurs, maintenant que j'y pense, je n'ai vu jusque là aucune Aedenienne vêtue d'une robe. Peut-être que le vêtement n'existe tout simplement pas ici. Alors, pourquoi en ai-je une, en ce moment-même, sous cette foutue cape? Pourquoi suis-je la seule paumée à être vêtue d'un torchon? Peu importe. Je ne suis pas ici pour être un top modèle. Il ne manquerait plus que ça, d'ailleurs.
Bref, les trois Reuil me dévisagent. J'ouvre la bouche, me demandant ce que je peux bien leur dire, mais Orfé me coupe.
-Son vrai prénom est Lysianassa. Toutefois, elle souhaite garder le reste de son identité secrète.
Sa déclaration attise leur curiosité, je le sens, mais ils se contentent tous d'hocher la tête poliment et de me souhaiter la bienvenue. Je ne m'attendais pas à ce qu'on me laisse tranquille aussi facilement.
-Ravie de te rencontrer, Lysianassa, me dit la femme possédant le bandeau doré.
Je me rends compte que jusque-là, personne n'a écorché mon nom. D'habitude, j'ai droit à toutes sortes de variantes, comme Lisa, Lydia, ou encore Machintrucbidule. Je ne pensais pas que la mort pouvait autant changer la vie de quelqu'un. Si je leur dis que je me nomme Table de chevet, je suis sûre qu'ils ne tiqueraient même pas. Les noms bizarres, ce doit être tellement habituel, chez eux! Tu t'appelles Table de chevet? D'accord, on mange quoi ce soir?
Mal-à-l'aise, je me sens obligée de répondre, pour paraître polie.
-Moi de même, je fais, cherchant quelque chose d'utile à dire. Et vous, vous êtes... ?
Mes interlocuteurs affichent un air surpris. Je me sens rougir et bénis la large capuche de ma cape. Quelle imbécile. Ils n'ont certainement pas l'habitude de se présenter, ils ne doivent même pas en avoir besoin! A ce rythme, autant leur dire que je suis une extraterrestre, ça ira plus vite. La prochaine fois, je la ferme et laisse Orfé mener la danse en hochant la tête de temps à autres afin de paraître concernée.
-Ah, bien sûr, sourit la femme au bandeau doré. Je suis Vacuna Reuil, Héritière actuelle de la Famille Dirigeante. Voici ma fille ainée, Amalthée, et mon oncle Phoebus.
Effectivement, eux aussi ont des prénoms à coucher dehors. Orfé prend une profonde inspiration, comme si elle s'apprêtait à larguer une bombe:
-Lysianassa est mon Envoyée.
Et quelle bombe! Les sourires s'effacent des visages des trois membres de la Famille Dirigeante. La Prêtresse ne leur laisse pas le temps de réagir davantage en ajoutant:
-C'est pourquoi je souhaiterais emprunter une Iter afin d'arriver au plus vite à La Vertigineuse et d'entamer son entraînement militaire.
C'est l'homme, Foetus... Euh, Phoebus, qui prend la parole en premier.
-Ainsi, tu vas bientôt mourir, Orfé. Quand?
La fillette pince ses lèvres. Elle observe l'expression chagrine des deux femmes.
-Dans un an, au maximum.
Les Reuil ont l'air effondré par cette nouvelle. Ma compagne semble pleinement faire parti de leur famille.
***
Un quart d'heure plus tard, je me laisse guider par une domestique en direction des appartements que l'on m'a assigné. Les Reuils souhaitent que nous passions la nuit ici. J'ai également demandé où il est possible de s'acheter des vêtements propres et destinés à la formation que je vais bientôt entreprendre. En effet, j'ai trouvé quelques pièces dans une des poches de ma cape. Toutefois, les Reuil souhaitent à tout prix me fournir tout ce en quoi j'ai besoin: en tant qu'Envoyée, je peux demander ce que je veux. Leur gentillesse me gêne un peu, mais je ne m'en plains pas non plus.
Une fois arrivée dans ma chambre, je demande immédiatement à ce qu'on me montre où je peux me laver. Je me sens crasseuse après m'être retrouvée nue dans une forêt, jetée dans le vide, pour finir par apprendre à voler en ayant une peur bleue du vide. La domestique -une femme Munie aux ailes et au visage délicats- m'informe qu'il y a des bains juste à l'étage en dessous d'où nous nous trouvons.
-Pouvez-vous... Euh, me le préparer, si possible? Et faire en sorte que je sois seule? balbultié-je. S'il vous plait.
Mon interlocutrice sourit.
-Bien sûr. Et je vous préparerais des vêtements propres. Mettez-vous à l'aise, je fais vite.
Je la remercie. Je n'ai pas l'habitude de donner des ordres, ni d'être choyée ainsi. Dès qu'elle s'en va, je retire précipitamment ma cape et étire mes ailes. Je pousse un soupir de soulagement en esquissant quelques battements. Les tenir repliées sur elles-mêmes est extrêmement pénible. Lorsque la domestique revient, j'ai eu le temps de cacher à nouveau mon dos et de visiter. Le mobilier est simple, mais superbe. Une armoire immense et vide est sur le côté, à côté d'une grande porte d'entrée assez grande pour la franchir en volant. Il n'y a aucune fenêtre, et ce n'est pas pour me déplaire. Toutefois, je remarque que le lit -grand et moelleux- ne possède aucun trou où je puisse placer mes ailes. Cette couche est pour un Démuni, évidement. Tant pis, je dormirai sur le côté. Cependant, ce détail me fait penser que je dois spécifier que je souhaite des vêtements pour Muni. Une peinture orne le mur au dessus du lit. Elle représente une femme vêtue d'un assemblage de feuilles, un peu comme la tenue d'Orfé. D'ailleurs, elle possède une lyre, elle aussi. Et elle offre de la nourriture à un petit animal étrange sur son épaule. Il ressemble à un écureuil, mais a deux petites ailes dans le dos. Elles sont limpides, mais légèrement dorées. J'ai d'ailleurs remarqué que tous les Boisés possèdent des ailes transparentes. C'est sans doute une spécificité de la région.
-Qui est-ce? demandé-je à la domestique.
-C'est une représentation de Tellus, l'Entité protectrice de La Boisée.
-Et l'animal?
Elle esquisse un sourire.
-C'est un céléreuil. Une petite bête voleuse mais très attachante.
Fascinée, je la laisse m'expliquer ce tableau, tandis qu'elle m'accompagne aux bains. Tellus est une sorte de déesse des animaux et de la nature, en fait. Elle est très adulée par les Boisés, ils lui vouent un grand culte. Le Titan serait d'ailleurs son œuvre. Elle enchaîne et m'explique que les Prêtres sont la représentation de l'Entité en Aedenia, c'est pour ça qu'ils sont habillés de la même manière et possèdent une lyre, qui leur permet de communiquer avec un animal en particulier -Lyte pour Orfé. Un nouveau Prêtre est choisi par l'Entité tous les cents ans, environ. A cette occasion, un Envoyé est élu, et, quand le Prêtre meurt, se met à la recherche de son successeur. Je l'écoute, et quand je lui demande comme ça se fait qu'elle en sache autant, elle fronce les sourcils:
-Mais, Madame, tous les Boisés le savent! On nous l'apprend depuis l'enfance.
-Et vous savez lire? Et écrire? Tous?
-Bien sûr!
Son affirmation me trouble. J'ai bêtement pensé, en arrivant ici, que je suis dans une époque semblable au Moyen Âge. En résumé: avec du sang, de la monarchie absolue, et de l'ignorance imposée au peuple. A la place, je découvre de la paix, des souverains sympas, et des écoles! Ca change drôlement de ce que j'ai appris au collège et au lycée. En attendant, la domestique a l'air vexé. Je m'empresse de m'excuser:
-Je suis désolée, mais... Je ne pensais pas que c'était possible. Votre Famille Dirigeante est formidable d'avoir mis en place tout ceci.
Son expression se radoucit.
-Oui, les Reuil sont très aimés. A vrai dire, il y a une Académie que depuis récemment à La Boisée. Et il y en a une également à La Scintillante.
-Et pas à La Vertigineuse?
Elle secoue la tête, puis s'approche de moi, comme si elle voulait me dire un secret:
-Des rumeurs disent que le dernier membre de la Famille Dirigeante est fou, d'autres affirment qu'il est juste sénile. Bref, il ne peut plus s'occuper de la Cité, donc ce sont les Directeurs des Ecoles qui la dirigent, mais aucun ne pense aux Académies. Ils ne songent qu'à la formation de leurs guerriers et à la nomination d'un nouvel Héritier.
-C'est à ce sujet qu'il y aura un Conseil, dans deux saisons?
Elle confirme. Je me demande si c'est une bonne idée de me présenter à ce moment-là. Au pire, j'attendrais un peu que la situation se calme, s'il le faut. Avant que je ne puisse lui poser davantage de questions, nous arrivons à destination. La domestique pousse une énième porte immense. Nous pénétrons dans une pièce faiblement éclairée par quelques bougies entourant un bassin. On m'indique de quoi me rafraîchir la peau et me sécher. Lorsque je réclame des vêtements de Munie, la domestique affiche un air surpris. Je souris sous ma cape et déclare:
-Il n'y a pas que mon visage que je cache.
Une fois qu'elle est partie, je vérifie que je suis bien seule avant de me déshabiller. Un léger cling! résonne lorsque ma cape tombe au sol. Sans doute mon épée ou ma dague. Ensuite vient l'étape de la robe. Je me tortille dans tous les sens afin de la retirer. Rien à faire: je ne peux pas l'enlever par le bas ou par le haut. A tâtons, je finis par trouver une série de boutons qui permet d'ouvrir le vêtement dans le dos, juste autour de la naissance de mes ailes.
Enfin nue, je me dirige vers le bain, qui ressemble à une petite piscine peu profonde. Je m'enfonce dans l'eau avec un soupir de bien-être. Elle est tiède, ni trop froide, ni trop chaude, la température est juste parfaite. Je tente de nager, mais les ailes me gênent et je ne parviens qu'à barboter. Je me laisse donc glisser sereinement. Je passe une main sur mes plumes, un peu ébouriffées et humide à cause de la sueur de mon dos. Je les trempe donc, et, très vite, mes ailes deviennent lourdes. Tout en me frottant avec une huile que m'a montré la domestique, je fais en sorte de les essorer et les pliant et dépliant frénétiquement. Quand je me lave le ventre, je me fige. Mon cœur fait un sursaut.
Je ne sens plus mon nombril. Mon ventre tout entier est plat, sous mes mains. Je m'approche d'une bougie, au bord du bassin. J'observe mon reflet, dans l'eau pure.
J'ai toujours des ailes.
C'est devenu normal.
J'ai toujours des oreilles pointues, qui sont pointées vers l'avant en ce moment, montrant ma fébrilité.
OK.
Mais je n'ai plus de nombril.
Ca, c'est bizarre.
Je sens mes oreilles s'abaisser au fur et à mesure que l'inquiétude monte. Pourquoi est ce que je ne l'ai plus? Qu'est-ce que ça veut dire? Puis: pourquoi ce genre de choses n'arrive qu'à moi?
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