Chapitre 11_ Au revoir
L
e griffon vrille sur nous son regard doré.
-Lyte, je te présente Ido et Lysianassa. Nous allons accompagner cette jeune fille jusqu'à la Vertigineuse.
Je suis figée. Lyte est majestueux. C'est une créature tout en puissance: ses muscles saillent sous les poils de ses flancs, les plumes de ses ailes sont fines et élégantes, bien qu'un peu ébouriffés par le vol. La créature a la hauteur d'un poney, mais est plus souple et plus petite qu'un hippogriffe. Ses pattes félines semblent plus grosses que mon visage.
-Vous avez dompté un griffon, murmure la voix émerveillée d'Ido.
Orfé secoue la tête, faisant voler sa chevelure.
-Je ne l'ai pas dompté, nie-t-elle. Lyte s'est tourné vers moi de son plein gré.
Elle pose une main douce et assurée sur le museau doré de la créature. Elle caresse sa tête semblable à celle d'un puma.
-Tout de même! s'enthousiasme Ido. Être en compagnie d'un griffon... Il n'y a pas compagnon plus sûr!
Il s'approche et commence à tourner autour de lui en le contemplant d'un regard connaisseur. Songeur, il murmure:
-Je n'en ai vu que quelques uns pendant mes patrouilles... Ils sont intelligents et se cachent des hommes... Seules les personnes qu'ils jugent méritantes peuvent les monter et rester en leur compagnie... Vous avez dû vivre une certaine épreuve pour qu'il accepte d'échanger sa liberté contre votre vie de Prêtresse!
-Attendez... m'étranglé-je. Une épreuve pour rester en sa compagnie? Ça veut dire que je vais devoir la passer, moi aussi?!
Orfé secoue la tête. Soulagée, je sens mes épaules s'affaisser.
-Ne t'inquiète pas, ce que je demande à Lyte n'est ni plus ni moins qu'un service. Il n'exige pas que tu sois Jugée. A ma mort, soit il reprendra sa liberté, soit il cherchera un nouveau compagnon. Si tu es dans les parages, ce sera peut-être toi, qui sait? (La fillette se raidit:) En attendant, nous partons. Nous approfondirons le sujet une prochaine fois.
Je me tourne vers Ido et Eleusis. Une boule me serre la gorge. Je ne les connais depuis quelques heures à peine et déjà je me sens triste à l'idée de partir. La tante d'Ido me saisit la main pour la serrer diplomatiquement.
-Tâche de prendre soin de tout ce dont je viens te faire don, jeune fille. Et fait honneur à ta famille. Que Tellus veille sur toi.
-Merci de votre confiance, Eleusis.
J'ai à peine fini cette phrase qu'Ido se précipite vers moi. Je m'accroupis afin d'être à sa hauteur. La pointe de ses oreilles est tristement abaissée. Il soupire.
-Je ne te pardonne toujours pas de partir chez les Reuil sans moi, hein, m'indique-t-il.
J'adresse un regard en coin à Orfé en disant:
-Nous allons à La Boisée pour y passer que peu de temps. Nous n'allons pas pouvoir faire du tourisme et encore moins rencontrer la Famille Dirigeante, n'est-ce pas?
-Exactement, affirme la Prêtresse. Nous allons ensuite directement à La Vertigineuse.
-Je ne te pardonne pas d'aller aux écoles Vertigineuses sans moi, alors.
Je me penche vers l'un de ses oreilles pour lui souffler:
-Tu sais... Quand j'aurai fini d'être élève à La Vertigineuse et que je ne serais plus l'Envoyée d'Orfé, je parlerais de toi aux Familles Dirigeantes... T'en penses quoi? Comme ça, tu rentreras plus facilement aux écoles.
Ido m'adresse un regard méfiant, mais je sens qu'il est fou de joie. Et puis, ses oreilles se redressent, montrant qu'il est toute ouïe.
-Tu en es sûre?
-Oui.
-Sûre et certaine?
-Oui.
-Tu le promets?
Sans hésiter, je clame d'un ton solennel:
-Je te le promets.
Ido sourit de toutes ses dents.
-Je te pardonne, dans ce cas!
J'ai du mal à ne pas rire. Sa mauvaise humeur semble n'être plus qu'un lointain souvenir. Je tends la main, paume vers le ciel en déclarant:
-Tope-là!
Il ne fait aucun geste et me dévisage.
-Euh... C'est une... coutume de chez moi, j'explique. On se tape dans la main, puis nous nous frappons le poing pour sceller un accord.
Son visage s'éclaire.
-Ah! Eh bien... tope-là, Lysianassa!
Il tape ma paume, puis, les poings serrés, nous entrechoquons nos phalanges. Ido a l'air ravi d'avoir découvert quelque chose de nouveau. Je serre le petit garçon contre moi en me répétant en boucle ma promesse, intérieurement. Il me rend mon étreinte et en profite pour me demander:
-Dis, quand on se reverra... Tu pourras m'apprendre d'autres coutumes de chez toi?
Je hoche la tête, amusée.
-Ca roule!
-Qu'est-ce qui roule?
Ido s'éloigne légèrement de moi afin de me lancer un regard inquisiteur. Je ris:
-Non... Rien. C'est une expression. Ca signifie que je suis d'accord.
***
Je rejoins Orfé. Elle me sourit en me prenant la main. Elle me guide vers Lyte et lui présente ma paume. Le griffon tend sa tête en me regardant dans les yeux. Je frissonne à la vue de ses iris ressemblant à de l'or en fusion. Je retiens mon souffle. Lyte a l'air de m'inspecter soigneusement. Je ressens sa méfiance. Il plisse ses yeux impressionnants. Je suis hypnotisée. Au bout de quelques secondes, l'animal détache son regard du mien. Tout en reprenant mon souffle, je remarque qu'Orfé a un air satisfait.
La Prêtresse m'aide à monter sur le dos de Lyte au niveau de la naissance de ses ailes. Je m'installe confortablement: les poils du griffon caressent de leur douceur la peau nue de mes jambes. Je sens ses muscles puissants frémir entre mes cuisses. Lyte tourne sa tête féline dans ma direction. Orfé me murmure:
-Je te conseille de bouger le moins possible. Il accepte de te porter mais refusera de t'obéir. Donc, reste calme et fais lui confiance. Je lui ai demandé de prendre soin de toi et Lyte a toujours respecté ses engagements.
Orfé marque une pause et me scrute. Je hoche la tête. Je dois faire confiance à une créature qui se méfie de moi et semble prête à me balancer dans le vide dès que nous serons en vol. Super. Je suis très rassurée. La Prêtresse ajoute:
-Lyte est rapide, mais pas encore assez endurant. Il ne supportera pas ton poids longtemps. Il est encore jeune, alors dès qu'il manifeste des signes de fatigue, nous nous poserons.
-D'accord.
Je me tords les doigts. C'est la première fois que je monte à dos de griffon, et jusque là, ça n'a pas l'air si différent de l'équitation. Lyte tourne la tête dans ma direction, ressentant mon stress. Histoire de me vider l'esprit, je réajuste ma cape, ainsi que la large capuche. Occupée par le fourreau de mon épée qui frôle mon genou, je pousse un cri lorsque le corps de Lyte bascule. Cet abruti d'animal a décollé sans prévenir. Je jure entre mes dents une insulte qui ferait frémir une boite de chocapic entière en me sentant glisser. J'agrippe les poils de la nuque de Lyte. Je me redresse tant bien que mal, les mains tremblantes. Je sens plus que je n'entends un grondement monter de la gorge du griffon. Je desserre ma poigne autour de son pelage.
-Désolée, Lyte, murmuré-je en remarquant les quelques poils dorés qui sont restés entre mes doigts.
Il pousse un profond soupir. Une fois assurée que je suis bien positionnée et que je ne risque plus une chute, je profite du vol pour admirer le paysage. Orfé plane devant nous, ses ailes transparentes fendent l'air. Nous sommes en train de survoler le village, qui est plus grand que je ne l'ai imaginé. D'un côté, il y a des champs, dont les couleurs claires et flamboyantes brillent sous le soleil, couchant à présent. De l'autre, une forêt immense se dresse. L'horizon boisé me montre à quel point l'Aedenia semble immense. Je tourne la tête. Derrière moi, l'auberge d'Eleusis paraît déjà lointaine. Je ne vois ni elle, ni Ido. En arrière plan, loin derrière le village, les champs, la forêt, je distingue des sommets enneigés. J'en reste scotchée: des montagnes sont là, si silencieuses, si sereines. On dirait qu'elles viennent juste d'apparaître, je ne les ai pas aperçues auparavant.
De longues minutes défilent, durant lesquelles nous nous éloignons, mais les monts sont toujours en vue, fiers. Je hèle Orfé en désignant le paysage:
-Ces montagnes... Elles sont habitées?
-Ce sont les Ingenix, sourit Orfé. Elles sont belles, n'est-ce pas? Non, il n'y a plus âme qui vivent depuis un moment... Seuls les Vertigineux y vont de temps à autre pour leur entrainement...
-On dirait qu'elles sont... Intemporelles.
J'ai cherché un mot approprié pour les décrire, en vain. Orfé fait la moue:
-Intemporelles... Pour de nombreuses personnes, elles font parti du passé. Elles ne sont qu'un souvenir.
Je surprends son ton un peu amère. Je n'ai pas le temps de poser davantage de questions, la Prêtresse ne pense déjà plus aux Ingenix:
-Nous allons bientôt nous poser, Lyte s'essouffle, annonce-t-elle.
Je m'arrache avec difficulté à la contemplation des montagnes pour m'allonger sur Lyte. J'accompagne son mouvement alors qu'il descend en direction des arbres de la forêt aux couleurs allant du vert sombre au noir intense. Après m'être pris plusieurs branches en pleine figure, je réussis à descendre du dos du griffon. Je fais quelques pas, chancelante, heureuse de retrouver le contact du sol. Orfé caresse un peu son compagnon avant de le laisser s'en aller.
-Où va-t-il? je demande, surprise.
-Se reposer et chasser. Il nous retrouvera facilement, ne t'inquiète pas.
Nous entamons une longue marche au travers des arbres. Nous ne parlons finalement que très peu. Nous sommes toutes les deux silencieuses, à écouter les chants cristallins des oiseaux. Toutefois, je suis totalement perdue. Ne voyant aucune différence entre un arbre et un autre arbre et une pierre avec une autre pierre, je talonne Orfé de près. Elle semble en effet toujours savoir où aller. Ses oreilles bougent dans tous les sens, comme si elle écoutait une petite voix qui lui indique par où se diriger. Le plus impressionnant est le fait qu'elle ne produise aucun bruit. Ses pas évitent toutes les branches et les feuilles mortes, si bien que j'ai l'air d'être un éléphant, à côté. La nature craque sous moi et se venge: j'ai l'impression de passer mon temps à me faire gifler par les feuilles des arbres. Je manque de trébucher sur de nombreuses racines. Après des heures de marches, Orfé propose une pause. Je m'assieds si brusquement qu'une douleur vrille doucement dans mes côtes. Je retire la cape: le poids du fourreau de l'épée et des autres armes commence à me fatiguer. Avec soulagement, je déplie mes ailes, qui étaient piégées sous le tissu. Je profite de cette pause pour poser des tas de question à la Prêtresse.
-Bon... Nous en avons pour combien de temps avant d'accéder à la Boisée?
-Hum... Je dirais deux jours maximum, si nous nous arrêtons pour dormir. Sinon, nous pouvons espérer y être dès demain. C'est trop court pour que je t'apprenne quoique ce soit, mais je préfère que nous rejoignons les écoles de La Vertigineuse rapidement. Ce sera plus sûr.
Je hausse un sourcil. Ce changement de programme m'intrigue.
-Pourquoi ça? Je croyais que vous vouliez être sûre que je sache tout ce dont j'ai besoin pour votre successeur.
Elle plante son doux regard marron dans le mien. Elle semble inquiète:
-Les choses changent trop vite, Lysianassa. Beaucoup trop vite. Nous allons à La Boisée, afin que je me fournisse en plantes et remèdes, puis je vais te montrer un raccourci. Nous serons à La Vertigineuse d'ici une semaine, je pense.
Je me raidis. Une semaine... Je n'ai que quelques jours devant moi avant de commencer à apprendre à me battre. Je commence à appréhender: comment se passeront les cours? Et ce sera peut-être long...
-Je vais tout de même t'enseigner quelques bases, tout de suite, reprend Orfé, me ramenant à la réalité. Tu veux commencer par quoi?
Je me redresse, très intéressée. Je réfléchis quelques instants, avant de murmurer:
-Vous marchiez très silencieusement, tout à l'heure... Je pense que ça me serait utile de savoir en faire tout autant.
La Prêtresse penche la tête sur le côté. Elle acquiesce et m'explique:
-Tu as raison. Je vais te faire faire un exercice pendant quelques minutes. Ce n'est pas grand chose, mais c'est un commencement, et tu apprendras la suite aux écoles.
Elle fouille sa lourde sacoche et finit par en sortir une bande de tissu noir. Elle se poste derrière moi et me bande les yeux. Tout en nouant le tissu derrière mon crâne, elle m'indique que cet exercice sert à améliorer mon ouïe et que ça me sera très utile pour les combats. Elle souhaite que je continue la marche dans le noir. Je n'ai pas le temps de regretter ma décision: déjà, je sens qu'Orfé est partie.
Paniquée, je l'appelle plusieurs fois de suite, n'osant pas retirer le bandeau. Je replie soigneusement mes ailes afin de remettre la cape, les doigts tremblants, et me lève. Je fais quelques pas hésitants, marche sur une pierre... Et me retrouve de nouveau au sol, contre mon gré cette fois-ci. Maugréant à voix haute, je perds un temps fou à me redresser et à vérifier que je n'ai rien perdu dans ma chute: surtout pas une des armes que m'a donné Eleusis. Soudain, j'ai une idée: je dégaine mon épée et m'en sers comme le font les aveugles avec une canne. Je parcours encore quelques mètres prudemment, balayant l'air de l'épée. De ma main libre, je serre le flocon de mon père. Je me calme peu à peu en me disant que de toute façon, Orfé ne m'aurait pas proposé cet exercice si elle n'était pas sûre de la sûreté des lieux. Je ne risque rien.
Après une demi-heure de marche aveugle, je commence à prendre de l'assurance et essaie à présent d'être à l'écoute de mon environnement. Au début, je n'entends que le son de ma respiration et le sifflement continu de mon épée. Puis, je perçois quelques discrets chants d'oiseaux et craquements de branches, autres que mes pas. Quelques animaux se font entendre doucement... J'entends le vent entre les arbres. Toutefois, je ne parviens pas à me détendre: j'ai l'impression d'avoir perdu Orfé.
Alors, je tends l'oreille. Je tente d'interpréter tous les sons qui me parviennent... Puis, j'entends tout d'abord une douce respiration. Je retiens la mienne et me fige, concentrée. Le souffle se mue peu à peu à un chuchotement. Je finis par percevoir une mélodie envoûtante. Ce n'est qu'au bout d'une dizaine de minutes que je comprends ce que veulent dire les murmures.
-Petit griffon, petit griffon...
Ne vole pas trop bas,
Ne vole pas trop haut,
Le bas t'enterre,
Le haut te brûle les ailes.
Petit griffon, petit griffon...
Contourne les monts
Franchis les rivières.
Vole, petit griffon.
Profite de la liberté
Elle est très chère et convoitée.
***
Je me laisse emporter par ces chuchotements et me rapproche doucement de leur source. Je reconnais la voix d'Orfé, qui entonne cette comptine avec un ton étonnamment maternel. Je dois mettre environ deux heures avant de retrouver La Prêtresse. En effet, elle s'est débrouillée pour me faire tourner en rond à plusieurs reprises. La retrouvant enfin, je retire immédiatement le bandeau. Je constate avec surprise qu'il fait déjà nuit. Le tissu est si épais que je ne me suis rendue compte de rien. Je lève inutilement les yeux en direction du ciel, recouvert par les arbres. Il fait si sombre que je distingue à peine Orfé.
Soudain, une ombre atterrit près de moi. Je retiens un cri: ce n'est que Lyte. J'entends la Prêtresse dire d'un ton satisfait:
-Parfait, nous allons pouvoir continuer de voyager.
Dans les ténèbres, elle m'aide de nouveau à me hisser sur le griffon. Je sens que celui-ci est désormais plein d'énergie, un peu comme une voiture puisse l'être après un solide plein d'essence. Je refoule cette comparaison, je ne souhaite surtout pas commencer à considérer un animal comme une machine. Lyte est bien trop têtu pour ça.
-Il est en pleine forme, je déclare, informant ainsi Orfé.
-Je sais, je le sens, me répond-elle. C'est formidable, il devrait pouvoir voler toute la nuit. Avec un peu de chance, tu te réveilleras avec La Boisée en vue!
Je me raidis. Elle veut que je dorme sur le dos de Lyte! Elle a pété un câble?! C'est hors de question.
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