Epilogue

Faisant le pied de grue depuis plus d'une heure, dehors, en plein soleil, devant les bâtiments cubiques et couleur sable de la prison aux conditions de détention extrêmes appelée ADX, Élise Salahoui est fatiguée et nerveuse. C'est l'été, et même si c'est la fin de la journée, l'endroit est une vraie fournaise. Rester planter dans la poussière de ce coin de désert pelé n'a donc rien d'enviable. C'est même l'enfer d'être ici à attendre le direct, mais elle ne lâchera rien. Certainement pas maintenant !

Cela fait un an qu'elle a obtenu un poste à la rédaction de Cybertvinfo, une chaîne nationale d'informations en continues qui diffuse ses programmes sur le web, la télé et sur les nanopuces frontales que de plus en plus de monde se fait implanter pour se connecter en permanence à la vie cybernétique et virtuelle. C'est le dernier cri de la technologie qui fait de son porteur un humain à la fois réel et dématérialisé sur le net.

Je crois que je connais bien la question... Abrégez sur ce point. Mais allez-y, reprenez le récit, je ne voulais pas vous interrompre... Après tout, vous êtes sensée être la narratrice à présent... que vous m'avez tué...

Je vous remercie.

J'allais écrire que dans le cas d'Elise se sont les contraintes professionnelles de son nouveau poste qui lui ont permis d'obtenir une de ces nanopuces gratuitement, en même temps que sa carte de presse. Sinon, elle n'aurait jamais pu se payer ce luxe. Surtout pour un modèle aussi perfectionné que celui qu'elle porte.

Mais là s'arrêtent pour l'instant ses privilèges et son ascension vers les sommets du journalisme. Depuis un an, en dépit de tout ce qu'elle peut entreprendre pour se faire remarquer, et apprécier, de ceux qui décident, elle ronge son frein, attendant de prouver à tous ce qu'elle vaut d'un point de vue professionnel.

Pour atteindre ce but, elle ne recule devant rien. Elle sait qu'elle a un physique agréable malgré sa petite taille d'un mètre soixante deux. Aujourd'hui, les courbes de ses hanches, ainsi que la profondeur de son décolleté, sont subtilement mis en valeur par l'élégante robe portefeuille de jersey bleu nuit qu'elle porte. Une tenue totalement inappropriée dans un tel lieu, mais qui la met en valeur.

Dans son esprit ambitieux, peu importe ce décalage, son physique est un atout comme un autre, et elle n'est pas prête à le mettre de côté pour réussir. Elle en a d'ailleurs déjà joué à de multiples reprises sans l'ombre d'un scrupule. Pour Élise, ce sont les règles implicites du milieu. Cela ne lui pose aucun problème moral. Elle se dit simplement qu'elle ne sera ni la première, ni la dernière, à faire cela pour y arriver. Mais, jusqu'à aujourd'hui, cela n'a pas "payé" autant qu'elle l'espérait.

Intéressant... Continuez sur elle... Elle me plait...

Élise est de nature très ambitieuse et elle ne se contente plus de quelques reportages sur des caves inondées, ou des estivants coincés dans les bouchons des grandes transhumances de juillet et d'août. Elle veut plus, car elle est convaincue qu'elle le mérite...

Moi aussi d'ailleurs... Je pense qu'elle le mérite... Une jolie petite brunette frisée aux yeux verts... Tellement déterminée et sans scrupule en dépit de son visage poupin. Elle mérite vraiment d'avoir tout ce qu'elle veut... De mon vivant, avec mon mètre quatre-vingt dix efflanqué et ma tête d'ado binoclard paumé, on aurait fait un beau couple improbable ensemble... Maintenant, laissez-moi capter ses pensées...

Taisez-vous...

C'est moi qui écrit maintenant...

Vas-y.

Je t'écoute, bébé, délecte-moi de tes pensées les plus secrètes... Toi qui est venue te repaître de ma mort et naître de mes cendres.

Oui, c'est bien cela : tu n'arrêtes pas de penser que ce reportage, c'est ta chance : ton premier "vrai" fait d'arme en tant qu'envoyée spéciale... Quatre minutes de direct dont tu pourras être fière.

Je t'entends, Élise, j'entends le fil de tes pensées de petite garce :

- Cette fois ce n'est pas sur une histoire de chien écrasé ou n'importe quoi pour amuser le téléspectateur au moment du dîner que je travaille...

- Non !

- Là, c'est "le truc" qui marque entre l'entrée et le dessert lors du repas familial : une exécution capitale ! Le genre d'histoire qui retient l'attention et que l'on écoute religieusement, en houspillant la mère qui a la bêtise de demander si la cuisson de la viande ou des patates est correcte, ou en gueulant sur le gamin qui réclame stupidement d'aller au centre commercial avec ses copains pour dépenser l'argent que l'on ne lui a pas encore donné.

Après ce monologue intérieur, à l'idée de sa chance inouïe, due aux vacances et à la très banale gastro-entérite du collègue normalement prévu pour ce reportage, Élise se réjouit. Un sourire radieux illumine son visage. Tout le monde va être scotché à ses lèvres pendant les quelques minutes que durera le direct.

Moi aussi, je serai scotché à tes lèvres pulpeuses, bébé, surtout après autant de temps tout seul dans ADX... Surtout en pouvant à présent avoir tout ce que je veux... Vraiment tout... Même toi...

Mais continue ton délire, je t'écoute... Je t'écoute, toujours plus près de toi...

L'opportunité de couvrir un événement pareil après une année à se taper des faits divers minables, est déjà exceptionnelle.  Mais en plus, ce n'est pas n'importe quel condamné qui est mort : Ben Lansky, le geek tueur. Le type responsable de la mort de plus de soixante-dix personnes, dont ses propres parents, qu'il a avoué avoir torturé pendant des heures...

Tu ne peux pas savoir combien c'était jouissif... Je suis certain que tu aurais adoré... Mais ne t'inquiète pas, bébé, je te montrerai comment faire. Tu as de jolies petites mains manucurées pour tenir un couteau ou un flingue...

Tu sembles soudain un peu perdue... Quelque chose te perturbe... Tu me sens peut être ?

Ah ah ah...

Je t'ai coupée sur ta lancée. Continue de penser à moi. Oui, c'est cela, pense à moi, et à ce que tu vas dire de moi...

- Ben Lansky.

- La mort de celui qui se surnommait lui-même le post-humain... Un schizophrène mégalomane qui était convaincu de s'être fait implanter une puce dans le cerveau qui le rendait tout puissant...

Mais c'est la vérité, ma belle... Et tu vas bientôt le comprendre...

- Sauf que les scanners et autres IRM n'ont jamais rien révélé...

Ils ne savaient pas quoi chercher et n'ont pas regardé au bon endroit, c'est tout...

Ne me contredis pas !

Mais ne tremble pas comme ça non plus !

Tu me sembles de plus en plus perturbée, ma chérie... Pense à ton reportage sur moi, à ce que tes jolies lèvres roses pleines de gloss vont dire...

Humm ! Si tu savais comme j'ai envie de les sucer tes lèvres à cet instant...

Instinctivement, Élise frissonne soudain de dégoût, et se mord la lèvre inférieure, mais sans trop savoir pourquoi elle fait ce geste.

Elle a l'impression de ne pas être totalement là, de vivre une sorte de mauvais rêve éveillé. Mais c'est juste hors de question qu'elle flanche ici ! Pas après tout ce qu'elle a fait pour en arriver là !

Dans un sursaut de volonté, elle se force à se reprendre. A cet instant, il n'y a qu'une explication rationnelle qui lui vienne à l'esprit. Elle a eu comme... une absence... comme si elle écoutait quelqu'un qui lui parlait et lui avait ordonné de se taire, de taire ses questions... Mais, personne ne lui a parlé, personne ne lui a rien ordonné, elle le sait très bien. Jack, son cameraman, est resté silencieux en face d'elle. Il a gardé l'œil rivé dans son viseur, trop occupé à faire des plans de la prison pour illustrer le sujet.

Très mal à l'aise, Élise hausse les épaules. Elle a rêvé cette sensation étrange de murmure dans sa tête. Mais pourquoi a-t-elle soudain aussi mal au crâne ?

Ce doit être la nervosité et ce soleil de plomb. La chaleur infernale de ce soir d'été aussi.

Il faut qu'elle se concentre, elle ne peut pas se permettre de se planter. Une chance pareille ne se présentera pas deux fois. L'exécution de Ben Lansky est un événement national, voire international, tant les reportages sur ses carnages ont ému la planète entière, et provoqué des réactions, ainsi que des questionnements sans fin sur les motivations de ses gestes atroces et sa santé mentale. Or, l'histoire vient de connaître son épilogue aujourd'hui.

Plus précisément, sa mort, par injection létale, a été constatée un peu plus tôt dans l'après midi, à 16 h 19...

Mais, chérie, n'as-tu jamais lu le Necronomicon  : "n'est pas mort ce qui à jamais dort,
Et au long des ères étranges, même la mort peut mourir" ?

En outre, je me permets de te le dire, tu m'inquiètes un peu : ce que tu sembles savoir de mes dernières minutes paraît être très stéréotypé. Tous tes collègues, qui se préparent, eux aussi, un peu partout devant la prison, au direct du journal télévisé du soir, en filmant quasiment les mêmes vues des bâtiments de la prison que le mec qui est avec toi, se disent les mêmes choses en boucle.

Vous n'avez donc rien fichu de votre après midi !

Tous les soit-disants détails de l'exécution, que tu te répètes en boucle avant le direct, vous ont été donnés lors de la conférence de presse organisée par le service de communication de l'administration pénitentiaire.

Tu te prétends journaliste et tu n'as rien fait d'autre que de te pointer à une conférence de presse ? Pas d'enquête approfondie, pas de recherches personnelles pour comprendre, même pas de visite d'ADX ?

Comme tous les autres autour de toi, tu es une fainéante ! Une tricheuse !

Quoi ? Je ne devrais pas dire ça ? Vous travaillez tous ainsi ? Ce n'est pas une raison ! Tu me déçois, ma jolie.

Pourtant, je vais quand même t'aider à faire mieux que tes collègues. Tu as vraiment de la chance d'être plus sexy qu'eux... Tu sais que tu seras ma première ?

Tu vas voir on va bien s'amuser tous les deux quand je serai en toi. J'aime déjà ton anatomie... Ta peau délicieusement dorée...

C'est ça, continue à répéter en moins bien le discours de l'administration pour ne pas m'entendre, je me charge du reste... Et tu ne pourras pas m'en empêcher. Rappelle-toi : tu portes toi aussi une nanopuce, tu es virtuellement connectée en permanence, donc totalement ouverte et offerte à moi. Une grosse bêtise cette puce ! Ta vanité t'a perdue : avec ça, tu ne peux pas m'échapper !

D'ailleurs, dans quelques minutes, pour te le prouver, je vais dire, par ta jolie bouche, ce que l'on ressent vraiment lors d'une injection létale... La solitude déshumanisée du protocole, sa durée... Tu parleras même de l'état psychologique dans lequel ADX met ceux qui y "réside" tout au long de leur détention. Je te promets de vraies révélations, du genre choquant et provoquant, qui ne laisseront pas les esprits en repos.

Aujourd'hui, même si tu ne le sais pas encore, tu vas faire du vrai journalisme, bébé. Quelque chose de vécu de l'intérieur. Tu vas livrer un vrai témoignage qui va troubler les certitudes de toutes les gentilles petites familles attablées devant leurs télés, et faire peur aux enfants à une heure de grande écoute. 

Là, détends-toi maintenant !

Je m'occupe de tout !

Tu n'auras presque rien à faire, juste à me prêter ton adorable petit corps quelques minutes... Après, je verrai si j'en ai toujours autant envie qu'en cet instant pour un autre usage...

Tu seras ma première, bébé...

Réjouis-toi !

Oppressée, Élise déglutit.

Encore ce dégoût insensé et profond.

Ce frisson et cette terreur inexplicable dans son cœur. Cette palpitation horrible. Ce danger irrationnel et invisible.

Élise pense qu'elle a le trac. Elle essaie de relativiser pour se calmer. C'est normal vu l'enjeu. Elle doit se concentrer sur ce qu'elle a à faire. Répéter mentalement tous les détails des informations qu'elle a à donner devrait l'aider.

- Nom du barbiturique utilisé : pentobarbital.

Elle doit juste éviter d'oublier ce mot, ou de balbutier en le disant. Ce nom barbare tourne à présent en boucle dans sa tête.

- pentobarbital !

- Pento quoi ?

- Ah non ! M**** !

Pentibarbital ! Tu n'es pas douée pour les sciences, chérie... Laisse-moi faire...

Une décharge de stress et d'adrénaline.

L'esprit d'Élise se bloque encore, puis elle peste à nouveau intérieurement.

- Saleté de nom de médicaments !

Elle frissonne aussi, une fois de plus.

Ses muscles sont tendus, comme si quelque chose de désagréable et de dangereux la frôlait et tournicotait autour d'elle.

Mais, pas le temps de se laisser distraire par cela. C'est presque l'heure du direct.

De plus en plus tendue et mal à l'aise sous son maquillage trop prononcé, alors que sa bouche s'efforce d'ânonner encore le nom barbare sans buter, la jeune femme passe machinalement une main dans sa chevelure pour froisser et regonfler ses boucles brunes. Dans le même mouvement, ses yeux se rivent dans l'écran de contrôle en face d'elle pour vérifier ce qu'elle fait.

Mais, à la vue de son image, elle est soudain horrifiée. C'est n'importe quoi ! Elle a l'air hagarde, et sa coiffure est catastrophique. Or, cet idiot de Jack qui la cadre en gros plan ne lui a rien dit !

À ce moment là, elle se trouve moche et ses boucles naturelles lui paraissent hideuses. Elles sont en tout cas, beaucoup trop affaissées. Pourquoi cet idiot de coiffeur n'a-t-il pas fait le dégradé qu'elle lui avait pourtant demandé !?

Elle aura l'air de quoi pour son premier reportage sérieux avec ses cheveux tout raplapla ?!

De rien... Mais moi, je te trouve très jolie comme ça, et ne t'inquiètes pas chérie, ce n'est pas ce que les gens vont retenir de toi... Je te garantis que ta prestation va être unique en son genre et marquer les annales.

Je vais te faire vivre un grand moment et tu vas y assister aux premières loges...

Mais tu ne m'écoutes plus, tu viens de voir l'heure. Ca va être à nous... Enfin, à moi...

Ca y est !

C'est parti !

Enfin !

La caméra esquisse un long travelling sur les bâtiments d'ADX, puis elle revient sur Élise, une voix dans sa tête se met à compter :

- 3, 2, 1, Attention ! C'est parti pour le direct... Antenne ! Élise, c'est à toi...

Mais, à peine Élise a-t-elle ouvert la bouche qu'une nouvelle absence la surprend. Bizarrement, elle sent que ses lèvres bougent quand même et elle entend sa voix s'élever dans l'air chaud et étouffant de la fin de journée... Cependant, tout comme les expressions de son visage, elle n'en a pas la maîtrise. Quelqu'un d'autre parle à sa place. Quelqu'un qui lui fait peur et qui la répugne au plus profond d'elle-même. Quelqu'un qui lui ordonne de se taire, et contre qui elle ne peut rien... Il est tout-puissant en elle et il l'actionne comme une marionnette.

Bien qu'elle essaie désespérément de lui résister, elle sent déjà qu'il prend ses marques en elle, qu'il la "possède" déjà. Il a d'autres projets pour elle que le journalisme. Il se moque de ce qu'elle veut. Elle est sa première esclave humaine. Son corps est son jouet, et il est...

Le post-humain...

**************

Ainsi s'achève cette nouvelle, de manière volontairement ouverte,

N'hésitez pas à me faire part de ce que vous pensez de l'idée laissée en suspend et de la dernière expérience à laquelle je me livre dans ce, long, chapitre de clôture...

Merci,

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