23/12 - Tout un foin
champignon - foin - phonographe
« QUAND MÊME... tu vas pas en faire tout un foin ! »
Ta phrase préférée, maman.
Prononcée sur un ton courroucé, prêt à déraper, un ton en équilibre instable entre la colère et le retour au calme, un ton de menace.
Tu es sortie à la ville, je suis seule à la maison. Je suis assise dans le salon à côté du phonographe. Je m'enregistre. Dans ma main il y a un champignon. Je ne sais pas encore ce que je vais en faire.
Les champignons... tu te souviens, maman ? Je faisais « tout un foin » quand tu m'envoyais en chercher au fin fond de la forêt. Il faisait sombre, j'avais peur du noir et de cueillir par accident un champignon vénéneux. Tu riais de ces peurs, d'un rire qui menaçait de se changer en rage. Tu avais vécu bien pire dans ton enfance pendant la guerre, je n'étais qu'une petite chochotte inconsciente de sa chance.
Alors je n'en faisais pas tout un foin, je refoulais mes peurs et je traversais la forêt. Et lors du dîner, les champignons spongieux glissaient contre ma gorge.
Il y a cet autre jour, où tu m'as désinscrite de l'école. Un matin je me suis réveillée et je n'ai pas trouvé mon cartable, mes cahiers. Il était temps que j'aide aux champs, je n'allais pas en faire tout un foin ! Je me souviens, ce jour-là, d'avoir senti mon cœur se briser sous ton regard implacable. Je veux dire que j'étais debout devant toi, que des éclats de verre jaillissaient de ma poitrine, que tu les regardais tomber au sol et se fragmenter encore sans esquisser le moindre geste. Je veux dire que je me suis disloquée sous tes yeux dédaigneux.
À l'école, la discipline était stricte, les institutrices froides, les cours pétrifiants d'ennui. Je n'aimais pas y être. Mais quelque part au fond de mon inconscient, je sentais que c'était ma seule échappatoire. La seule porte par laquelle fuir cette vie étroite où le bonheur passait par la soumission.
Alors je me suis résignée, j'ai serré les dents, et je suis rentrée dans ton jeu. Je me pliais à ta volonté sans jamais me plaindre, tu me disais forte. Mais j'étais forte comme un bœuf docile qu'on mène à travers champs, jusqu'à l'abattoir. Mes peurs ne disparaissaient que parce que je cessais de penser.
Et nous voilà ici, maman. Ce phonographe, ce champignon... J'en aurai cueilli un, finalement. Mais pas par erreur.
Il y a trois assiettes. Je ne sais pas encore...
Est-ce que tu en ferais tout un foin, si papa venait à mourir ?
L'aimes-tu seulement ? Peut-être n'aimes-tu que toi et tes jolies illusions.
Je...
Je ne sais pas.
Je ne sais pas quoi faire.
Tout à l'heure, je devrai faire un choix. Mais... mais c'est trop dur, maman.
Si tu entends ces paroles, tu connaîtras mon choix. Je n'ai pas envie d'aller en prison, ça au moins je le sais. Si je choisis de vivre, j'effacerai l'enregistrement.
Vivre...
C'est trop...
Tu dois bouillir en m'entendant, hein ? Je fais tout un foin de cette affaire, c'est un stupide champignon après tout, puis je pourrais toujours le couper en trois ! N'est-ce pas ? Ha !
Je ris. Je deviens folle, maman. Tu m'as rendue folle. Il m'a rendue folle.
Si seulement... Si seulement tu m'avais écoutée. Tout aurait pu être si différent, maman. Si tu m'avais laissée parler, si tu... si tu avais été une mère...
Mais tu ne l'as pas été.
Tu m'as laissée te parler de cet homme, de ses mains sur mes jambes, sur mes cuisses, sur mon ventre, de ses mains et des autres parties de son corps, tu m'as laissée parler de lui et de tout ce qu'il m'avait fait, toutes ces nuits, toutes ces nuits...
Et puis tu as ri.
Je n'allais pas en faire tout un foin, après tout ! Toutes les femmes franchissaient cette étape, et elles ne geignent pas ensuite dans les jupes de leur mère !
Tu as ri, maman. Malgré mes larmes et ma détresse. Et ton rire me criait de revenir sur le droit chemin. Mais je ne peux plus.
Maman, cet homme...
Oh, tout tremble, tout se brouille, je ne sais pas... je ne sais pas... il faut que je continue...
Cet homme...
Cet homme était ton mari.
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