21/12 - Face cachée
profil - Croix-Rouge - planète
JE NE TE VOYAIS JAMAIS que de profil. Le profil gauche.
Depuis trois ans, tu étais partout. Cela survenait brusquement : quelque chose m'alertait au coin de mon champ de vision, je tournais la tête et tu disparaissais d'une façon ou d'une autre.
Je recevais des messages, parfois, qui me glaçaient le sang. C'était un numéro inconnu. Jamais le même.
« Je serai partout avec toi. Toujours. »
« Je te suivrai où que tu ailles. À l'autre bout de la planète. Dans un autre monde. »
J'avais pensé à déménager, à changer d'identité. Mais je sentais, d'une façon inexplicable, que cela ne te ferait pas reculer. Je me contentais de guetter ton profil, d'espérer qu'il ne surgisse pas. Ton visage m'effrayait-il en lui-même, ou seule la répétition me terrifiait-elle ? Je l'ignorais. Je ne me souvenais pas de ma réaction, la première fois que je t'avais vue. Mais ma pire crainte était que tu tournes la tête.
Chaque fois que je voyais ton profil, je priais pour ne jamais en voir l'autre face.
Ce jour-là, j'étais nerveux. Sans doute à cause du message que j'avais reçu le matin : « Je serai avec toi, du début à la fin. Jusqu'à l'ultime passage. »
Je participais à une maraude nocturne pour la Croix-Rouge. Une des rares choses qui me faisaient vivre. Ce n'était pas par altruisme. Mais ce monde que je côtoyais alors, ce monde caché dans le nôtre, tout proche et pourtant si éloigné, ce monde qui ne se révélait que la nuit, ce monde-là me fascinait. Il ressemblait au nôtre. Les gens étaient les mêmes, mais en plus bruts. Sur eux le vernis de la société s'était écaillé. C'était ça qui me poussait à participer aux maraudes.
Ça devenait une obsession, et la responsable des maraudes dans notre ville s'en inquiétait. Mais après tout, tout le monde ici savait que j'étais un peu cassé. Sur moi, le vernis de la société ne s'écaillait pas, il devenait grumeleux. Depuis l'accident, je ne savais pas me comporter avec les autres, je me cachais derrière un mur de politesses creuses.
Ainsi, peut-être, ma douleur invisible cesserait d'exister.
Ce monde de la nuit m'apaisait. Même si ton profil m'apparaissait plus fréquemment pendant les maraudes. Même si la peur ne me lâchait pas. Même si les souvenirs de l'accident s'infiltraient en moi.
Cette maraude trois ans plus tôt, une de mes premières. Je conduisais le camion, avec une fierté un peu naïve. Puis une bagarre avait éclaté. Sérieuse, la bagarre.
« On remballe, avait crié la responsable. On repasse dans une heure. »
Personne n'avait discuté parmi l'équipe, mais l'un des sans-abri qu'on aidait avait vu rouge en nous voyant partir. Il nous avait traités de lâches, avait tenté de crever mes roues avec un couteau. C'était le chaos. J'étais nouveau. J'avais paniqué.
Le camion avait heurté le corps d'une femme et était allé s'encastrer dans la vitrine d'un magasin. La femme était retombée au sol, inerte, un éclat de verre entaillant sa joue droite.
Depuis, cette image flottait dans ma mémoire. Le visage était flou, mais le souvenir de la coupure, bien nette, me hantait. Si l'enquête policière avait conclu que je n'étais pas responsable, ma conscience n'était pas aussi arrangeante.
Alors comme tous les soirs, je combattais ce souvenir. Le message aussi me hantait. L'ultime passage...
Après la maraude, je suis rentré chez moi en voiture. J'étais épuisé. Je me sentais mal. Les souvenirs me hantaient. Les kilomètres défilaient, mon attention fluctuait. J'ai commis une erreur : j'ai tourné la tête.
Tu étais assise sur le siège passager.
Le volant m'a échappé, la voiture a dérapé. Pour la deuxième fois de ma vie, je perdais le contrôle d'un véhicule.
Les tonneaux se sont enchaînés. J'étais dans un état second, je me sentais partir. Mourir. L'ultime passage...
Juste avant que ma conscience ne s'éteigne, tu as tourné la tête. Et j'ai vu. Ta joue droite présentait une entaille profonde.
Tout est devenu noir.
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