19/12 - En équilibre
équilibre - contempler - margarine
TW : anorexie.
« BIEN DORMI, MA CHÉRIE ? »
Plaquer un sourire sur son visage tiré. Acquiescer. S'installer à table et fixer son assiette.
« Tu ne veux pas de margarine ? »
Secouer la tête, toujours en silence.
« Il faut la finir, tu sais. »
Marmonner qu'elle n'a pas faim.
« Anna... C'est toi qui as insisté pour en acheter. »
S'excuser vaguement. Tendre la main, refermer ses doigts sur une pomme et en manger la moitié, quartier par quartier, lentement. Éviter de croiser le moindre regard.
Telle est sa routine matinale, désormais.
Anna remonte dans sa chambre, à pas lents. La journée vient de commencer et elle voudrait déjà se rendormir. Chaque seconde est une épreuve – une bataille contre le temps, contre ses pensées incontrôlables. La victoire ne lui laisse qu'un goût amer sur les lèvres, amer comme la bile qu'elle vomit trop souvent.
Dans sa chambre, elle enlève son pyjama et le miroir happe son regard avant qu'elle n'ait pu s'habiller. Résignée, incapable de fuir cette vision, elle se plante face à son reflet.
Au début, elle aimait cela. Elle s'y tenait, à ce régime, elle qui était incapable de se lancer dans un projet durable. Elle avait demandé à ses parents d'acheter des produits plus équilibrés – de la margarine à la place du beurre, des gâteaux moins sucrés, des jus de fruits au lieu des sodas –, elle essayait de se mettre au sport. À cette époque, contempler son reflet dans le miroir, le matin, lui procurait une réelle fierté. Ses muscles s'affinaient, sa graisse fondait.
Et puis...
Et puis la contemplation est devenue répulsion. Son reflet la dérange à nouveau. Elle l'évite. Il la poursuit. Se rappelle à elle à la moindre occasion.
Sous ses yeux, la chair ondule et se dilate. A-t-elle vraiment maigri ? Elle ne sait pas, elle n'en est pas sûre, son corps est soudain difforme. Les chiffres sur la balance n'ont plus de sens, il se mélangent dans sa tête. Manger est devenu désagréable. Se faire vomir dans les toilettes, une habitude rassurante. Anna ne sait plus à quoi se raccrocher. On lui dit de suivre ce qui lui fait du bien, mais elle ne sait pas. Ne sait plus.
Elle fixe son corps dans le miroir. Non, décidément, elle ne le contemple plus. Nulle admiration dans ces yeux durs. Ils détaillent chaque partie de son anatomie. Elle se souvient de ses seins qui poussaient, ses hanches qui s'élargissaient. Les mois écoulés marquaient son corps, c'était insupportable. Elle aurait voulu figer le temps. Retrouver son corps et son esprit d'enfant.
Son enfance...
Une vague de nostalgie la traverse. Elle la refoule. Se détaille encore. Ses yeux s'arrêtent sur son sexe, sa main vient aussitôt le couvrir. Elle repense à cette fois, il y a deux ans, où son sang en a coulé pour la première fois. Le changement qui s'imposait à elle, brutal, inéluctable. Il fallait arrêter cela.
Une pensée lui vient soudain : quatre mois, cela fait quatre mois qu'elle n'a pas eu ses règles...
Ce n'est pas normal.
Ce. N'est. Pas. Normal.
Anna est en équilibre, son corps hésite, son esprit aussi, balançant entre deux états. Elle pourrait continuer à chuter, couvrir ce corps tant haï de vêtements informes, revenir à sa routine si rassurante, jusqu'à... jusqu'à ne plus pouvoir se lever, un jour, peut-être, ou alors jusqu'à ce que lors d'un malaise sa tête heurte trop violemment le sol, ou jusqu'à ce qu'elle soit si légère qu'elle s'envole comme une feuille dans le ciel... Elle pourrait continuer, oui, continuer.
Mais – songe-t-elle soudain, l'espace d'un instant – elle pourrait aussi se battre, supplier qu'on l'aide, apprendre à aimer ce corps tordu dans tous les sens, remonter la pente, et cela serait long, oui, cela serait difficile, elle voudrait renoncer, un combat de tous les instants, s'agripper à la falaise, ne jamais lâcher, pas même pour reprendre son souffle, laisser un peu de son âme sur ces parois trop abruptes, et enfin, un jour, peut-être, voir le soleil se lever.
Elle pourrait.
L'espace d'un instant, Anna est en équilibre.
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