16/12 - Comme un fruit enterré
arachides - dix heures - béquilles
J'AVAIS DIX HEURES lorsque ma mère a essayé de me tuer.
C'est ce qu'on m'a raconté. Je suis née dans le secret de la salle de bains, vers huit heures trente. Pendant dix heures, elle a hésité. Et puis elle a décidé que je ne devais pas vivre. Mon père est rentré du travail au moment où elle plaquait un oreiller sur mon visage.
J'ai souvent entendu cette histoire, trop souvent. Mes grands-parents la déclamaient, des trémolos dans la voix. Mes cousins me la jetaient à la figure pour me convaincre que je n'aurais pas dû exister. Chacun des silences de mon père la hurlait pour lui. Et mon reflet se plaisait à me rappeler comment ma vie aurait dû prendre fin.
Sans toi, je me serais sans doute noyée.
Je ne te l'ai jamais vraiment dit. Mais tu l'as sans doute senti. Tu avais cette capacité à comprendre les autres, à percevoir leurs de compréhension, que je n'ai jamais retrouvée chez personne d'autre. Ce n'était pas vraiment de l'empathie. Une intelligence aigüe, un sens développé de l'observation, une attention accrue portée aux détails.
Nous avions dix ans, c'était la dernière année avant le collège. Nous nous sommes rapprochées, peu à peu. Il y avait en toi comme une folie douce que je ne voyais nulle part ailleurs. Tu agissais et tu parlais comme si personne ne te voyait, tu ignorais le mépris et les ragots des autres élèves. Cela m'intriguait et me mettait mal à l'aise.
Tu sais, dans mon monde instable, tu étais ma béquille. Il me manquait une mère, j'avais l'impression d'être unijambiste. J'avais perdu un appui. Et celui qu'il me restait était si incertain que je ne pouvais m'y fier. Mon père ne semblait pas savoir qu'il avait une fille. Je pense qu'il ne savait pas quoi faire de moi, moi l'enfant que sa femme avait voulu tuer, moi qui l'avais expédiée en prison. Toujours est-il que ton soutien m'était précieux. Bien plus, sans doute, que ce que tu t'imaginais.
Tu avais une façon bien particulière de soutenir ceux qui comptaient pour toi. Les paroles encourageantes, tout ça, tu ne savais pas faire. Tu te débrouillais autrement. Un jour, dans la cour de l'école, je retenais mes larmes en ressassant ma dernière visite en prison, au regard flou de ma mère. Tu t'es approchée et tu m'as parlé des oiselles qui forçaient leurs petits à prendre leur envol et les observaient combattre les vents avec maladresse pour les endurcir, les préparer à affronter le monde.
« Je n'avais pas à affronter le monde, ai-je répliqué dans un murmure.
— On doit tous affronter le monde. »
C'est ce à quoi ressemblaient la plupart de nos conversations. Tu aimais ça, comparer notre situation à celle de la faune ou de la flore. Ça t'aidait sans doute à comprendre.
Mais – étrange ironie – la comparaison que j'ai retenue avec le plus d'intensité ne figurait pas dans ton répertoire. Elle m'était venue de ton exposé sur les arachides – il fallait être toi pour faire son exposé sur les arachides, quand l'immense majorité des élèves choisissait son activité ou son animal préféré.
« Il faut noter que l'arachide est l'une des rares plantes à enterrer ses fruits après fécondation. »
Je me sentais comme un fruit enterré, moi aussi. Pas seulement par ma mère. Le silence de mon père, les moqueries de mes cousins, le goût des adultes pour le drame et le sang, tout cela m'enterrait avec la même efficacité.
Tu n'as fait que traverser ma vie. Nous sommes entrées au collège, et nous nous sommes éloignées peu à peu.
Aujourd'hui je t'adresse ces mots sans savoir s'ils te parviendront. Aujourd'hui, vois-tu, j'ai découvert pour la troisième fois que j'étais enceinte, et j'ai choisi de le garder. Je me sens capable de décider qu'il vive, capable d'être plus forte que ma mère et son regard vide. Tout cela, je le sais, est dû en partie à ta folie douce et à tes étranges métaphores.
Alors, où que tu sois à présent, quoi que tu fasses, je veux juste te dire... merci.
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