15/12 - Un petit garçon
nucléaire - pays - copilote
THOMAS PEINE À TROUVER le sommeil. Il y a trop d'ombres dans sa chambre enténébrée. Trop de murmures dans le silence. Il ne comprend pas comment sa femme peut dormir aussi paisiblement.
Mais elle ne sait pas, elle, elle ne sait pas ce que ça fait...
N'y tenant plus, il se lève, sort de la pièce et se sert un verre d'eau qu'il boit devant sa fenêtre, dévorant des yeux les lumières de la ville. Mais les ombres l'ont suivi, il le sait. Il faut plus qu'une petite lueur pour les intimider. Même le soleil n'y parvient pas. À vrai dire, en quelques mois seulement, Thomas a abandonné l'idée de les chasser un jour. Il se sait condamné à vivre sous leur regard. Condamné à vivre. Il aimerait mourir, parfois, puis il pense à sa femme. Il est trop méprisable pour valoir la peine qu'on le pleure. Alors il joue la comédie du bonheur, chaque jour, chaque heure.
Car comment être heureux, quand des centaines d'ombres vous chuchotent vos crimes à l'oreille ?
Il y a six mois, Thomas a largué un petit garçon dans une ville à l'autre bout de la Terre. C'est comme ça qu'il le formule dans sa tête. On l'a habitué aux euphémismes.
Soudain les lueurs de la ville, sa ville, lui sont insupportables. Il n'y a pas droit. Il se détourne et repose son verre d'eau. Dans sa tête, les ombres murmurent. Des parents le supplient. Des amis le maudissent. Des millions de gens lui racontent leur histoire. Des vies si différentes, et des fins si semblables. Il y a des voix qu'il connaît, aussi. Il y a ses supérieurs qui lui répètent « pour la Nation, pour la Victoire », il y a lui-même, plus jeune de sept mois – autant dire mille vies – qui se dit « pour mon pays ». Il y a le cri d'épouvante du copilote, ce « qu'avons-nous fait ? » qui le torture. Il y a tout ce qu'il ne veut plus entendre.
Il allume la lumière du salon, comme un enfant espérant chasser les monstres. Sa femme gémit dans son sommeil. Les ombres se rient de sa naïveté, comme si la lumière avait le moindre pouvoir sur elles. Un hurlement veut franchir ses lèvres, un mugissement de taureau blessé. Il le contient à grand-peine, se jette sur le premier objet qu'il trouve. Un journal. Il le feuillette nerveusement. Un titre attire son attention, encore un article d'opinion sur l'utilisation du nucléaire. Il lâche le journal comme s'il l'avait brûlé. C'est un peu le cas.
Thomas ne chassera pas les ombres. Il le sait. Il ne peut se défaire de ces fantômes-là. Alors, l'âme lourde comme après une défaite, il regagne sa chambre. Sa femme a retrouvé son sommeil paisible.
Elle ne sait pas, elle, ce que ça fait d'avoir tant de vie en son pouvoir.
Il se glisse silencieusement à ses côtés dans le lit. Elle se tourne vaguement vers lui. Il lui en voudrait presque pour cette confiance qu'il sent dans chacun de ses gestes, pour cette vulnérabilité qu'elle lui offre. Il ne les mérite pas. Ne sent-elle pas la puanteur des ombres qui se pressent autour de lui ? Ne devine-t-elle pas le poids de ses actes ?
Il y a six mois, Thomas a largué un petit garçon dans une ville à l'autre bout de la Terre. C'était le 6 août 1945.
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