14/12 - Des souvenirs en bouteille

minijupe - Pérou - bouteille




DANS LA MAISON VIDE ET FROIDE, Mariette se sent petite. Fanée.

Elle passe le plus clair de son temps assise sur son vieux fauteuil au cuir élimé. Pas qu'elle aime l'immobilité, non. Ce qu'elle pouvait être remuante dans sa jeunesse ! Mais l'épuisement et la douleur la minent. Se faire à manger est déjà difficile les jours où les infirmières ne passent pas, prendre sa douche est une gageure, et ne parlons pas de sortir de chez elle...

La plupart du temps, Mariette est heureuse d'avoir encore toute sa tête. Mais elle doit l'admettre : il y a aussi des moments où elle préfèrerait la folie. Elle déteste sentir son impuissance. Son esprit si jeune dans un corps si vieux. Elle est enfermée, dans une prison qui ne la quittera que lorsqu'elle sera devenue sénile.

Elle soupire. Tend une main tremblante vers la bouteille à côté d'elle, et se verse un peu d'eau fraîche. Le liquide apaise sa gorge, dénoue ses muscles. Elle vide la bouteille, peu à peu, avec une obstination qui lui semble comique. Puis elle porte le récipient à hauteur de ses yeux. Tout apparaît déformé, à travers le verre. Mariette ôte ses lunettes. Qu'importe la presbytie quand on regarde par un tel intermédiaire... Elle tourne la bouteille vers la fenêtre et détaille l'extérieur sous ce nouvel angle.

Je vois le monde en bouteille, se dit-elle, et ça la fait sourire. Elle pense à sa grand-mère, dont la maison était remplie de « souvenirs embouteillés », comme elle disait, « parce que dans ma tête, les bouchons, c'est pire qu'une autoroute, tu vois ». Alors elle les enfermait dans des bouteilles. Du sable d'une plage de son pays natal. Quelques vieilles photographies. Des lettres brunies par le temps, beaucoup de lettres. Tout cela se côtoyait sur les étagères, en un joyeux bazar étrangement poétique.

Mariette devrait faire de même. Elle observe l'extérieur. La cuisine des voisins d'en face. Le clocher de l'église d'à côté. Une ancienne affiche sur le mur, d'une agence de voyages, vantant les mérites du Pérou. Mariette repense à sa grand-mère. Comme elle aimait l'entendre parler de son pays... Subitement, elle se demande si elle la reverra un jour, au Paradis ou quelque chose comme ça. Elle n'est pas croyante, se noie rarement dans les questions existentielles. Mais soudain ça la submerge. Réentendra-t-elle la voix de tous les proches qu'elle a enterrés ?

Elle soupire à nouveau. Elle soupire beaucoup depuis qu'elle reste assise sur son fauteuil. Elle se demande ce qu'elle mettrait dans ses bouteilles.

« Un dentier, décide-t-elle à voix haute, pour remplir le silence. Pour le... comment ils disent maintenant, les jeunes ? Pour le fun ? »

Elle médite quelques instants. Mariette n'a pas de petits-enfants et utilise à peine Internet. Tout ce qu'elle connait des expressions des jeunes, c'est ce qu'elle surprend dans la rue, au passage.

« Et puis des poils de chat. Hein Patou ? Qu'on se souvienne de toi. »

Patou est mort il y a trois ans, mais mieux vaut s'adresser à lui plutôt qu'au vide.

« Et puis quand même. Une photo de moi quand j'étais jeune. Celle en mini-jupe, où j'essaie de draguer Robert. »

Le nombre de fois où elle a montré cette photo à ses enfants, pour le plaisir de les voir rougir !

« Une photo de Robert aussi, donc. »

Elle hésite. La vérité, c'est que Mariette n'est pas du genre à « embouteiller ses souvenirs ». Elle aime la vie, fougueusement, avec passion. Mais contempler ce qu'elle a vécu, elle ne sait pas faire. Ça ne lui réussit pas. La contemplation, ça n'a jamais été pour elle.

Des milliers de souvenirs s'imposent à elle. Elle revoit toutes les situations critiques dans lesquelles l'a mise son besoin d'action, son envie de tout vivre maintenant, tout de suite. Toute seule dans son salon, elle se met à rire en imaginant ce qu'elle aurait pu faire.

Peu à peu elle se calme, rêvant à son passé. Pour la première fois depuis un bon bout de temps, Mariette s'endort avec le sourire.

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