13/12 - Angle mort
disparaître - angle - température
LA TEMPÉRATURE BAISSE, ces temps-ci.
Lola n'aime pas ça. Elle déteste le froid tranchant des jours d'hiver, elle déteste le bleu des jours sans nuage, et pire que tout, elle déteste la nuit lorsqu'elle est gelée.
Petite, elle aimait cette période avant l'hiver, l'attente des premières neiges. Elle ne pouvait s'empêcher de sauter dans tous les sens à l'idée de courir après les flocons, de bombarder Enzo de boules de neige ou de le traîner à sa suite pour descendre en luge la pente à côté de la route.
Désormais, l'arrivée de l'hiver ne lui signale que l'anniversaire de la mort de son ami, par sa faute, sur cette même route qui abritait leurs jeux d'enfants. Pris en traître par tout ce qu'il connaissait.
Lola soupire. Rajuste sur son épaule la bretelle de son appareil photo. Se met en route.
« Ne rentre pas trop tard », lui lance sa mère au passage.
Elle n'est pas de nature protectrice. Mais elle a été réveillée une nuit par le hurlement de sa fille de neuf ans qui titubait sous le poids du cadavre de son meilleur ami.
Lola ne parvient jamais à repousser complètement ses souvenirs. À chaque seconde, depuis six ans, il y a dans sa tête une part d'elle-même qui se rejoue cette scène-là. Qui hurle en voyant la voiture débouler sur la route, qui se fige, ne peut que regarder. Le corps d'Enzo projeté dans les airs. Le crissement des freins, la voiture qui ralentit et puis qui repart, et elle qui hurle, elle revit toujours son cri. Elle n'a pas compris ; elle hurle de colère contre la voiture qui la laisse seule. À chaque seconde de sa vie, Lola se revoit courir vers Enzo et lui hurler de se réveiller alors qu'au fond, elle sait. Elle sait déjà. Elle se revoit déambuler dans le village, son ami dans les bras, appelant à l'aide.
Après, c'est le trou noir. Ses souvenirs suivants reviennent à la période où la vie a déjà repris. Journées grises, habitées par l'incompréhension. Leur souvenir lui fait plus de mal encore que celui du corps d'Enzo entre ses bras.
Il a disparu. C'est ce qu'on lui disait sans cesse. « Ton ami disparu ». À l'époque elle détestait ça. Disparaître, c'était s'effacer en douceur, sans laisser de traces. Mais l'absence d'Enzo la marquait, la déchirait. Les traces étaient inscrites sur le visage ravagé de la mère de son ami, sur le silence lorsque Lola entrait dans une pièce. Et ça n'avait eu rien de doux. Son hurlement sous la neige, le poids du corps, la dureté de la route sous ses pieds d'enfants, rien de cela n'était doux.
Désormais elle comprend mieux. Il lui semble qu'en effet Enzo a disparu, qu'il s'est évaporé, comme s'il n'avait jamais existé. C'est ce qu'elle lit dans les yeux de chaque habitant du village, si on oublie sa mère, et elle-même. Enzo a été absorbé par l'oubli.
Il a disparu.
Lola grimace. Chaque début d'hiver c'est la même chose, elle est engluée par les souvenirs. Elle tourne au coin d'une rue baignée d'un soleil trop radieux pour la période. La lumière est belle, cela a quelque chose d'incongru dans cette ruelle tordue. Cela suffit à Lola pour y voir l'échappatoire idéale. Elle dégaine son appareil photo, se positionne, règle la luminosité...
C'est la seule chose qui l'apaise. Figer le temps comme elle n'a pas su le faire, ce jour-là. Choisir l'angle de vue, la façon dont on regarde l'image. Un pouvoir qu'elle n'a pas dans la vraie vie, obligée qu'elle est de toujours voir à travers sa douleur. Angle de vue, angle mort, comme celui du virage fatal, ce jeu de mots s'est souvent répété sous son crâne.
La photographie, c'est ce qui la fait vivre. Dans sa chambre s'étalent des clichés par centaines. Ils ne sont pas beaux. Au contraire, ils ont une certaine tendance à la bizarrerie, ils dérangent l'œil, il y a quelque chose en eux qui agace, qui n'est pas à sa place. Comme cette ruelle laide éclairée par un soleil vif. Comme le corps de cet enfant sur l'asphalte noir.
Lola tourne les talons et reprend sa promenade. Les souvenirs marchant dans son ombre.
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