12/12 - Guetter les signes
flèche - pinces - dégel
IL Y AVAIT ENCORE UN CRABE, ce matin.
Oh, bien sûr, je ne l'ai pas vu. Ce n'est pas LEUR genre. Mais un crabe est passé devant ma porte. J'ai vu les traces de ses pinces, deux fines lignes creusées dans la neige. Un autre que moi ne les aurait pas remarquées, sans doute, ou aurait cru à une crevasse anodine, au passage d'une feuille traînée par le vent ou à je ne sais quel autre phénomène naturel. Mais je ne suis pas un autre. Je suis moi. Et moi, je sais.
Ça n'a rien de naturel. C'est un crabe. Un crabe devant ma maison, ce n'est pas naturel. Les crabes vivent dans le sable, là où il fait chaud. Chez moi, il fait froid. Je le sais puisqu'il neige. Le crabe ne devrait pas être là.
ILS l'ont déposé devant ma porte.
Et je sais pourquoi. C'est un avertissement. C'est exactement comme s'ILS avaient envoyé une flèche se ficher sur mon paillasson. C'est une preuve de ce dont ILS sont capables. Une preuve qu'ILS peuvent me nuire.
Si ç'avait été une flèche, je l'aurais arrachée et je l'aurais renvoyée dans le lointain. J'aurais préféré. Là c'est plus subtil. Plus sournois. ILS comptent sur moi pour lire entre les lignes, pour deviner les signes.
Mais je sais qu'il y a autre chose. Ils n'ont pas choisi le crabe au hasard. Comme je le disais, un crabe, ça vit là où il fait chaud. Et il fait froid chez moi, puisqu'il neige. ILS m'avertissent que ça ne durera pas.
ILS me préviennent du dégel.
Comme d'habitude, ILS m'ont percé à jour. ILS savent pourquoi je me suis réfugié dans cette montagne. ILS savent que l'idée que la glace fonde me terrifie. Alors les hommes d'en bas pourront monter. Pourront me rejoindre. Se mêler à moi. Me mêler à eux.
ILS m'avertissent de tout cela. Pas pour m'aider. Je ne peux rien faire et ILS le savent. ILS ne me préviennent que pour me regarder souffrir. Pour jouir de ma peur.
J'ai peur. Peur des autres. De leurs regards. De leurs pensées envahissantes. Je ne veux pas les voir. Je ne veux pas qu'ils me voient. Je suis bien ici. Seul. Avec mes pensées, la neige, la montagne. J'aime la montagne. Elle est dure, elle ne cache rien, elle ne pense pas.
Parfois j'ai envie de croire que je me trompe. Que ces crabes ne sont pas des signes. Ou alors que ce ne sont pas des crabes. Un autre que moi renoncerait, sans doute. Abandonnerait la vigilance. Mais il se mentirait à lui-même. Moi, je ne m'y laisse pas prendre. Je ne suis pas un autre.
Je suis moi. Et je ne suis personne d'autre que moi. De ça je suis certain.
Quand les autres sont autour de moi, je n'en suis pas si sûr. Leurs pensées se mélangent aux miennes. Ma substance se perd dans la leur. C'est pour ça que je suis ici. Quand je suis seul, je suis certain d'être moi.
Mais maintenant il y a les crabes. Les signes. Une flèche plantée dans mon paillasson. Ou dans mon cœur. Comment savoir ?
Mes pensées tournent en rond. Mes pensées s'emballent. Comment les deux sont-ils possibles ? Je ne sais pas. Peut-être qu'elles tournent en rond mais de plus en plus vite. Un jour la vitesse les tuera. J'en suis persuadé. Un jour leur cœur ne pourra plus supporter ce rythme. Elles exploseront en plein vol. Mon esprit sera détruit. Un jour j'imploserai. Un jour ILS me tueront. À force de signes. D'avertissements. À force de murmures sous mon crâne, parce qu'ILS murmurent. ILS me chuchotent que je ne me cacherai jamais d'EUX. Que même en haut d'une montagne je reste à LEUR merci. Un jour tout ça me tuera.
En attendant, je fais attention. Je guette les signes.
Il y avait encore un crabe, ce matin.
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