11/12 - Elle cheminait sans parapluie

ancien - parapluie - raquette




J'AVAIS UNE VINGTAINE D'ANNÉES cet hiver-là, et je fêtais le Nouvel-An avec un groupe d'amis de la fac. Élise était présente, je me souviens que ça m'avait interpellée.

Elle m'avait toujours intriguée, avec son prénom un peu vieillot, ses gestes lents, son regard tranquille, sa voix usée. Tout en elle semblait venir d'une époque ancienne ou d'un endroit lointain. J'avais tenté de me renseigner sur elle sur les réseaux sociaux, mais elle y était peu présente. Personne, dans ma classe, ne la connaissait vraiment. Sans doute avait-elle été invitée au passage, parce que le reste du groupe de TD l'était. Je me demandais pourquoi elle avait accepté.

Elle ne disait pas grand-chose, ne semblait jamais être là. Elle avait cet air distant et rêveur qui décourageait la conversation. Ses traits n'avaient rien d'exceptionnel, si ce n'était qu'ils semblaient effacés, comme si on avait tenté de gommer son visage. Elle n'attirait pas l'attention. Pourtant, je l'avais remarquée. Tout en elle semblait appartenir à un autre monde.

Cet hiver-là, donc, nous nous étions cotisés pour louer un chalet décrépit dans une petite ville de montagne. J'avais tenté, pendant les vacances, de me rapprocher d'Élise ; mais elle était aussi fuyante que du sable entre les doigts. Cela me meurtrissait. J'éprouvais pour elle un étrange attachement, de l'attendrissement peut-être, ou alors je me reconnaissais en elle d'une façon que je ne saurais expliquer... Quelque chose, dans sa façon d'être, dans ses silences, me troublait. M'appelait. C'était un sentiment étrange, mélancolique et apaisant à la fois. Sur le moment, j'identifiais cela à de la curiosité ou à de l'amour. Désormais... je ne sais plus.

L'avant-dernier soir, lors du Nouvel-An, au milieu de la fête, Élise est sortie. Personne d'autre que moi ne l'a remarqué. La neige tombait à gros flocons, marcher cent mètres devenait une gageure. J'ai fixé à mes pieds une paire de raquettes, j'en ai pris une autre, et je me suis éclipsée à mon tour.

Dehors l'air était tranchant comme une lame. J'ai avancé, les yeux plissés entre les flocons, et enfin je l'ai vue, la démarche tremblante, petite tache noire au milieu de la neige. Elle grelottait, pourtant même au milieu de tout ce froid, qui aurait dû la rappeler à sa condition d'humaine ordinaire, elle semblait lointaine, éthérée.

Je lui ai tendu les raquettes en fredonnant les paroles d'une chanson qui me trottait dans la tête.

« Il pleuvait fort, sur la grand-route... Elle cheminait sans parapluie...

— Tu sais qu'ils ne se revoient jamais, après ? » m'a-t-elle dit.

C'était la phrase la plus longue qu'elle ait jamais prononcée en ma présence.

« La chanson ne dit peut-être pas tout, ai-je répliqué avec l'impression de me lancer sans filet du haut d'une falaise.

— Peut-être. »

Elle retrouvait ses manières fuyantes. Elle a enfilé les raquettes et s'est approchée de moi. Son souffle caressait mes lèvres. C'était troublant.

Je ne sais pas qui a pris l'initiative. Sans doute Élise ; je ne crois pas que j'aurais osé. Je n'imaginais pas qu'elle puisse le vouloir.

Ses lèvres ont effleuré les miennes. L'espace d'un instant, le monde m'a semblé suspendu, j'ai prié pour que le temps s'arrête tout en espérant qu'elle aille plus loin... Puis l'univers a pris sa décision. Élise a reculé, très légèrement. Elle était toujours à quelques centimètres de moi.

« Garde-moi, a-t-elle murmuré comme on supplie. Garde-moi dans ta mémoire. »

D'une voix tremblante et incrédule, j'ai promis. Alors elle s'est détournée, et elle s'en est allée. J'étais si stupéfaite que je n'ai pas fait un geste. Je l'ai regardée s'éloigner.

En moi, la fin de la chanson de Brassens s'écoulait doucement. « Et je l'ai vue – toute petite – partir gaiement vers mon oubli... »

Je n'ai jamais revu Élise. Mais je ne l'ai pas oubliée.

Et depuis, à chaque soirée du Nouvel-An, je ne peux m'empêcher de m'éclipser quelques instants, comme si j'allais voir réapparaître sa silhouette irréelle...

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