09/12 - Son regard

refléter - flash - crapaud




IL M'OBSERVE AVEC DÉDAIN, ses grosses lèvres de crapaud tordues dans un rictus de mépris. Je le déteste autant qu'il me hait. Nos poings se serrent dans un même mouvement, et soudain je sens les larmes me monter aux yeux. C'est trop.

Je me détourne du miroir.

Une demi-heure que je suis enfermé dans la salle de bains ; tôt ou tard, je devrai la libérer. La simple perspective de sortir, d'affronter un regard autre que le mien, me tétanise.

Je cligne furieusement des yeux jusqu'à ce que je n'y sente plus aucune humidité. Puis je me place à nouveau face au miroir et je transperce mon reflet du regard. Je ne devrais pas faire ça, je le sais. Je me fais du mal. Mais je crois que je n'en ai rien à foutre. Peut-être même que ça me soulage. Je ne sais pas.

Mina a raison. Ils ont tous raison. Je ressemble à un crapaud avec mon corps trop gros, mes lèvres trop épaisses, mon visage couvert d'une acné qui évoque des pustules.

Je l'ai mérité, sans doute. Mais quand même. Ça fait mal. Je me revois encore, après le cours de maths, rassembler mes pensées pour lui dire ce que je ressentais pour elle. J'entends encore mes explications maladroites. Elle me regardait à peine, semblait s'ennuyer.

« Sérieux ? a-t-elle demandé quand j'ai terminé, avant de me dévisager de haut en bas d'un air dubitatif. J'ai toujours cru que t'étais gay. »

J'ai sans doute marmonné un truc. Elle m'a fixé à nouveau, j'avais l'impression que tout s'effondrait autour de nous, que j'étais aspiré dans le vide et qu'elle me regardait tomber.

« De toute façon, je sors pas avec les crapauds, a-t-elle encore lâché. Désolée. »

J'ai encaissé. Comme d'habitude. Il n'y a rien d'autre à faire.

Pourtant, Mina avait l'air de m'apprécier. C'est ma binôme de TP en chimie. De temps en temps, on se parlait, on se moquait des profs, elle râlait sur ses parents. Même si elle m'ignorait un peu en-dehors des TP, j'avais de l'espoir. Quel idiot.

Malgré moi, je plonge dans mes souvenirs. Les remarques qu'on m'a lancées au cours de ma vie semblent résonner dans la pièce, comme si mon reflet me les criait. Les « pourquoi t'es si moche ? » en primaire, les « normal que tu vives en foyer, tes parents ont dû fuir en voyant ta gueule » au collège. Et le lycée. Mina. Tous les autres.

C'est comme ça chaque jour. L'assaut des souvenirs. Des images, des phrases ou des émotions. Ils viennent par flashs, brusques et brefs. Mon cerveau se fige pendant une seconde, sous le choc, puis il redémarre et se met à analyser la situation pour la millième fois de ma vie. Ce mécanisme m'est bien trop familier.

Flash. Cinq ans, viré de ma première famille d'accueil parce que je ne m'entendais pas avec les autres. Flash. Sept ans, le regard dégoûté d'un éducateur se pose sur moi. Flash. Dix ans, les jambes douloureuses des coups de pieds balancés par mes camarades. Flash. Treize ans, un affreux mélange de rage, de haine et de dégoût dans le ventre. Flash. Seize ans, Mina, le crapaud. Flash. Flash. Flash.

Je n'en peux plus. À croire qu'il y a quelque chose en moi qui repousse les gens. Qu'on ne m'aimera jamais.

Mon reflet. Son regard dégoûté, le même que le mien. J'aimerais y échapper. Briser le miroir.

Je devrais arrêter de faire ça. Ne plus me fixer de cet air accusateur. Apprendre à m'aimer, sinon personne ne m'aimera, c'est ce que disent les posts Instagram que je regarde quand je m'ennuie. Mais je ne sais pas comment faire. Ce n'est pas comme si j'allais sourire au pauvre con derrière le miroir, et lui dire « je t'aime ». Cette idée me tire un ricanement.

Non, il n'y a rien que je puisse faire. Juste fixer le garçon dans le miroir, et sentir la honte et la colère gronder dans mon ventre. Ça fait longtemps qu'il n'y a plus que ça en moi. Le dégoût, la haine, la rage. Longtemps que je ne connais rien d'autre.

Mais peu importe, après tout.

Je jette un dernier regard frustré à mon reflet, puis je quitte la salle de bains.

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