08/12 - Primum non nocere

salon - vétérinaire - hache




JE ME RAPPELLE ce soir avec netteté. La nuit était tombée, la lueur jaunâtre des lampadaires étouffait le fin croissant de lune qui subsistait dans le ciel. Les rues étaient désertes : il pleuvait. C'était un de ces soirs où toute lumière semble avoir disparu.

Je rentrais de mon cabinet plus tard que d'habitude, après avoir tenté trois heures durant de sauver le chien du vieux Paul. L'animal avait le crâne défoncé, une mauvaise chute. Je ne pouvais rien faire, sinon abréger ses souffrances, mais le vieux Paul m'avait supplié de m'acharner.

Je ne m'habituais pas à l'idée de ne pas avoir su empêcher la mort. J'en voulais au monde entier. Cette chute, je n'y croyais pas. Je me suis retrouvé appuyé à un lampadaire, à vomir de la bile au-dessus du sol, frustré, triste à en mourir.

C'est là qu'elle m'est apparue.

Elle était belle, d'une beauté fragile et éphémère. Elle tremblait sur ses jambes comme un faon qui vient de naître. Son corps avait une grâce fluide, arachnéenne. Et ses grands yeux noirs étaient rivés sur moi.

Elle m'a parlé, d'une voix hachée par la douleur.

« Laisse-moi entrer. »

Je suis resté là, immobile, jusqu'à ce qu'elle disparaisse.

Peu après, j'ai déménagé. Je ne pouvais plus voir ce trottoir. Abandonnant le vieux Paul et mes autres clients, j'ai ouvert un cabinet dans un autre village. Pendant quelques années, j'ai cru que tout irait bien. Je gardais en mémoire cette formule qu'on nous avait apprise à la fac, tirée de je ne sais quel livre d'Hippocrate : primum non nocere. D'abord ne pas nuire. Ça m'avait marqué, à l'époque où j'étais un étudiant idéaliste. Je réalisais que l'on pouvait faire le mal en voulant aider. Qu'il valait mieux, parfois, prendre du recul.

Oui, les premières années, tout allait bien. Il y a eu bien sûr des échecs, trop d'animaux que je ne pouvais pas sauver... mais aussi des illuminations, des moments de félicité absolue. C'est parfois un beau métier, vétérinaire. Je m'autorisais à espérer...

Grave erreur.

Elle est revenue hier.

Cette fois c'était un cheval, mort d'une crise cardiaque. Je n'avais pu que constater le décès. C'était la ferme de Jean, ça ne m'avait pas étonné. Il m'avait déjà appelé pour des mises bas difficiles, des femelles faméliques, exténuées. Et puis le cheval... J'ai été saisi par cette lassitude gluante et noire des jours où l'on ne croit plus en l'humain.

Elle arrive, je le sens. Hier je l'ai repoussée. Aujourd'hui j'en suis incapable. La voilà...

« Tu ne peux plus me chasser. »

Elle ne tremble plus. Le faon s'est mué en biche, une de celles de la chanson de Brel.

« Ton salon est au rez-de-chaussée, murmure-t-elle soudain. En face de la rue. Parfois, un sans-abri vient dormir sous ta fenêtre. Tu es chez toi, tu manges à ta faim, et lui t'observe de dehors. Tu l'as remarqué. Tu te sens coupable parfois. Mais tu es à l'abri derrière la vitre de ton salon. »

Nulle question dans son discours. Elle sait.

« Le cheval était jeune. Trop pour mourir ainsi. Tu l'as remarqué. Tu as vu aussi que les vaches n'étaient pas nourries, que les juments étaient montées quelques jours avant de mettre bas. Tu as compris ce qu'il se passe, dans la ferme de Jean. Tu savais aussi pour le vieux Paul. Tu savais. »

Ses yeux noirs. Fixés sur moi.

« Mais tu fermais les yeux. Ta vie est un gigantesque salon. Et il fait froid dehors. »

Deux gouffres qui me hantent.

« Primum non nocere. Comme c'était pratique. Ne pas risquer de faire le mal. Laisser faire. Après tout, on ne sait jamais. »

Et malgré moi je lui donne raison. Je ne voulais pas dénoncer Paul, je craignais qu'il n'en devienne dangereux. Je me taisais à propos de Jean, de peur que ses bêtes ne soient placées dans un endroit pire encore. Combien d'animaux ai-je laissés mourir ?

« Mais tu ne peux plus fermer les yeux. »

Elle s'avance vers moi, fluide, si belle... ses yeux...

« Tu m'as laissée entrer, maintenant », susurre-t-elle tout contre moi.

Alors elle m'embrasse, et ses lèvres ont un goût de mort.

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