06/12 - Passage
passage - hélice - ralenti
C'ÉTAIT CE MOMENT où la conscience basculait, cette période entre la veille et le sommeil. Cet instant si particulier où l'on ne dormait pas encore, mais où l'on avait déjà perdu le contact avec la réalité.
La nuit était tombée depuis longtemps, le silence lui tenait compagnie. Elle était assise à son bureau, la tête penchée sur ses exercices de physique. La fatigue venait de remporter sa première victoire face à l'angoisse ; sa tête dodelinait au-dessus de la feuille.
Elle se sentait glisser. Sur sa feuille, les symboles mathématiques devenaient d'incompréhensibles hiéroglyphes, et l'hélice tracée au stylo rouge prenait vie, se décollait du papier pour se mettre à flotter devant elle. C'était un beau spectacle, se dit-elle vaguement. L'hélice tournait lentement autour de son axe vertical et, par un effet d'optique, semblait s'élever de plus en plus haut. Elle s'imagina s'accrochant à la courbe pour monter elle aussi.
Voler... Dans cet état de transition, ce passage vers le sommeil, la frontière entre désir et réalité se floutait. Elle se vit agrippée à l'hélice, flottant dans les airs, libre de toute contrainte, de toute inquiétude. Elle considéra avec indifférence son corps resté en bas, affalé sur ses exercices de physique à faire pour le lendemain. Elle n'en avait que faire. Elle volait...
Depuis qu'elle était entrée en prépa, elle aimait ces moments-là, juste avant de s'endormir. Le monde tournait au ralenti. Enfin, elle pouvait se reposer. Elle n'avait plus à se presser, à rationnaliser l'utilisation de chaque miette de temps libre. Elle se tenait en retrait, sans rien devoir à personne ; enfin, elle pouvait perdre son temps sans craindre les conséquences. La liberté de perdre son temps, se répéta-t-elle, à demi consciente de ses propres pensées. Voilà quelque chose qu'on négligeait trop souvent.
Elle volait toujours, accrochée à son hélice, sans le moindre effort. Le monde rétrécissait sous elle. Les choses devenaient de plus en plus floues et incohérentes. Elle vit passer un avion, se dilua dans son souffle et devint une nuée d'atomes d'azote, d'oxygène et d'hydrogène. Elle était l'air, elle était chaque particule d'air – à un pourcent près. Elle s'insinuait dans les moindres recoins. Elle était aussi légère...
Sa tête tomba brutalement sur sa poitrine. Elle se réveilla, clignant des yeux, l'esprit embrumé. Déjà son début de rêve se fondait dans l'oubli. Elle étouffa un bâillement. Se repencha sur sa feuille d'exercices.
Mais le passage s'était refermé, et alors qu'elle recherchait l'équation décrivant le mouvement d'un énième système physique, une inexplicable tristesse lui voila le cœur.
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