04/12 - Un verre de lait
timide - scorpion - écrémé
« UN VERRE DE LAIT. Demi-écrémé, s'il vous plaît. »
Tu commandais toujours la même chose. La première fois, je t'ai fixée stupidement. Je commençais dans ce café, et je n'étais pas habitué aux extravagances des clients.
« Ce n'est pas sur la carte, ai-je pointé.
— Vous faites bien du chocolat chaud, non ? »
Alors je t'ai servi un verre de lait. Quand tu m'as demandé combien tu me devais, j'ai paniqué – je n'en avais aucune idée.
« C'est gratuit », ai-je bafouillé.
J'ai toujours été ainsi. Trop timide, trop maladroit, trop vite désarçonné. Tu as rigolé, et tu es partie en laissant deux euros sur la table.
Ça s'est répété tout l'été. Chaque jour, tu demandais ton verre de lait – toujours la même phrase, la même pause au milieu. Tu m'intriguais, mais je n'osais pas te questionner. Je me trouvais terriblement banal. J'étais en licence d'histoire, j'étais passionné par l'astrologie même si je n'y croyais pas, ma couleur préférée était le vert et il n'y avait rien d'autre à dire sur moi. Je ne nous voyais pas amis et, quand j'y repense, j'avais raison.
On s'est rapprochés. Je ne sais plus comment cela s'est produit, si ce n'est que l'initiative venait de toi. Tu passais de plus en plus tard, vers la fin de mon service. On discutait. Tu aimais me poser des questions étranges et voir comment je m'en dépêtrais. Tu restais très discrète sur ta propre histoire, ce qui ne faisait qu'accroître ma curiosité.
J'apprenais lentement à te connaître. Derrière un mélange d'assurance, de réserve et de mystère, tu cachais un caractère entier, passionné. J'aimais les éclats de colère que tu t'autorisais peu à peu en ma présence. J'aimais ton rire, inélégant mais sincère, et la chaleur de ta voix lorsque tu t'enflammais. J'aimais tes peintures, des toiles aux couleurs fougueuses, délicates et fortes à la fois. Tu étais née début novembre, l'apprendre m'a fait sourire. Pour un peu je me serais mis à croire en l'astrologie : ta personnalité correspondait, point par point, à celle des Scorpions.
Tu étais aussi vive que j'étais transparent. J'étais irrémédiablement timide, j'avais trop peur du jugement pour me dévoiler, je me dissimulais derrière la façade lisse de celui qu'on s'attendait à voir – je me cachais si bien qu'à mes propres yeux, j'étais devenu le reflet des désirs de l'autre. Ton intérêt à mon égard me perturbait. Les Scorpions et les timides n'allaient pas ensemble, pensais-je. Un jour, tu découvrirais que je ne présentais aucun intérêt. Je n'avais pas compris, alors, que c'était précisément ce que tu recherchais.
Un jour, je t'ai demandé le pourquoi du verre de lait. Tu as souri. « J'aime l'étrangeté », as-tu répondu. J'ai fini par comprendre que c'était un mensonge. Tu n'aimais pas l'étrangeté. Tu aimais paraître étrange.
Tu voulais exister à tout prix, être quelqu'un dans le regard de l'autre, marquer les esprits. Et de nos jours, nos vies entrent en collision avec tant d'autres existences qu'il n'y a plus qu'une seule émotion qui demeure : la surprise. Les autres, compassion, colère ou admiration, ne durent pas.
Je l'ai compris des mois après, en échangeant avec tes amis – tes amis... Parfaitement bien choisis, une nouvelle fois. Chacun détonnait d'une façon différente. L'étudiant maladivement timide que j'étais – que je suis – n'était qu'une pièce de plus dans cette hétéroclite collection.
Si tu savais comme ça fait mal. Comme je me sens trahi.
Quelque part, tu sais, j'ai pitié de toi. Tu as peur d'être oubliée, une peur excessive et dévorante. Alors tu tombes dans le même piège que moi. Je m'échine à décrypter les autres pour devenir ce qu'ils s'attendent à voir ; tu fais de même pour incarner exactement ce qu'ils n'imaginent pas. Mon idéal est ta hantise, et réciproquement. Nous sommes de parfaits complémentaires, de vrais personnages de roman.
Mais la réalité, banale ou étrange, est toujours cruelle, et nulle fin heureuse ne nous est réservée.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top