03/12 - Au Listenbrog

chaussures - genoux - quotidien




JE SUIS SEULE.

Autour de moi, les convives égrènent le compte à rebours avant le début de la nouvelle année. Je suis adossée au mur, trop épuisée pour me joindre à eux.

Nadia Valdez, vingt-six ans, affalée contre un mur à ressasser sa morne vie le jour du Nouvel An. Voilà ce à quoi je suis réduite. Si celle que j'étais au lycée – sociable et fêtarde au point d'en désespérer ses parents – me voyait, elle ne me reconnaîtrait pas.

J'avais dit à Luc que le Nouvel An chez sa famille, je ne le sentais pas. Mais je lui ai bien imposé mes parents pour Noël...

Résultat ? À peine arrivés, j'ai subi le regard hautain de sa mère, l'air circonspect de son père, et les commentaires piquants de sa tante.

« C'est quoi cette tenue ? Elle a les genoux les plus cagneux que j'aie vus de ma vie. »

Une voix de corbeau, un croassement plutôt. Elle me cogne encore les neurones. J'aimerais bien ne pas en vouloir à Luc, je sais que ce n'est pas sa faute. Mais quand même. Il pourrait me tenir compagnie au lieu de subir la discussion soporifique de son cousin Germain – il s'appelle vraiment comme ça. Bon, je lui ai peut-être demandé un peu trop sèchement de me foutre la paix.

Mais je n'y peux rien : les remarques de ce genre, je ne sais jamais les gérer. Elles constituent pourtant mon quotidien. Genoux cagneux, maintien tordu, teint maladif, j'ai tout entendu. Au début j'essayais d'expliquer. Oui madame, oui monsieur, j'ai des os tordus et un teint de cadavre, c'est normal, je suis malade, ce n'est pas ma faute. Peine perdue. Toujours les mêmes remarques, les « moi aussi je suis fatigué », les « je t'envie, une excuse toute faite pour ne pas aller bosser », les « on en fait des caisses de nos jours ». J'ai abandonné.

J'inspire pour maîtriser la douleur des muscles de mes jambes. Je n'aurais pas dû danser autant. Mais la colère coulait dans mes veines et m'a anesthésiée.

Il y a trois ans, j'ai été opérée du genou, on m'a retiré un bout d'os. Pendant six mois, je pouvais à peine marcher. Mais ce n'est rien à côté du quotidien, des douleurs qui surgissent, des regards surpris ou réprobateurs, du contraste avec celle que j'étais avant. L'opération, c'était localisé, je savais ce qui allait se produire. Les douleurs et les regards... je ne sais pas quand ça s'arrêtera. Peut-être jamais.

Je serre les dents. Ça va aller.

« T'as mal ? »

La honte électrise mon sang. Je déteste qu'on me voie ainsi, sifflant de douleur alors que tout le monde danse. Mais ce n'est qu'une gamine d'une dizaine d'années – la fille du cousin Germain. Elle joue dans un coin du salon, une chaussure à la main.

« Tu dors pas ?

— C'est la fête. Tu viens dans mon bateau ? »

Elle me montre la chaussure. Je hausse les épaules, amusée malgré moi. J'ai toujours aimé les gosses.

« Ça dépend. Il va où ?

— Au Listenbrog. C'est comme le Listenbourg, un pays qu'existe pas, c'est mon frère qui m'a dit. Mais là c'est moi qui l'ai inventé, les grands peuvent pas le voir.

— Je suis pas une grande, moi ? »

Elle me considère d'un œil critique.

« Y'a Dora sur ton pull. »

Résignée, je me laisse tomber au sol et me traîne jusqu'à elle sur les fesses. Personne ne me regarde, de toute façon. Elle pouffe derrière sa main.

« Bon, bon, lâché-je un peu vexée. On y va ? »

La chaussure vogue au-dessus d'une mer imaginaire.

« On s'enfuit en bateau, comme ça les gens ils nous voient pas. Regarde, un requin ! »

Innocemment ou non, elle désigne la tante. Je ris malgré la douleur. Elle me montre ensuite un poisson-lune, Nemo, une sardine et la petite sirène. Elle accueille mes grimaces de douleur et mes brèves inspirations comme si de rien n'était, ça change des regards agacés ou apitoyés. Elle décrète que j'ai le mal de mer et me soigne avec une part de gâteau.

« T'es gentille, me dit-elle. Personne joue avec moi. »

Je souris. Finalement, c'était un bon plan, le Nouvel an. J'attrape la chaussure et nous repartons sur les flots de notre imagination, à l'assaut d'un pays qui n'existe que pour nous.

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