02/12 - Sa démesure
punition - grenouille - torero
L'IMPOSSIBLE S'EST PRODUIT.
L'instant d'avant c'était la routine. Le combat habituel : un homme, un taureau, le sable de l'arène et les cris du public. L'animal acculé, l'homme déjà vainqueur. L'odeur du sang qui électrisait l'air. La colère et la peur qui crépitaient entre eux.
Et puis la réalité s'est déchirée, comme son drapeau sous la charge de la bête. La rage de l'animal, sa terreur primitive, ont eu raison du destin. Il a suffi d'un instant. Une erreur dans la préparation, un mauvais réflexe de l'homme, un sursaut de révolte du taureau. Et l'impossible – l'impensable – est arrivé. Ils ont basculé dans l'anormalité, ou plutôt dans une normalité plus ancienne.
Désormais le torero gît contre la palissade. Dans une semi-conscience, il perçoit l'agitation autour de lui, les médecins et les pompiers, les cris du public derrière – ne savent-ils donc que crier ? –, mais il ne s'en soucie pas. Il voudrait leur dire que c'est inutile. Il le sent dans ses tripes, il ne survivra pas à cette blessure. Il n'a d'yeux que pour son taureau. À quelques mètres de lui, l'animal est étendu au sol, endormi ou tué, il l'ignore. Le cuir tailladé de centaines d'estafilades. Les cornes encore ensanglantées.
Autour de lui on parle, on crie – on crie toujours trop –, mais les mots glissent sur lui sans l'atteindre. Leur langage n'est plus le sien. Il a quitté leur monde, il erre sur un chemin étrange, entre la vie et la mort, entre l'éveil et l'inconscience, entre le présent et le passé. Il n'est plus d'aucun bord. Il erre, c'est l'important. Il croit sentir l'esprit du taureau planer au-dessus de lui.
Des souvenirs flottent autour de lui. Il n'a pas la force de tendre la main pour les saisir ou les repousser, il laisse faire les choses, à peine conscient de lui-même. L'un d'eux s'impose lentement à lui. Au début ce n'est pas vraiment un souvenir, juste une sensation. L'esprit embrumé des longues heures de chaleur écrasante, lors des étés à la campagne chez ses grands-parents. Le soleil trop jaune, trop proche. Le silence accablant des après-midis où le moindre mot vous dessèche la gorge. Les mouvements ralentis par instinct, pour économiser la moindre miette d'énergie.
Pourtant tout cela lui est plus agréable que les jours de pluie. Alors la maison sort de son inertie. Ses cousins hurlent autour de lui. Trop de bruit, trop de cris, pourquoi toujours crier ? Ils ne l'aiment pas. Il est trop silencieux, trop timoré, trop calme. Ils glissent des rats dans son lit, des fourmis rouges dans ses caleçons, des vers de terre dans ses chaussures, des grenouilles parmi ses livres. Ils manigancent pour le faire punir. C'est ça le pire. Les punitions.
Il revoit les paires de claques brutalement assénées, le martinet pour les grandes occasions. Le vieil homme régnant en maître sur la maisonnée. La peur omniprésente. Pour la première fois, en se voyant lui-même dans ses souvenirs, le torero réalise quelque chose. Cet enfant effrayé devant l'adulte tout-puissant, il a quelque chose dans le regard, qu'il a retrouvé dans les yeux de chacun des taureaux qu'il a combattus. C'est la même expression. Le même rapport de force. La même cruauté.
Puis la scène change. Tout n'était pas noir. Il y avait les balades en solitaire, quand la météo et les adultes le permettaient. Il s'éclipsait pour quelques heures et rendait visite aux vaches d'un champ à quelques kilomètres de là. Il aimait leur tranquillité, leurs yeux calmes indifférents aux orages. Il aimait la puissance placide des taureaux. Alors il repense au sien, sa rage, sa folie. Qu'a-t-il fait de cet animal ? Comment son admiration enfantine a-t-elle pu se changer en une telle volonté de domination ? Il paie cruellement sa démesure. Lui ne s'est jamais rebellé contre son grand-père ; mais les ressemblances entre un taureau et un enfant ont leurs limites.
Les souvenirs l'abandonnent à présent, un à un. Il laisse faire. Et lorsqu'il ne lui reste rien, il ferme les yeux.
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