01/12 - Écris !
infraction - pellicule - écrivain
ALORS TU ES écrivain public, maintenant ?
Je n'aurais pas dû m'en étonner. Eh bien écris ! Écris ce que je te dis. Le moindre mot. Non, tais-toi. Écris, écris tout. Et ne t'avise pas de me tromper, je sais lire maintenant.
Écrivain public... Cela semble fait pour toi, hein ? Tu te tiens là entre eux et les mots, tu es leur seul interprète. Je peux t'imaginer, tu sais, les accueillir avec ton petit sourire qui se sait supérieur, faire glisser le stylo sur le papier avec une lenteur sacrée, pour bien leur faire sentir qu'il se joue là quelque chose dont ils sont exclus. Leur montrer qu'ils dépendent de toi. Être le magicien, le prêtre, celui qui apprivoise des forces auxquelles ils ne comprennent rien. Tu aimes cela.
Eux, ils ont peur de toi. Ils n'osent pas te contrarier, tu as un tel pouvoir sur eux, tu es leur unique lien au monde. Tu t'en es bien tiré. Mais ça, ça ne changera jamais, n'est-ce pas ? Ils ne se sont jamais opposés à toi. Même enfant, tu les terrifiais. Tu avais ce regard fixe au fond duquel ils croyaient voir leur dieu, ce mutisme inquiétant, cet air d'être ailleurs... Tu n'avais aucun pouvoir réel, mais déjà ils s'imaginaient que tu maîtrisais les plus grandes forces de ce monde.
Et malgré cette terreur, ils ne faisaient rien contre toi. Ils craignaient les loups, alors ils organisaient des battues, traquaient les mères pour tuer leurs enfants. Mais toi, rien. Au contraire. Ils te protégeaient, ils s'imaginaient qu'ainsi ils se mettaient à l'abri. Alors ils te passaient tout. Toutes tes infractions, comme ils appelaient ça. Tes errements. Les chats pendus aux portes du village, l'oreille du bébé de Lucie rongée par les rats, les fillettes qui rentraient chez elles les vêtements déchirés et l'esprit en miettes... des errements. Il ne fallait pas en parler. Aller voir la police, ç'aurait été trahir le village. Cela te passerait, de toute façon.
Et puis voilà. Tu as grandi. Ça ne t'est pas passé. J'entends les gens parler, tu sais, je sais lire entre leurs mensonges. Je les écoute et je devine. C'est incroyable tout ce qu'ils disent devant moi. Je m'attendais au silence. Mais ils parlent. Pour sauver les apparences peut-être, ou pour s'assurer que je rentrerai dans le rang.
Pourtant je ne resterai pas, ils ne veulent pas l'entendre mais toi, tu l'as sans doute compris. Ce village ne veut pas de moi et je ne veux pas de lui. J'ai une vie ailleurs. En ville. On m'a appris à lire. J'ai même un travail, dans la salle de projection d'un cinéma. Je m'occupe des pellicules. J'aime bien. L'odeur. Mes mains qui bâtissent une histoire pour une foule qui ne sait rien de moi.
Ils veulent construire un cinéma dans la vallée, tu le savais ? Une heure de marche depuis le village. On n'a besoin de rien pour voir un film. Juste de ses yeux, et d'un cœur ouvert. Laisser entrer les images. C'est tout ce qu'il faut. Il n'y a plus de magicien-interprète. J'espère qu'ils viendront. Ils n'auront plus besoin de toi. Ils ne te craindront plus.
Je sais ce que tu penses, en ce moment. Tu construis dans ta tête un plan pour les en éloigner, une toile de promesses et de menaces pour les garder en ton pouvoir. Ne perds pas ton temps. Quand tu auras fini d'écrire ce que je dis, tu poseras ton papier sur ta table d'écrivain, tu te lèveras et tu t'en iras. Pour toujours.
Oh oui, tu le feras. Je ne sais pas plier les mots à ma volonté, mais j'ai été élevée ici, j'ai grandi à tes côtés. Je parle le langage de la force et celui de la violence. Tu sens le tranchant de ma lame ? Il te blesserait cent fois qu'il n'égaliserait rien. Mais peu importe. Tu n'as pas le choix, si tu ne veux pas que ton sang étalé sur la table leur hurle la vérité.
Tu poseras la feuille et tu t'en iras. Sans un autre au revoir que ces mots qu'ils ne comprendront pas. Ils la découvriront et peut-être, peut-être auront-ils la curiosité nécessaire pour apprendre à la déchiffrer. Alors j'aurai gagné. Et tu auras perdu.
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