3: Les Grands Veneurs

N'ayant que deux chambres disponibles, les cinq gérantes de l'auberge permirent aux voyageurs de ne payer que pour deux personnes.
Les trois aventuriers quittèrent la place assez tôt, non sans les avoir grandement remercié. De toutes façons, ils n'avaient pas assez pour louer trois chambres pour la nuit; ce manque de place tombait comme un coup du sort.

Dehors, un vent lourd soufflait pour incruster le froid dans les moindres parcelles de peau à découvert des fous qui oseraient sortir de leurs abris de chaleur. Il avait encore neigé durant la nuit, le sol et les toitures étaient recouverts d'une bonne dizaine de centimètres de blanc immaculé. Les façades étaient elles peintes par le givre, certaines laissant pendre de fins stalactites bleutés.
Le soleil n'était pas tout à fait levé quand la petite troupe se mit en route. La lune était encore reine du ciel, et avait apparemment vaincu les aurores boréales pour cette fois.

La porte du hameau était déjà ouverte; c'était à se demander pourquoi il y avait besoin de cette ridicule palissade de bois trouée en de nombreux endroits.
Xelios râla, comme à son habitude, du froid et de la fatigue. Coline le charriait de bon cœur, en gardant son totem dans ses bras. Les deux autres avaient réintégré les leurs, mais elle préférait ainsi. Ils pénétrèrent donc la forêt de Royal, d'où tirait son nom leur destination principale. Les âges et les mauvaises prononciations des marchands étrangers avaient changé Royalebois en Roilebois.
Les écorces des arbres sans feuilles étaient blanchies par le givre, et les quelques rares conifères jaillissaient de leur couleur émeraude dans tout le blanc de la neige.

Taan restait en tête, muette et perplexe, tentant de penser à la martre de la pauvre serveuse. Avec ses deux camarades, elle avait sillonné presque tout le pays de Frangallia, de la pointe de Fonteroc jusqu'aux murs d'Ondino. Elle avait rencontré des milliers de gens et leurs milliers de totems, remonté tous les fleuves et traversé toutes les forêts.
Mais jamais encore elle n'avait vu de magie capable d'affecter un totem comme ce dont elle avait été témoin la veille.
Ah ça, des Gardeplates se pensant supérieurs qui perdent bêtement leur totem pendant des mois, elle avait pu en voir.
Mais un totem primaire qui perd en puissance à cause d'un sorcier ? C'était peut-être la première nouveauté depuis bien longtemps dans les voyages qui construisaient sa vie.

Elle pensait aussi à la proposition de Xelios, de se sédentariser. Elle n'y avait jamais pensé, mais d'un coup, ça la creusait. Arrêter de poursuivre une vie bien trop mobile, pour enfin prendre le temps qui lui restait...

Un projectile la frappa à l'épaule, la tirant brusquement hors de ses pensées inconstruites, et elle se retourna sur la défensive.
Xelios jugeait Coline du regard, cette dernière prenant une mine honteuse.
"Désolée, Taan..." marmonna-t-elle en regardant ses bottes enneigées.

Le projectile n'était qu'une boule de neige. Taan réagissait au quart de tour, ces temps-ci; la saison froide la mettait toujours sur les nerfs. Elle avait décidément besoin de repos...
« C'est pas grave, souffla-t-elle en réponse, accompagnée d'un petit nuage de vapeur.
Tu me visais, ou... ?

- Non, je visais Xelios. Il a dit qu'il bougerait pas de Roilebois avant le printemps parce qu'il en avait marre du froid.

- C'est pas ce que j'ai dit ! s'offusqua celui qui marchait au milieu du groupe. J'ai juste dit que Roilebois devait être un coin charmant sous fleuraison, et que ce serait dommage de ne pas en profiter en partant avant. Tu déformes tout !

- Mais je déforme pas ! Je condense !

- J'ai jamais dit que...
- STOP, ordonna Taan en interrompant la puérile dispute de ses deux compagnons.
On doit vraiment parler de ça maintenant ? On traque un sorcier qui s'attaque à des totems, et vous vous querellez pour savoir combien de temps on restera à Roilebois ?

- Désolée, Taan, répéta Coline, toujours en scrutant ses chaussures et en enfonçant sa moue bougonne dans son écharpe.

- Arrête de t'excuser, reprit la cheffe. Expliquez-moi, je veux comprendre. C'est si important, de voyager ou de rester quelque part ? Je veux dire; on a vu du beau pays, du beau monde, on peut tout à fait rester un peu à un endroit sans que ça soit la fin du monde.

Xelios se contenta d'acquiescer, mais Coline prit le courage de répondre en serrant plus fort son totem, qui lui en revanche restait encore très souriant.
- Mais hier t'as dit qu'on raterait des trucs si on s'arrêtait !

- Tu déformes encore ! accusa Xelios.

- Je déforme pas ! cria la jeune femme. L'écarlate de son visage était bien plus dû à sa colère qu'au froid.
Froid qu'elle jeta d'ailleurs dans le groupe.

- On en reparlera une fois arrivé à Roilebois, d'accord ? proposa Taan en baissant sa voix. On peut rester deux ou trois mois au même endroit, et après on reprend la route, ça vous va ? »

Ni Xelios ni Coline ne répondirent, préférant laisser leurs regards fuir dans le paysage enneigé. Ils se remirent en route en s'ignorant les uns les autres, sur le chemin vers l'aval de la rivière de Guidepas, qui comme son nom l'indiquait menait à Roilebois, la capitale d'Hiver de Frangallia. Le pays changeait de capitale pour chacune des quatre saisons de l'année, et chacune des villes accueillait une grande fête annuelle pour le changement.
Grande fête qui attirait bien des voyageurs, mais aussi bien des brigands de grand chemin...

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