Quelques volutes de lumière bleues tourbillonnaient encore autour autour du bloc de glace où le griffon était figé dans une expression de peur. Elles portaient dans leurs sillages fantomatiques de gros et lourds flocons arrachés au sol, retombant doucement une fois le feu follet estompé.
Quelque part, ces brumes colorées ressemblaient beaucoup aux aurores boréales qui striaient les cieux étoilés, à une bien plus petite échelle.

« C'était quoi, ça ? voulut savoir une Coline complètement circonspecte, éclatant le silence de glace qui était également tombé.

- Honnêtement... j'en sais rien, répondit Taan, tout aussi perdue. À son regard, ses compagnons devinèrent qu'elle venait tout juste de se rendre compte de l'étendue de ses pouvoirs.
C'est sorti tout seul, j'ai pas fait exprès, s'excusa-t-elle en frôlant la masse de gel du bout de ses doigts, pour s'assurer que c'était réel.

- Il va falloir trouver ce que tu nous a fait là, avança Xelios en imitant sa camarade.

- On n'a pas un sorcier à aller bouter ? proposa la cheffe, toujours aussi incapable de concilier son esprit avec la réalité.

- Et on fait comme si rien ne s'était passé ? appuya Coline, qui avait replacé son totem velu entre ses bras.

- On... s'en occupera après ? »

Peu convaincus, Xelios et Coline se laissèrent guider, rouvrant la porte de la tour. L'étage du bas était principalement empli de vieux livres et parchemins enchaînés à leurs étagères, et de quelques armes posées ça et là, comme le sorte de fouet-lame de Machaon, rencontré plus tôt.

Les trois aventuriers empruntèrent après une rapide investigation un escalier en colimaçon, très solide malgré les époques traversées, pour atteindre l'étage supérieur, muni d'un balcon à la rambarde à moitié effondrée, où un homme en long manteau écarlate observait l'horizon. Roilebois était particulièrement belle ainsi, de nuit.
Le reste de la salle était soigneusement décoré, de longues draperies mitées masquaient les murs lézardés de la tour, et quelques meubles en bois enfermaient des fioles lumineuses et bleutées qui éclairaient faiblement l'endroit.

« Je ne vais pas me battre, indiqua le maître des lieux en se retournant lentement.
Il semblait rongé par les âges, mais sa stature restait droite et haute. Une épaisse fourrure blanche bourrait son col roulé et les bords de son manteau, tenu par une ceinture noire à la boucle d'argent au bassin. Un œil blanc et vide rendait le regard de son autre œil, d'un marron étoilé d'or, particulièrement dérangeant. Il reprit, la voix faible.

- Quand, dans un affrontement, l'un peut vaincre l'autre sans la moindre difficulté, il est toujours préférable de se battre sur le terrain des mots. C'est là où tous brandissent les mêmes armes, plus ou moins aiguisées.
Sa frêle carrure et son air fragile ne permettaient pas de déterminer si ces paroles étaient une marque d'orgueil ou au contraire un aveu de faiblesse de sa part.

Taan se détacha du groupe, et fit face au vieillard.
- Une jeune femme a été agressée sur le chemin vers Veille-de-Roilebois, et rapporte que son agresseur était un sorcier. Son totem, une martre, a subi une forme de magie qui aurait pu la détruire. Niez-vous être impliqué dans cette histoire ?

- Je ne nie que ce qui est faux, et je ne nie pas votre récit. J'ai effectivement usé de mes pouvoirs contre d'innocentes personnes, non sans les déposer à proximité d'un gîte à la fin de mes méfaits.

- Pourquoi ?

- J'aimerais que vous gardiez de votre sang-froid à l'annonce du projet de ma bien trop longue existence.
Je compte, et je pèse bien mes mots, détruire la magie Totémique de la surface du globe.

Xelios posa une main sur sa lance, et Coline lança un regard meurtrier sur l'ancêtre. Taan se contenta de serrer les poings, et de continuer la discussion, faussement calme.

- Pourquoi vouloir faire une chose pareille, et pourquoi vous croirais-je ?

- Laissez-moi posez des mots sur mes pensées. Chacun naît avec un Totem, un animal qui lui est lié et qui lui permet d'utiliser la magie.
C'est une bonne chose pour ceux qui naissent avec de bons alliés, penserez-vous, mais qu'en est-il de l'écrasante majorité pour laquelle le Totem ne servira jamais à rien ?
Jeune, je voulais joindre les Gardeplates. Je voulais défendre mes terres et aider mon peuple. On m'a ri au nez.
J'observais les plus haut gradés, des prétentieux sans la moindre valeur ni honneur qui avaient eu la chance de venir au monde avec un lion, un aigle, ou je ne sais quelle noble chimère.
J'avais beau faire de mon mieux, et être empli des meilleures intentions du monde, je n'étais pas "bien né".
Il est temps de mettre un terme à ce système archaïque et injuste, vous ne trouvez pas ? Chacun devrait naître libre et égal aux autres, et non pas être favorisé dès le berceau par une force qui ne dépend de personne...

Demain, la Reine de Frangallia se rendra à Roilebois afin de fêter la nouvelle Capitale saisonnière. Et demain, si vous me le permettez, la Reine, ainsi que son escorte, ainsi que Roilebois tout entier, perdra son Totem et rétablira l'égalité des choses.
Et, si vous comptez m'en empêcher, alors expliquez-moi en quoi mon but n'est pas le bon. Autrement, vous ne combattrez que par principe, et contre l'égalité des chances. »

Taan s'était apprêtée à couper son interlocuteur pendant sa tirade, mais elle se retrouva sans arguments.
Il était vrai que cette magie totémique était injuste, et la seule raison pour laquelle elle pouvait s'opposer à sa destruction était le départ des privilèges qu'elle pouvait en tirer.
Ce sorcier avait planté en elle les germes d'une réflexion qu'elle ne s'était jamais faite, et elle était maintenant prise dans un débat où les bons arguments n'étaient pas de son côté.

Elle s'apprêtait à capituler, quand Coline interpela l'ancêtre.
« Certes, on naît tous différents. Et oui, il est injuste que certains aient des pouvoirs que d'autres ne peuvent même pas espérer. Mais est-ce que faire de tous les mêmes à la naissance changera quoi que ce soit à l'affaire ?
Vous voyez les totems comme une source de division néfaste parce que vous vous focalisez sur des individus réprimés, mais imaginez ce que peuvent ces parias une fois que leurs forces s'additionnent ! Ensemble, peu importe qu'un Totem soit légendaire ou qu'il soit un rat; ce n'est pas ça qui nous définit, et ce n'est pas ça qui donne notre force.

Xelios reprit.
- Plus tôt, des étrangers nous ont sauvé. Leurs Totems étaient une pie voleuse et un renard. Malgré l'image qui plane sur ce genre d'animaux, ils étaient sans doute plus serviables et chaleureux que n'importe lesquels des possesseurs de chien, de biche ou de mésange qu'il ne m'ait jamais été donné de voir.
On se fiche de ce avec quoi on naît, c'est ce que nous en faisons, ou même ce que l'on fait sans cette magie qui importe réellement. Alors, vous pouvez détruire tous les Totem de Roilebois, de Frangallia ou même du monde si cela vous chante, mais les égoïstes resteront égoïstes, tandis que les altruistes aideront toujours les autres avec ce qu'ils ont à portée.
Vous vous battez pour une noble cause, il est vrai, mais je crois savoir du haut de ma petite expérience que vous vous êtes trompé de cible. »

Le sorcier considéra les deux jeunes gens qui l'avaient contré dans ses idées, ruminant ces nouvelles paroles.
« Cela fait maintenant deux siècles que je ne vis plus qu'au dépend des autres, se confessa-t-il, et que j'espère arranger le monde à mon bien faible niveau...
Et pourtant, en deux siècles, jamais personne ne m'a vaincu dans le domaine des mots, préférant éviter un débat qui les feraient réfléchir.

J'imagine que vous avez raison, aventuriers. Je n'avais pas la bonne clef.
Les Totems de mes malheureuses victimes sont scellés dans ces bocaux, indiqua-t-il alors qu'il semblait lentement disparaître sous le souffle d'un vent froid.

- Attendez ! tenta Coline. Vous ne nous avez pas dit quel était votre Totem !

- J'ai bien cru, pendant un temps, que j'étais né sans. Il s'avéra plus tard que mon Totem était l'Humain lui-même... »

L'ancêtre finit de partir en volutes blanches, laissant s'affaisser doucement son manteau rouge sur le sol.
Le sorcier était vaincu.