Chapitre 6



6.






Nils a été silencieux pendant le trajet. Il est sûrement trop chamboulé pour supporter des heures de route. Alors, ils se sont garés sur une petite aire de repos disponible, tout près du parc qu'ils visitaient un peu plus tôt. Ils sont encore à Atlanta, car ils doivent penser à ce qu'il adviendra. Malheureusement, pour les plans de Willow, il semblerait que la deuxième nuit se passera ici.

Nils a abaissé son siège pour se retrouver mi-allongé, le regard dans le vide.

— Comment ça a dérapé ?

Nils hausse les épaules, comme s'il voulait mimer de la désinvolture. C'est factice et ça se voit.

— Ça s'était super bien passé au début... mais je l'ai entendu avec quelqu'un au téléphone. Et ça m'a énervé.

— Tu as entendu quoi ?

— « Pas aujourd'hui, y'a la tafiole qui a rappliqué. ».

Willow prend une grande inspiration, gardant les yeux sur le pare-brise. Il s'apprête à lui poser la question, celle qu'il voulait déjà poser en début de journée. Pourtant, Nils le devance avec la réponse :

— C'est l'une des seules personnes à qui j'ai avoué être attiré par les mecs.

Alors Willow mord sa lèvre, pour bloquer les mots, et les changer pour quelque chose de plus paisible.

— Ça doit pas te faire te braquer.

Même si au fond, il pourrait croire que c'est cette confidence qui a tout changé. Cette confidence a révélé le vrai visage de la personne en qui il pensait pouvoir avoir confiance.

Nils ricane, c'est hostile. Et ça sonne de manière étrange, comme si ça s'écroulait, dedans, à l'intérieur de lui.

— Me braquer pour cette enflure ?

Willow peut la sentir, cette rage contenue, l'impression que le garçon va voler en éclats d'un instant à l'autre. Il tourne la tête, juste à temps pour voir son corps pivoter, pour se retrouver dos à lui.

— Il en vaut même pas la peine, siffle-t-il.

— C'est vrai, il en vaut pas la peine.

Ces mots font mal, et Nils ne semble les penser qu'à moitié. Nils pensait avoir un ami, le seul ami qu'il ait jamais eu. Et ça aussi, c'était un leurre. Parce que personne ne brutalise un ami, personne ne l'insulte sur des choses qu'il n'a pas choisies. Alors oui, ça fait mal, et c'est bien en le voyant comme ça que Willow se rend compte que Nils n'a jamais vraiment vécu.

— Si tu t'ouvres au monde, si tu veux vraiment apprendre à vivre, tu risques encore d'avoir mal Nils.

— Mal comme ça ?

— Ça pourrait même être pire.

Il l'entend renifler, dans la pénombre, il n'y a que sa nuque qui est partiellement visible, elle tressaute silencieusement. Il a un hoquet, presque muet.

— T'es un gars tellement positif Fitzgerald..., ironise-t-il.

La gorge Willow se serre, parce que d'une certaine façon, il sait ce que ça fait. Il sait ce que c'est que de faire face à la réalité, même si pour lui, ça n'a pas été aussi brutal. Nils s'est jeté dans le bain comme ça, en se croyant capable de gravir des montagnes. La vérité, c'est que ces choses s'apprennent pas à pas, et que le mieux qui puisse être fait, c'est garder espoir.

Willow tend le bras, et lentement, dépose sa main sur son épaule. Soudainement, Nils grogne, car Willow peut sentir ses tremblements et il n'a pas envie de lui donner cette joie.

— Je suis pas là pour te juger.

— Encore heureux, toi aussi t'es une tafiole.

Les doigts de Willow exercent une pression chaleureuse, même si le mot employé le froisse. Nils a dû avoir été couvé toute sa vie, forcé de suivre une existence parfaite et sans bavure. Bien vite, il a craqué.

— T'y arriveras, lui assure Willow. T'arriveras à supporter, parce que t'es fort.

— Tu ne me connais pas.

— Alors montre-moi que j'ai raison.

Silence, un long silence.

Avec une ébauche d'inquiétude, Willow se penche un peu plus vers lui, avant de s'immobiliser.

Et ça déborde.

Nils renifle plus fort, son corps se recroquevillant sur lui-même, sa tête disparaissant entre ses bras, il étouffe un sanglot. C'est si dur à comprendre et à assumer. Nils peut théoriser sur la vie de tous les côtés, sous toutes ses parcelles. Mais quand il faut y plonger, vivre les choses par soi-même, il faut parfois prendre en compte les failles du système.

— J'croyais que c'était quelqu'un de bien..., chuchote-t-il d'une voix cassée. J'en ai rien à foutre que les gens fassent des remarques, les autres ils me connaissent pas... tout ce qu'ils disent c'est de la merde, c'est des histoires qu'ils inventent...

— Et pourquoi ce qu'il dit, lui, ça t'atteint ?

— Parce que c'est moi qui le lui ai dit, je lui ai donné les armes pour qu'il me foute mes propres paroles dans la gueule ! 

Willow fronce les sourcils, il se penche au-dessus de son camarade et lui tire l'épaule. Nils glapit, se retrouvant sur le dos, ses yeux bouffis se plantent dans les siens à la faible lueur des lampadaires.

— Il en valait pas la peine, c'est une grosse merde.

Willow jure souvent, mais insulte rarement. Pas les personnes, il ne se limite pas à ça, c'est une perte de temps. Pourtant, cette fois, ça ne leur fera pas de mal. Alors il va l'insulter, cet homme qu'il n'a connu que quelques heures, que Nils a cru connaître depuis deux ans.

— Dis-le Nils, fait Willow avec fermeté. Dis-le que c'est une grosse merde.

Les yeux toujours rouges, le visage crispé dans un semblant de résignation, pourtant, il y a encore cette fureur.

— C'est une grosse merde...

— Plus fort.

— C'est une grosse merde.

— J'entends pas.

— C'est une putain de grosse merde !

Willow lui sourit, en le voyant se relever, pris d'une pulsion. Mais son sourire se change en grimace quand le garçon ouvre la porte pour tituber sur le parking.

— Josiah est une grosse merde !

C'est à croire qu'il n'est pas très sobre, alors qu'il est surtout en colère. Il marche dans la nuit fraîche, les mots virulents, le corps cambré.

— Oulah...

Willow sort à son tour, sachant que la colère, il ne faut pas qu'il la laisse le dévorer. Alors, il claque la portière pour marcher dans les pas de Nils, qui vocifère, qui fulmine. Jusqu'à atteindre l'autre bout de l'aire, à l'entrée du parc et ses terres verdoyantes, c'est tout ce qu'il fait : le suivre. Il a un instant de détresse en le voyant enjamber les clôtures, lesquelles sont bien trop basses pour retenir grand monde. Contre sa volonté, Willow se doit de le suivre. Ce n'est qu'une fois à l'intérieur qu'il presse le pas pour lui prendre le bras et freiner sa course.

— C'est bon... c'est bon tu peux te calmer...

— Une grosse merde..., persiste-t-il.

— Oui, on a compris.

Nils lève la tête et prend une grande inspiration. C'est tout ce qu'il peut faire sur le moment, mais il se sent patraque, il se sent tellement à fleur de peau que ça crépite dedans, ça ne veut pas s'éteindre. Willow balaye l'environnement des yeux, il le dirige ensuite vers le pont, un arc de cercle s'étendant sur une poignée de mètres, qui surplombe un étang. En plein milieu de ce parc, où il n'y a personne parce que l'été s'en va et qu'il commence à faire plus froid, ils errent. Peut-être que quelques noctambules se cachent ici et là, mais ils n'en ont pas grand-chose à faire, du garçon qui fait taire le feu qu'il a en lui.

— Respire.

Nils respire.

C'est censé marcher ? C'est censé l'aider à aller mieux ? Il faudrait regarder de plus près.

Et pourtant, ses yeux se perdent dans l'étendue noire devant lui.

— C'est moi ou quelqu'un essaye de voler ta caisse ?

— Quoi ?

À peine a-t-il tourné la tête qu'il entend un bruit fracassant. Au même moment, la poigne de Nils glisse de sous ses doigts. Un gros « plouf » le fait sursauter.

— Nils ? s'étrangle-t-il.

Je t'ai eu !

Les ondulations se reflètent sous le pont, comme une aurore boréale, puis sur le visage de Willow quand il se penche dans le vide avec les yeux écarquillés. Dans l'étang jusque-là lisse, tout s'est agité, et les remous font frémir la berge vers laquelle il s'élance.

Il y a des clapotis, réguliers. Et bientôt, il entend quelqu'un glousser.

— T'es un grand malade ! s'exclame-t-il au-dessus du rire.

La silhouette est secouée d'euphorie, la lune sur sa peau mouillée, les cheveux plaqués sur son crâne, laissant son front dégagé. Nils a sauté, guidé par une impulsion, insensible aux « calme-toi, calme-toi ». Il n'avait pas besoin d'être calmé, il avait besoin d'une douche froide. Peut-être que maintenant, ça va un peu mieux.

Willow tend la main au-dessus de l'eau, les sourcils froncés. Ramène-toi ! s'insurge-t-il comme s'il sermonnait un enfant. Alors, Nils ricane en s'avançant dans sa direction. Il saisit sa main, fermement.

— Fitzgerald, qu'est-ce que t'es chiant.

— Pard...

Nils le tire, et Willow plonge à ses côtés dans un cri. La nuit progresse, mais il fait presque beau. Il émerge en jurant, et si Willow n'insulte pas beaucoup les gens, ce soir il insulte aussi Nils. Sa veste est trempée. Ça ne fait même pas deux jours qu'ils sont ensemble et ils ajoutent déjà bien trop de situations absurdes à leur palmarès. Des situations absurdes, Willow en a connu au lycée, même avant, mais là, c'est un record temporel. Avec l'intello de la ville, en plus.

Il entend son rire, il est agaçant. Et pour le faire payer, Willow l'éclabousse furieusement. Nils s'étrangle dans les remous, il n'avait sûrement plus assez foi en la répartie du fils Fitzgerald pour s'attendre à une attaque. Il commençait même à le trouver coincé. Pourtant, le voilà, submergé par la rancœur de ce dernier. Willow prend appui sur ses épaules et y met tout son poids pour le faire couler.

— Oh ! Hé ! Stop ! Je vais m'étouffer !

Et après un acharnement cocasse, Nils est presque sûr de l'avoir entendu pouffer. Mais c'était bref, tout de suite coupé, comme s'il ne fallait pas céder et se dire : « Ouais, c'est ok ».

Habitués à la pénombre, ils se chamaillent encore, malgré le froid. En tentant de se rapprocher du bord, Nils se retient à Willow, posant une main sur son épaule, il se laisse emporter près de lui. À genoux sur les galets, peut-être que l'eau n'est pas des plus claires, néanmoins ce n'est pas non plus insalubre, c'est juste un bassin. Ils râlent plus pour leurs vêtements, même si le râle de Willow, il laisse deviner un micro-sourire qui ne se voit pas dans le ventre de la nuit.

Quand l'hilarité de Nils s'estompe, laissant le silence terrasser une partie de cette journée désastreuse, il comprend qu'il y est peut-être allé un peu fort en se jetant du haut d'un pont.

Un tout petit peu.

— Bon, je suppose que c'était pas super cool de te traîner avec moi mais...

Il se fige en sentant la main de Willow se poser sur sa joue, délicatement, comme de peur de lui faire mal. Sous quelques étoiles curieuses, ils peuvent voir leur visage, une lueur bleue et argentée, proche du cobalt, sans toutes ses fioritures, mais avec les caractéristiques les plus flagrantes. Et ce qui trace son sillage sur celui de Nils, est l'ecchymose qu'on lui a laissée.

Délicatement, sans dire un mot, Willow exerce une faible pression pour le rapprocher. Son pouce passe doucement, très doucement sur le bleu, frôlant les cils humides et la peau mortifiée.

Ce n'est pas grand-chose, ça ne veut rien dire, ce n'est pas un geste déplacé ou ambigu – sûrement. C'est juste bienveillant et chaleureux. C'est pour regarder. Regarder si en-dessous, une autre cicatrice s'est ancrée.

Alors Nils dira que c'est le froid, le froid qui engourdit ses sens, sa colère, et qui provoque ce frisson étrange le long de son échine. Le froid. Il fait froid.

C'est aussi le froid, qui fait que sa gorge se noue.

— Je peux faire encore un bout de chemin avec toi ?

Willow l'observe d'abord, et le contact se rompt, telle une piqûre. Et quelque chose dans leur regard semble dire qu'il vaut mieux oublier cet instant.

— Je comptais pas te laisser là.

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