Chapitre 4
4.
— T'as déjà fait un truc de ce genre ?
— De ce genre ?
— Voler !
Nils incline la tête sur le côté, battant plusieurs fois des cils. L'air de Willow garde encore des vestiges de son ahurissement, même plus d'une heure après la catastrophe. S'il était trop submergé sur le moment, maintenant qu'ils se sont arrêtés à un bistrot proche d'Atlanta, posés et pouvant respirer, c'est encore l'heure des questions.
— C'est important ?
Nils répond la même chose qu'avant, et Willow se rend compte que c'est une esquive, répondre par une autre question. Il frappe du poing sur la table du fast-food. Cela aurait pu avoir l'air menaçant, mais c'est juste marrant.
— Oui ! Là, c'est important que je sache !
— Pourquoi ?
— Pour savoir si je prends la route avec un criminel !
Nils rigole, il n'y a qu'un vieil homme assis à une table dans le fond du commerce, une musique douce mais un peu étouffée les accompagne dans l'air, et au comptoir, le serveur regarde la télévision. Autrement, ils sont seuls et le temps reprend ses droits quand la fin de l'été se profile. Nils prend un beignet à la cannelle sur leur table et le mâchouille.
— T'as volé la voiture de ton père, Willow.
— Mais...
— Fin de la discussion.
Willow ouvre de grands yeux, puis finit avec un soupir tonitruant, retombant contre le dossier de la banquette. La vue depuis la vitre a presque des allures du Far West, il ne s'étonnerait pas de bientôt voir des tribus amérindiennes leur passer devant, ou des cowboys, ou ces espèces de boules de poussière qui sillonnent le désert sans que personne ne sache d'où elles sortent. L'absurdité de cette pensée le fait soupirer : il est clair qu'il n'a jamais quitté sa petite ville.
— J'avoue que j'aurais bien aimé voir des virevoltants pour de vrai, confie Nils en se penchant devant la vitre.
— Des quoi ? s'enquiert Willow.
— Les boules de poussière qui vagabondent dans Lucky Luke, si je dois réduire mon vocabulaire à tes références à toi.
Décidément, il découvre une toute nouvelle personne.
— T'as vraiment pas hésité à t'en aller ? tente-t-il une dernière fois.
Nils suit son regard, se penchant coudes sur la table. Il hausse les épaules avec nonchalance.
— Je me suis fixé une date. Et je me suis dit que si le temps d'arriver à cette date, y'a rien qui me retienne là-bas, basta !
Il prononce le dernier mot sur un ton exclamatif, tout en plantant sa fourchette dans une gaufre. N'ayant pas payé pour le motel, ils se permettent un petit-déjeuner copieux. Willow espère juste que Nils n'aura pas la même idée, en cherchant à s'enfuir encore une fois en le traînant dans ses bêtises.
Mais en revenant sur ses paroles, il voit que quelque part, Nils ne s'est pas tant pris la tête sur cette décision. Il a une expression un brin dramatique, mais aussi quelque chose de plus concis, qui ne s'agace pas des fioritures d'une réflexion trop poussée.
— J'ai quelque chose sur le visage ? marmonne son vis-à-vis en fronçant le nez.
Quand il se rend compte qu'il le fixe sans vergogne, Willow se détourne avec un faible rire. Il est vrai que la situation peut être un peu risible, il pensait passer le reste de son escapade à ses côtés dans une ambiance lourde et ennuyante, pas comme un remake à la Bonnie & Clyde. Au fond de lui, il a encore du mal à s'accommoder à cette nouvelle vision, à ce nouveau personnage.
Les changements, entre ce qu'il croyait voir et ce qui est réellement. Willow se souvient juste de celui qui marchait sur le chemin de l'école, ses lunettes sur le bout du nez, son cartable bien calé sur son dos, pantalon en lin brun, chaussures cirées, une chemise ou son polo toujours bien repassé. Nils, il était impeccable jusqu'à la racine des cheveux, plaqués à la laque avec une raie sur le côté qui à force l'aurait conduit à la calvitie précoce. Parfois, c'était à croire qu'il aurait pu porter une cravate.
— T'étais un beau cliché.
— Pardon ?
Willow élague sa réflexion d'un mouvement de la main.
— T'as pensé à tes parents ? poursuit-il.
— T'as pensé aux tiens ? rebondit Nils.
— Arrête de détourner mes questions.
— Arrête d'en poser.
Mais Willow n'en démord pas.
— Et tes amis ?
Nils l'observe comme s'il était idiot, il coince la paille de son milkshake entre ses lèvres. Ce gars bouffe pour trois, où il range tout ça ?
— C'est gentil à toi de penser que j'ai des amis.
Il ne le dit pas avec dédain, pas comme s'il en était embarrassé. C'est juste un fait, une poussière dans sa vie. Des amis, Nils n'en a pas, du moins personne qui s'inquiéterait sincèrement de son absence subite. Des gens l'observaient de loin, parce qu'il était une utopie, quelqu'un d'inatteignable. En dehors de ça, il était plutôt invisible. Même Willow ne sait rien de lui.
Ils finissent de se rassasier et reprennent la route quelques minutes plus tard. La journée s'annonce claire et sans nuages, pas d'averse ou d'orage à l'horizon. Willow n'attend que le moment où le karma fera son arrivée.
— Pourquoi Atlanta ?
— Toi et tes questions !
La capitale de la Géorgie est à cinq heures d'Hemington. Ce n'est pas tout près, mais pas assez loin pour espérer repartir de zéro.
Est-ce donc ça, la finalité : repartir de zéro ?
Il n'en est même pas sûr.
Après quelques secondes de silence, Willow regarde sur le côté, les habitations jusque-là très rares prennent un peu plus de place. Toujours dans la périphérie de la ville, ils se rapprochent progressivement d'Atlanta.
— Je ne resterai pas là non plus, finit quand même par répondre Nils. Mais j'ai quelqu'un pour m'héberger au moins quelques jours.
Willow hausse un sourcil.
— T'as dit que t'as pas d'amis.
— Pas à Hemington.
— T'as un correspondant ?
— On peut dire ça comme ça !
Et il peut entendre l'enthousiasme dans la voix de Nils. Willow tourne la tête pour voir les yeux du garçon pétiller. Nils n' a jamais aimé Hemington, ça en a tout l'air, il ne semble ressentir aucun remords à l'idée d'être parti. Willow ne sait pas pour lui-même, il se doutait bien que la pilule serait dure à avaler, mais il s'accroche pour ne pas faire demi-tour. D'une certaine façon, avoir Nils avec lui, lui donne une autre raison de continuer à emprunter cette route.
— On a commencé par s'échanger des lettres, puis il y a pas longtemps on s'est mis carrément à s'appeler. Donc j'ai hâte de le rencontrer.
— T'es sûr que c'est raisonnable ?
— Tu veux dire... plus que de monter dans la voiture d'un inconnu et quitter la ville ?
Touché.
— Je suis pas vraiment un inconnu...
— Un peu quand même, on sait rien de l'autre.
— Parce que tu sais beaucoup de choses sur lui ?
Nils sourit en levant les yeux au ciel, il regarde les nuages passer, légers cumulus de beau temps.
Willow est presque sur la défensive, car d'une certaine façon Nils a raison. Ce n'est pas parce qu'ils voient le visage de l'autre de temps en temps, à défaut d'avoir grandi dans la même petite ville, qu'ils savent ce qui se cache en-dessous. Un visage, c'est trompeur. Mais pour sa défense, des lettres et des appels peuvent l'être encore plus.
— Wow...
Une dizaine de minutes plus tard, ils arrivent finalement dans l'agglomération. Il y a des aménagements divers à Hemington : un centre commercial, quelques fast-food branchés, une salle d'arcade. Deux fois dans l'année, il y a le carnaval et quelques attractions foraines. Mais c'est tout. Quand quelqu'un a principalement vécu avec cette vision de la modernité, se retrouver à raser des buildings d'une centaine de mètres de hauteur ne procure pas la même sensation. Ici, ça a plus d'impact, c'est plus vertigineux.
Les voilà à Atlanta, s'imprégnant du bruit, des voitures par milliers, des gens qui se pressent d'une rue à une autre. En dehors des petites villes, tout tourne à vive allure. Ce n'était un secret pour personne : Hemington était un tronçon isolé. Par conséquent, là-bas, le monde entier avait un train de retard sur tout.
— Il est quelle heure ? demande Nils.
L'heure est affichée sur le tableau de bord, un peu pâlie par la réverbération du soleil. Il semble trop fasciné par ce qui l'entoure, alors Willow est celui qui baisse les yeux à un feu rouge.
— Neuf heures dix-huit.
— T'as dit que tu penses aller au moins jusqu'en Caroline du Nord ?
La vérité ? Willow a choisi le nom de cette ville sans vraiment y avoir réfléchi.
— Ouais...
— Tu penses y être dans combien de temps ?
C'est au tour de Nils de poser des questions.
— Je me presse pas non plus, tente d'argumenter Willow. Je devrais y être demain, au plus tôt.
Un pick-up se place à leur droite, du côté de Nils. La basse est lourde et retransmet l'air incontournable de Saturday Night Fever. L'excentricité n'a jamais vraiment été le point fort de Nils, ni même de Willow, alors ils posent tous deux un regard confus sur la vitre qui se baisse. Chemise blanche ouverte sur un torse bronzé, lunettes de soleil, collier à chaîne, le conducteur pose son coude sur la portière et se penche sur le côté.
— 1977, la meilleure année. Je veux rien savoir !
L'attente pour que le feu passe au vert est incroyablement longue.
L'homme, que Nils, presque hypnotisé, ne peut lâcher du regard, remonte ses lunettes de soleil sur le haut de sa tête. Un sourire éclatant, des prunelles émeraude et une barbe naissante soulignant un mulet légèrement bordélique, voilà l'archétype de quelqu'un qui n'en a pas grand-chose à faire. Les responsabilités, il les garde dans la poche du slip.
Après un échange visuel de quelques secondes à peine, Willow peut voir le blondinet sourire à son tour, avec une pointe de mystère sous les lèvres. Il n'est pas sûr d'avoir déjà vu Nils sourire comme ça. Il hausse un sourcil.
— Vous avez vécu combien d'années pour déjà savoir laquelle est la meilleure ?
L'homme rit de bon cœur. Le ton de Nils aussi, est un peu trop doucereux, entre la moquerie et la provocation. Il a l'air de dire : « Hé le vieux, raconte-moi », alors que l'homme en question semble à peine frôler la trentaine.
Les mots en eux-mêmes ne disent rien, c'est le ton employé qui prend Willow de court. Il ne sait pas s'il a envie de pouffer ou juste ignorer ce qui se trame à côté de lui.
Je rêve ou... ?
L'homme rebondit sur une autre vanne, une autre anecdote. Quelque peu reconnaissant de voir le garçon aussi attentif à ses paroles – bien que ce soit loin d'être pour l'amour du disco –, quand le feu passe finalement au vert, il retire ses lunettes de son crâne et les tend entre les deux voitures.
— Peut-être qu'un jour t'auras vécu assez de choses pour sortir ce genre de phrase de vieux, gamin.
Willow promet que si Nils lui fait un clin d'œil, une météorite va s'écraser sur Terre tellement la situation semble hors de la réalité.
Et Nils lui fait un clin d'œil, attrapant la monture et la faisant tournoyer entre ses doigts, avant qu'ils ne prennent des routes différentes.
— C'était quoi ça ?
— Ça quoi ?
— Ton petit numéro de joli cœur.
Nils hausse les épaules. Et bien vite, le voilà avec les lunettes de l'inconnu sur le bout du nez. En imitant une gestuelle exagérée, il secoue ses cheveux blonds. Puis sous le roulement d'yeux de Willow, il éclate de rire.
D'une certaine façon, Willow a envie de lui poser une question. Mais il se retient, ce n'est pas son problème, après tout.
Ils s'arrêtent à un commerce en bout de rue, se garant en double file. Ils se donnent cinq minutes avant de se faire verbaliser mais tentent quand même le tout pour le tout. Après tout, pourquoi Willow s'inquiéterait d'avoir une amende impayée s'il n'est jamais dans le même État plus de trois jours ?
— Vous avez une carte jusqu'à la Caroline du Nord ?
La commerçante, dos à lui à la caisse, se retourne. C'est une belle femme noire habillée d'un chemisier prune et d'un tailleur sombre. Elle pose les mains sur ses hanches pleines, inspectant Willow de haut en bas.
— C'est loin ça, trésor.
Nils disparaît dans un rayon, seul le haut de sa tignasse blonde dépasse des étagères, comme une balle de ping-pong, ou une botte de foin ambulante. Au moins, ça permet à Willow de ne pas le perdre de vue.
— Mais oui, j'en ai une. Donne-moi une minute.
Elle s'éclipse dans l'arrière-boutique et Willow la remercie à demi-mots. Soudain, il se retourne pour garder l'autre à l'œil, ayant pendant quelques secondes oublié de quoi il est capable. Nils croise son regard et fronce le nez.
— Détends ton string, je vole rien.
— Mouais..., fait Willow, sceptique.
— Mais quelle idée tu te fais de moi ?
— Aucune justement, tu m'as retourné le cerveau.
Nils s'avance devant lui, tendant la main.
— T'as de la monnaie ?
— Pardon ?
— J'ai que des billets, il me faut deux pièces de cinquante.
Willow inspire, fouille ses poches et lui donne la somme du bout des doigts. Nils lui lève un chapeau imaginaire et s'élance vers la cabine téléphonique à quelques mètres du commerce.
Sans vraiment y mettre les formes, Willow le voit faucher un journal sur l'étagère de l'entrée.
Je vole rien, mon cul ouais.
En réalité, t'es un petit rigolo toi.
— Jeune homme ?
Il est pris d'un sursaut et se retourne vers la gérante. Elle lui sourit chaleureusement en lui tendant une carte encore pliée. Willow la paie, elle garde les yeux sur la somme et ouvre la caisse pour lui rendre son reste.
— Gardez la monnaie.
Il lui fait un gentil signe de la main avant de se diriger vers la porte. Il peut entendre le gloussement de la commerçante et son exclamation amusée :
— Ton ami devrait te remercier de payer pour ce qu'il chipe.
Avec une grimace, Willow sort totalement de la bâtisse. Au même moment, Nils vient de terminer son appel. Il y a tellement de lumière dans ses yeux que Willow se demande s'il n'est pas un peu simplet.
— J'ai pu contacter mon correspondant, t'auras juste à me déposer au parc d'à côté, il m'y rejoindra et je te ferai plus chier.
Bon plan.
Mais il ne le sent pas du tout.
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