Chapitre 29
29.
27 juin 1980, Harley Eagle High,
Hemington, Géorgie,
Willow redescend de l'estrade, son diplôme dans une main, l'autre sur sa toge qu'il lisse au fil de ses pas. Il fuit les regards tournés vers lui, peu réceptif aux applaudissements en cette journée qui marque désormais la fin du lycée. Dans la grande pièce qui compose le gymnase de Harley Eagle, les chaises se remplissent au fur et à mesure que les parchemins se tendent. Les élèves suivent le même protocole robotique : marche cadencée, sourire, mains levées vers un du, échine courbée, reconnaissance envers l'auditoire, puis, disparition.
Steve est plus loin dans la tempête de gens, sur les rangées arrière, la soie noire de son habit retombant sur ses épaules, il discute activement avec un garçon de l'autre classe. Quarante-quatre diplômés, cette année, cela équivaut à un taux de réussite de quatre-vingt pourcents, le plus haut de l'histoire de Harley Eagle. Willow prend place sur l'une des dernières chaises libres, à l'avant. Le tissu souple de sa toge tremblote, il a des sueurs froides. De l'autre côté de la pièce, dans la seconde moitié découpée du gymnase, la plupart des parents sont présents, l'émotion visible sur leurs visages. Les mères se sont mises sur leur trente-et-un, les pères ont fière allure. Willow aperçoit ses parents en pleine discussion avec la famille de Byron, et ce dernier, souriant à leurs côtés comme un bon garçon.
— Félicitations, Nils Miller.
Plus haut sur la scène, le nom est soufflé avec une gratitude quelque peu incommodante. Dans la voix du proviseur, des louanges muettes empiètent sur l'instant. Willow lève les yeux et le visage de Nils lui paraît différent. Les mains de l'homme enserrent les siennes comme s'il lui laissait le destin de l'univers dans le creux de la paume. Dans les yeux du garçon, un fragment se fige.
Les marches de bois grincent quand il rejoint le reste des élèves. Willow le voit prendre place à côté de lui pour honorer le bon déroulement de la cérémonie. Et ils ne se disent rien, mais la présence de l'autre ne s'ignore pas pour autant.
« Alors c'est bien ça, dans ce coin paumé où l'éducation ne dispose pas des ressources adéquates, tu as réussi l'exploit d'être l'exception non pas juste de Hemington, mais de la Géorgie tout entière. »
Willow aurait aimé lui dire cela de vive voix, mais Nils, il est dans une bulle impénétrable. Son regard est verrouillé sur le défilé des derniers diplômés, lesquels déambulent comme pour partir en exil. Nils, aujourd'hui, est différent.
Le proviseur se positionne sur le pupitre de fortune placé au milieu de la scène. Son visage se rapproche du micro et un sourire ridé élargit sa bouche. Viennent alors les remerciements bateaux, des éloges sur l'espoir que la jeunesse représente pour la ville, le nom de Hemington que chacun transportera dans sa besace. Ses gestes désignent la salle, l'emplissant d'un serment secret, avec la fierté d'un homme qui réussit par l'intermédiaire d'élèves au potentiel dépassant les sommets.
Il n'avait jamais fait preuve d'une telle ferveur, les années précédentes. Il porte son regard sur Nils car aujourd'hui, il est celui qui marque cette différence.
— Et pour honorer cette cérémonie, il est l'heure du discours du major de la promotion 1980 de Harley Eagle High : Nils Miller !
Sans un mot, Nils se lève et avance sous les applaudissements. Son corps se place face aux leurs, surplombant la totalité de l'assemblée. Il porte toujours son mortarboard sur sa tête et y pose sa main en levant le regard. Peut-être qu'à cet instant, Willow n'est plus le seul à voir qu'il y a quelque chose de changé, dans ce qu'il transporte sur ses pas, dans ce qui se dégage de lui. Peut-être est-ce son allure, ses épaules relâchées et le léger sourire qui colore ses lèvres, le même qui lui adoucit les yeux. Peut-être est-ce les longues secondes de vide qu'il laisse traîner, même une fois posé devant eux. Nils Miller, il a toujours donné l'impression de courir après le temps, que sa vie était calibrée à la milliseconde près. Depuis le jardin d'enfant jusqu'au lycée, peu se souviennent l'avoir déjà vu apaisé dans un chaos de minutes creuses. Apaisé tout court, même. Les « on dit » ont toujours assuré que la famille Miller ne connaissait pas le concept du repos.
Et pourtant, il a l'air plus serein que n'importe qui, aujourd'hui.
— La ville de Hemington a été fondée le 27 juin 1854, il y a exactement cent vingt-six ans.
Les minces chuchotis se taisent pour l'écouter.
— La fierté que représente l'établissement Harley Eagle est telle que depuis sa construction, la cérémonie de remise des diplômes se fait le même jour que celui de la célébration de la ville. Parfois, il m'arrive de croire que l'on anticipe cet événement plus que Noël ou le Nouvel An. Harley Eagle High est le premier des deux lycées jamais bâtis sur ces terres, en 1935.
Quelques rires fusent, et des mentons opinent sur ses dires pendant que des regards hauts s'échangent.
— Je peux comprendre d'où vient tout cet engouement, nous sommes la somme des idées de nos parents, nous sommes la continuité de leurs batailles et de leurs projets d'avenir. Harley Eagle High n'est pas juste un lycée, il symbolise le passage entre les générations, entre eux et nous, puis entre nous et les prochains. Chaque 27 juin de chaque année, nous rajoutons des pages à l'histoire de cette ville. La promotion 1980 aura comptabilisé un total de cinquante-cinq dernières années, mais parmi ce nombre, tous n'ont malheureusement pas pu se tenir à nos côtés aujourd'hui. Ils retenteront leur chance demain, ici ou dans un autre domaine. Ils tenteront leur chance jusqu'à trouver leur place dans les mémoires de Hemington.
Il pose ses mains sur le pupitre, parcourant l'assemblée d'un regard.
— C'est la mentalité qui opère, ici, celle qui veut bénéficier à la ville. Notre système est calibré de façon à ce qu'on devienne tous une pierre de valeur sur cet édifice, car Hemington a tout à gagner. Car Hemington a besoin qu'on prenne soin d'elle. Car Hemington n'est Hemington qu'à partir du moment où on lui fait honneur !
Des acclamations fusent et quelques sifflements interrompent son discours, mais Nils ne s'en voit pas perturbé pour autant. Les sourires dans cette salle sont pour certains grands et fiers, pour d'autres juste satisfaits. Tous voient chez ce garçon une nouvelle panacée. Même plus loin parmi cette fourmilière, les amis de Willow l'observent aujourd'hui d'un œil différent.
Tous voient des promesses dans ses mots, celles de prendre le nom de Hemington avec lui et d'ouvrir cette ville au monde et à l'ailleurs.
Tous, sauf Willow.
Assis face à l'estrade, son regard analyse Nils et chacune de ses paroles vibre en lui. Chaque écho est une réponse à une question, parmi toutes celles qu'il s'est posé depuis des mois, voire des années. Que fait Hemington de ses habitants ?
Elle en fait ses pions.
Nils vient de mettre des mots dessus.
Là où tout le monde voit une vertu et un devoir à accomplir, il rembobine le discours de Nils et le voit comme une mise en garde.
Hemington n'est Hemington qu'à partir du moment où on lui fait honneur.
— Vive notre ville ! chante son père, M. Miller, un rire camouflé dans la voix.
L'expression de Nils se coupe un instant, devant son intervention. Un voile, proche de la tristesse, submerge ses traits avant de disparaître tout aussi vite. Face à lui, Willow a aperçu ce changement, puis l'a vu s'effacer.
Ce discours masqué est-il un appel à l'aide ?
Willow ne sait pas, il est persuadé que tout le monde vit selon la même doctrine, ici. Celle qui bénéficie à la ville. Alors, de penser qu'il y a quelqu'un d'autre, un autre esprit, qui n'a pas les idées enracinées dans la même terre qui les nourrit, c'est troublant. Tous les mots qu'il énonce ont un double sens : l'un complimente le système, l'autre en dénote l'absurdité. Et la possibilité que Nils joue avec son public le fascine autant qu'elle l'effraie. Car Nils, personne ne penserait qu'une telle sournoiserie crépiterait en lui.
Mais peut-être que si.
Peut-être que dans cette ville où tous répliquent le même idéal de prospérité en huis-clos, il y a quelqu'un qui, comme Willow, veut se détacher de la masse.
D'un ton plus mécanique, Nils clôt sa tirade, il ne sourit plus.
— Soyez fiers de notre ville, comme je le suis.
Et ces derniers mots semblent terrasser le sens de tout le reste. Willow se sent comme sortir d'un bain d'eau glacé. C'est tout ? Tout cet émoi dénonçant une individualité menacée par leur communauté, pour ensuite retourner se camoufler dans la foule ?
Willow soupire et regarde ses mains. Il s'était juste fait des idées, Nils n'est pas cet autre esprit libre. Il est comme eux. Il n'y avait aucun sens caché.
Et pourtant, pendant un instant sur cette estrade, arborant ce sourire à la limite de l'insolence, Nils Miller lui a paru plus réel que le monde entier.
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