Chapitre 27
27.
Depuis, les heures et les jours sont devenus plus flous, plus brumeux. Comme un songe, tout paraît altéré entre l'instant présent et l'instant d'après.
Mais ils vivent. De rues en rues puis de ville en ville, ils vivent. C'était peut-être leur véritable déclic, ce qu'il s'est passé, ce concert et ces hurlements déjantés, la musique qui a volé dans l'air, Hotel California qui a marqué les étoiles d'un peu de poussière de fée.
Quand les arrêts alternent entre le repos à la belle étoile et les auberges bon marché, ils réécrivent leur destinée, réécrivent leur histoire, retracent un peu plus longtemps les empreintes qu'ils laissent sur l'autre.
Leurs journées sont riches et leurs nuits passionnées.
Hemington est si loin que leur souvenir est devenu dérisoire, il s'effile avec les jours et l'arrivée des nouveaux paysages, des buildings toujours plus grands, des trésors qu'ils se créent et se partagent.
À Boston, il y a la plage dans Newburyport.
— On est quel jour ?
— Dimanche, je crois.
Willow tient l'appareil photo jetable de Nils, il se demande si le clair de lune rendra bien sur le cliché : « Tu crois ? », répète-t-il.
— Je sais pas trop, fait Nils en haussant les épaules.
Quinze jours, mais ils ont perdu le compte, donc ils ne savent pas.
Pieds nus dans le sable, les pierres de la crique s'illuminent en bleu sur les vagues, et quelque chose y scintille encore plus fort. Nils inspire l'air marin, la tête contre l'épaule de Willow, assis entre le basalte et le granite. Dans le creux de sa paume, Nils recueille un bernard-l'ermite. Il rigole et Willow reporte son attention vers lui.
— Il a la même tête que toi.
— Hé !
Il lui souffle sur la main, pour tenter de chasser la bestiole. Nils l'éloigne de lui en tendant le bras vers le haut, il se décale d'un coup de hanche sur le côté et Willow tombe presque. Une vague s'écrase et l'écume brouille leurs chamailleries, comme elle brouille le gloussement de Nils.
Il se rattrape sur ses mains, la brise iodée flotte dans son t-shirt et ses cheveux. Il fusille Nils des yeux, du sable plein les ongles. Nils se relève avec un cri, le regard grand, et il se met à courir pour le semer.
Quand Willow le rattrape, ils chutent ensemble et les plaintes se mêlent à leur rire. Maintenant, ils sont deux imbéciles pataugeant dans le sable. Jusqu'où sont-ils allés, jusqu'où iront-ils ?
Le phare de Portland Head.
Et ce qui commence à leur laisser un goût amer sur la langue, c'est de savoir qu'ils s'en rapprochent de plus en plus.
La dernière destination.
— Tu m'écrases, idiot.
Willow se redresse sur ses coudes pour le laisser respirer, Nils fronce le nez, ses mains se posant sur son torse, remontant alors à son cou pour ensuite aller caresser sa joue. Willow déglutit sous son toucher, devenu une évidence depuis, même s'il continue de le troubler. Et Willow se penche pour l'embrasser, donnant à Nils le choix de venir à lui, de donner le ton, de les laisser se perdre encore une fois.
Nils tire son bras, le faisant basculer dans son glapissement. Ensuite, Nils rit, c'est espiègle et quelque peu moqueur. Il se jette de nouveau sur ses lèvres.
Ils bataillent, se chamaillent. Ils rient, se cherchent.
La bonne personne, sûrement au mauvais moment. À cet instant où aimer un autre homme, ce n'est pas ce que le monde veut. À cet instant où leur histoire ne sera pas écrite, où tout ce qu'ils peuvent encore prétendre aux yeux des autres, c'est qu'ils sont amis. Ils se relèvent, leurs doigts s'entrelacent un instant mais ils ne savent pas encore ce que ça veut dire. Ou bien si, Willow passe son bras autour de ses épaules, ils marchent le long de la crique, les cheveux pleins d'iode et de cristaux de ciel.
Ils sont beaux pourtant, alors pourquoi tout arrêter ?
— Mes parents comprenaient pas.
De retour dans leur auberge, Nils est allongé sur le lit, les yeux vers le plafond. Willow sort de la douche, il l'entend lui murmurer cette confession. Nils a encore les cheveux humides et ne porte qu'un grand t-shirt au-dessus de son caleçon.
Willow vient prendre place à côté de lui, tous deux ont alors le regard sur le même morceau de rien.
— Mes parents voulaient que j'intègre une université prestigieuse et que je me fasse un nom. Enfin, une connerie du genre. J'ai passé les tests, je les ai réussis, ils étaient contents. Puis je me suis barré.
Willow prend sa main, la dépose sur son cœur, Nils ferme les yeux en sentant ses battements réguliers sous la pulpe de ses doigts.
— Mais toute ma vie j'ai vu que ça. J'ai juste vu mon père se casser le cul du matin au soir et ma mère finir à l'hôpital à force de se surmener. Je crois qu'avoir non pas un, mais deux parents aussi bosseurs ça m'a pas tant réussi que ça.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Quand tu deviens bon en tout, tu vois plus la différence, tu sais pas ce que tu aimes. Mes parents ont décidé que je voulais devenir docteur, plus tard. Et je savais même pas si moi je le voulais ou pas, j'arrivais même pas à décider moi-même.
Willow se tourne sur le côté et observe son profil délicat. Il est encore dans ses pensées, celles de là-bas, celles d'Hemington. Hemington est si loin, mais il faut croire que la distance ne peut rien contre les fantômes.
— T'as essayé de leur en parler ? lui demande Willow.
— Pourquoi faire ? S'ils ont réussi à vivre dix-sept ans sans jamais me demander mon avis, c'est qu'ils s'en fichent.
Willow se rend compte que Nils ne parle pas souvent sérieusement de lui, il noie sa personne dans ses blagues et quelques sombres sarcasmes. Nils, il a tout à l'intérieur, et quand ça sort, il vaut mieux écouter, car ce n'est pas de sitôt qu'il pourra de nouveau l'entendre.
— Moi non plus, je sais pas ce que je veux faire, essaye de le rassurer Willow.
Pour lui dire qu'il n'est pas seul, que Willow aussi, il est perdu. Que peut-être que tout le monde l'est.
Il entend Nils rire, c'est clair et limpide. Pour une fois, ce n'est pas moqueur, ce n'est pas suffisant. Il se tourne sur le flanc lui aussi, ils se font face. Nils se rapproche, leurs nez se frôlent presque, ses doigts effleurent son visage.
— T'es sûr de ça ?
Willow le regarde sans comprendre. Nils soupire.
— Tu peux faire quelque chose dans la musique Willow, que tu sois super doué ou pas, ça te ressemble. T'es un peu comme elle, t'es comme la musique.
Quand le morceau prend fin, t'es encore là, ta mélodie persiste. On n'a même pas besoin de connaître ton nom pour que tu laisses ta marque dans nos esprits.
— La musique, ça t'apaise. Tu penses pas que ça serait super ? Que tu puisses vivre grâce à elle ?
Willow ne réagit pas, il n'a pas envie de lui donner raison après des années entières d'incertitudes. Quand Nils le dit, cela semble si flagrant, c'est à croire que cela avait été sous son nez depuis le début, mais qu'il n'a jamais eu le courage de regarder franchement, de voir ce qu'il aimait.
Personne n'a empêché Willow de vivre ses rêves, il l'a fait lui-même.
Nils, c'étaient les autres, il a toujours vécu à travers les autres, c'était leur volonté qui se ficelait à la sienne.
— Demain, on repart, lui confie Willow. On ira jusqu'au Maine, et on montera sur ce foutu phare de Portland Head.
Nils sourit. Willow pose une main sur sa hanche et le tire vers lui pour lui voler un baiser.
— Mais je vais te dire une chose, Nils. On s'arrêtera pas là, ça sera pas la fin. On ira encore plus loin, toi et moi.
— Jerry.
Descendant tout juste de son camion, il hausse un sourcil en entendant la voix de sa femme. Celle-ci est assise sur la table de sa terrasse, les yeux dans le vague et les lèvres pincées. Elle a ramené ses cheveux en une longue queue de cheval brune.
Jerry, Joyce ainsi que leur fils Ashton ont simplement continué leur train de vie. Ils ont repris leur quotidien, bien que le départ des garçons ait laissé un peu de silence dans la maisonnée.
Les jours étaient les mêmes, ils fluctuaient peu. Ils se sont vite réadaptés à leurs habitudes avant d'avoir à gérer deux inconnus – attachants – chez eux.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
Jerry se présente devant elle. Joyce bat plusieurs fois des cils, dans son regard, il y a de la houle, beaucoup de confusion. D'une main fébrile, elle fait glisser le journal d'aujourd'hui sous les yeux de son mari.
Ce dernier se fige.
— C'est une plaisanterie ? lui demande-t-il en fronçant les sourcils.
— Tu penses que je rigolerais pour quelque chose de ce genre ?
Jerry se penche, sa gorge est cendre. Le papier a été froissé, plusieurs fois, à croire que Joyce a eu besoin d'en exploiter toute la matière, tous les angles de ses doigts, pour savoir si la photo ne s'était pas juste miraculeusement incrustée entre les mots.
La photo d'un jeune homme aux cheveux blonds, portant des lunettes et une chemise bordeaux. Un garçon qui sourit en serrant les lanières de son sac à dos.
« Avis de recherche, disparu depuis le 18 août : Nils Miller, 17 ans. »
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