Chapitre 21
21.
— Vous vous êtes disputés ?
— Pardon ?
Pendant que Nils assiste Joyce durant les réparations de la Mercedes, cette dernière cherche à se mettre à jour quant aux précédents événements.
— Toi et Willow, ajoute-t-elle. Je sais pas, j'ai l'impression que vous vous évitez depuis ce matin.
— C'est rien, on a juste le cafard.
Elle attrape un chiffon pour essuyer l'excès de graisse qu'elle a sur les doigts, lançant à Nils un regard peu convaincu. Ce dernier mord sa joue, ne sachant pas comment fuir la confrontation. Il fuit toutes les confrontations, mais après, ça lui retombe dessus.
— Le cafard, répète-t-elle. C'est-à-dire ?
— C'était cool ici.
Elle rigole. Ce n'est pas tout à fait faux, ils ont eu leur trêve sur ce bout de terre isolé. Ils savent qu'ils doivent reprendre la route, mais maintenant, leur objectif paraît plus flou, plus nuancé. Ils se cherchent dans ce périple mais parfois, c'est à croire qu'ils ne font que se perdre un peu plus.
— Donc, ça vous fait bizarre de nous quitter ?
— Un peu. Juste un peu.
Questions sentiments et confessions à cœur ouvert, ce n'est pas à Nils qu'il faut demander des comptes.
— Moi aussi, j'avoue que je me suis attachée à vous. Tu es peut-être du genre à te permettre n'importe quoi, il n'empêche que vous êtes plus faciles à vivre que Sacha Strelkov.
— C'est qui Sacha Strelkov ?
— Oulah, dit-elle, longue histoire. Un jour Jerry m'a ramené un voyageur ramassé à trente kilomètres du Connecticut, il parlait pas un mot d'anglais et voulait m'offrir des chèvres pour avoir ma main.
Nils ouvre de grands yeux.
— Jerry n'a rien dit sur ça ?
— Il en rigole plus qu'autre chose maintenant, mais c'est vrai que sur le moment il n'était pas très content.
— Pourtant quand il en parle, ça a l'air d'être un bon souvenir.
— C'est juste Jerry, il n'est pas rancunier. On a vite compris que Sacha était un esprit particulier, qui pensait et voyait le monde d'une manière différente. En soi, il nous a appris pas mal de choses sur la vie.
Joyce continue sa tâche en réfléchissant à ses mots. Elle n'a jamais eu le profil de celle qui partage beaucoup de choses sur sa vie. Elle et Nils se ressemblent sur certains points, bruyants dans la foule mais pudiques sous le regard de ceux qui brisent leur armure.
Il entend les cliquetis qui s'enchaînent, le chignon de Joyce est la seule chose qu'il parvient à voir, penchée au-dessus des outils.
— Plus jeune, je n'aimais pas beaucoup le contact des gens. Ironie du sort, je suis tombée amoureuse d'un homme qui se fait des amis à chaque fois qu'il met un pied quelque part. Jerry a un cœur immense et j'ai toujours eu peur qu'un jour quelqu'un profite de sa gentillesse pour le briser.
— Il vous l'a donné.
Joyce se tourne, papillonnant des yeux.
— Pardon ?
— Son cœur, précise Nils sans la regarder en face. Maintenant, c'est vous qui en prenez soin. Y'a pas de raison qu'il soit brisé.
Joyce recule de sa tâche, elle ramène une mèche de ses cheveux derrière son oreille. Elle s'avance vers Nils, se penche vers lui pour planter son regard dans le sien, et elle sourit.
— Tu as déjà été amoureux, Nils ?
Il secoue négativement la tête. Elle se place à côté de lui sur la caisse de bois.
— Quand tu aimes, tu acceptes que l'autre ne soit pas parfait, qu'il fera des choses, même inconscientes, qui te feront mal. Ce n'est pas parce que Jerry et moi nous sommes dit « oui » il y a vingt ans que c'est toujours tout rose. Parfois on se dispute, parfois l'un d'entre nous ne partage pas le point de vue de l'autre, parfois on fait des compromis et parfois les compromis ne suffisent pas.
C'est pour ça que Nils ne veut pas tomber amoureux. Donner tant de lui à quelqu'un qui finira par le blesser, ce n'est pas dans ses plans.
De l'autre côté de la maisonnée, le vent souffle et il fait bon. Dans l'herbe un peu haute, à proximité de l'enclos des chevaux, Willow est allongé. Les yeux fermés sous le ciel qui progresse, il écoute le chant des oiseaux. Joyce a raison, ils ne se parlent plus vraiment, il y a un froid. Elle l'a remarqué, elle voudrait bien qu'ils se réconcilient avant de partir. Mais ce n'est pas son histoire, elle n'y est que figurante. Son rôle, il se terminera à la fin de ces pages. Néanmoins, nul doute qu'elle y laissera sa marque.
Willow ouvre les yeux, il entend du bruit.
Willow glapit, et un rire résonne quand il se redresse en furie. Jerry a sorti le tuyau d'arrosage et il se prend une rasade par inadvertance. En même temps, quelle idée de roupiller à côté des buissons.
Joyce et Nils entendent son cri, ils se relèvent par curiosité et se placent près de la devanture. C'est ainsi qu'ils aperçoivent le grand bonhomme rire en poursuivant Willow, qui se met à courir avec son t-shirt trempé, attaqué par les jets. Un arc-en-ciel prend forme dans le tableau, et si ça ne l'amuse pas spécialement, Willow éclate quand même de rire quand Jerry se ramasse dans une flaque de boue.
Il se réfugie à proximité de la grange, râlant en épongeant ses vêtements et ses cheveux. Nils le regarde les secouer comme un chiot, marmonnant dans sa barbe inexistante. Malgré leur situation, un sourire attendri prend place sur ses lèvres, avant de s'évanouir quand Willow croise son regard.
Ce sourire, il n'a pas échappé à Joyce. Mais les garçons se tournent le dos et retournent à leurs occupations. La situation l'attriste un peu, bien qu'encore une fois, ce n'est pas son histoire.
Les réparations sont terminées. Ils sont tous les quatre dans la cour avant, la Mercedes ronronne doucement, comme neuve.
— Ça me fait un pincement au cœur, j'aurais pu vous faire une petite place dans le poulailler.
Jerry les taquine, et Willow lève les yeux au ciel en souriant. Nils est peut-être à ses côtés, mais il reste évident que depuis leur discussion de ce matin, ils se sont à peine adressé la parole. Maintenant, ils doivent repartir.
Ensemble, l'ambiance s'annonce plus que pesante.
— Attendez !
Mais quand Willow ouvre la portière de sa voiture, Joyce l'arrête d'un mouvement de main. Jerry se tourne vers elle, pourtant, elle ne fait que détaler jusqu'à sa maison. Elle y disparaît, quelques secondes à peine, de quoi laisser les hommes confus face à ses intentions. Et elle revient, armée d'un grand appareil photo.
Si elle a laissé sa marque dans leur esprit, elle veut qu'ils laissent la leur.
— Je ne fais pas ça d'habitude, mais là, il me faut un souvenir de vous.
Peut-être que même en juste trois jours, ils ont appris à tisser quelques liens, appris à s'ouvrir à autrui même quand la coquille est coriace. Joyce disait qu'avant de connaître son mari, elle ne laissait pas les autres venir à elle.
Nils se voit plus clairement, dans ce qu'elle ressent. Certes, il est celui qui pousse, qui frôle les limites, mais Willow, inconsciemment, lui apprend à vivre en société. Leur dynamique et la leur, elles ont leurs parts de similitudes.
Nils entend quelques murmures, sans parvenir à discerner grand-chose. Il croit entendre Joyce demander aux garçons de se rapprocher, il croit entendre Willow rétorquer quelque chose. C'est un peu flou, parce que beaucoup de choses cogitent dans sa tête, sur cet instant, à ce moment précis. Et ça le chamboule car pour la première fois, un au revoir lui laisse un goût amer sur la langue.
Nils non plus, n'aime pas beaucoup les gens. Il se sent un peu patraque, en se disant que deux adultes qu'il n'a connus que trois jours lui manqueront plus que la quasi-totalité d'Hemington.
Il revient à lui dans un sursaut, lorsqu'il sent le bras de Willow passer dans son dos, ses doigts venir se poser sur sa taille. Sa tête se penche vers la sienne, ses cheveux effleurent sa tempe. Nils reprend ses esprits au premier flash, qui laisse un voile opalin obstruer sa vision. En écho, la voix de Joyce dit : « Encore une ». Contre son oreille, le murmure de Willow le fait frissonner.
— Souris, Nils.
Son cœur rate un battement.
Willow ne l'abandonnera pas.
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