Chapitre 2




2.





Janvier 1980, Harley Eagle High,

Hemington, Géorgie,

La bibliothèque du lycée est silencieuse, tout semble y être à première vue figé. Un peu avant la fermeture, elle est généralement déjà vide et la documentaliste enchaîne les cigarettes dehors en attendant de pouvoir rabattre les portes pour la nuit.

— Elle va nous enfermer dedans.

— Ça nous arrangerait non ?

— Steve...

Un gloussement perce le silence, bien vite muté en un raclement de gorge pour faire bonne figure.

Willow le gronde des yeux, mais Steve revient dévorer son cou en le poussant doucement contre l'étagère du fond. Il passe ses bras autour de ses épaules et inspire d'aise, depuis longtemps très réceptif aux attentions de son copain. Copain caché, bien sûr. Au début de leur relation, Willow devait avouer qu'il trouvait l'idée excitante. Il se sentait comme le protagoniste d'un film. Être un secret rendait sa vie plus trépidante.

Mais les mois ont passé, et cela va faire un peu plus d'un an qu'ils jouent les innocents devant tout le monde. Un an et le secret persiste, ça devient lent. Willow peut comprendre que ce ne soit pas facile de se dévoiler sur sa sexualité, c'est pour ça qu'il a toujours été d'accord pour lui laisser le temps. C'est indubitable ; il comprend, ce qui le dérange réellement, c'est que Steve continue de promettre. Steve continue de lui dire d'attendre, de lui dire qu'il sera bientôt prêt. Pourtant, Willow a juste l'impression qu'il ne le sera jamais.

Ses pensées trop invasives s'en vont quand Steve s'empare soudainement de ses lèvres, lui faisant retenir un faible couinement. Sa langue vient taquiner la sienne, et les mains de Willow prennent son visage, comme pour tenter de participer à la danse au lieu de simplement se laisser porter.

Ils s'embrassent longuement, leurs corps pressés l'un contre l'autre. Dans les coins reculés, les étagères figées, leurs petites cachoteries ont toujours été bien gardées. Les ouvrages ici datent de bien trop longtemps, personne ne viendrait s'y perdre de son plein-gré. Les stores de la vitre ont été rabattus, alors une lueur quadrillée se pose sur leur silhouette, remuant l'une sur l'autre.

Il a à peine entendu le bouton de son pantalon sauter sous les doigts du garçon, et Willow a un sursaut quand une main vient se glisser sur le tissu de son caleçon.

— Hé ! fait-il, entre le chuchotis et l'exclamation.

— Allez... on arrive à peine à se voir en ce moment.

Willow n'oserait pas dire qu'il est le roi de la pudeur, mais le faire dans une bibliothèque en sachant que la documentaliste est à deux doigts de faire sa ronde, ce n'est pas dans ses habitudes.

Pourtant il a raison, ils ne se voient plus. Et c'est frustrant.

Il prend une grande inspiration, ses phalanges pressées plus fort à ses épaules. Willow mord sa lèvre à la première caresse un peu plus suggestive de son vis-à-vis, alors même que ses lèvres reviennent titiller sa peau. S'appuyant contre les livres, il soupire plus fort en marmonnant un faible « Tu fais chier... » à son oreille, ses doigts remontant pour s'agripper à ses cheveux. Le grognement de Steve l'éveille comme un charme.

La pression contre lui se fait un peu plus sentir, trouvant un rythme qui lui est approprié. Willow retient ses souffles d'aise, les caresses s'enchaînant, le rendant fébrile. Les yeux clos pour mieux apprécier les sensations, il tente à l'aveuglette de trouver la boucle de ceinture de Steve pour qu'ils puissent se soulager mutuellement. En un simple passage de paume au-dessus du tissu, il retient un rire rauque en sentant que son copain est déjà bien à l'étroit dans ses propres habits.

Mais soudainement, ils entendent un hoquet stupéfait, qui ne vient ni de l'un, ni de l'autre.

Willow ouvre grand les yeux, alors que, pris de panique, Steve recule. Ils croisent leur regard un unique instant. Steve se retourne, mais c'est Willow qui parvient à voir le visage de celui qui s'enfuit. Il semble qu'ils se soient fait surprendre.

— C'était qui ?

La voix de Steve est pleine de détresse, quelque chose qu'il ne montre pas souvent.

— Sors dans cinq minutes, si tu veux pas qu'on se pose des questions.

Willow remonte la braguette de son pantalon en prononçant mécaniquement ces paroles. Steve le regarde avec un air ahuri, pendant qu'il sort sa chemise jusque-là rentrée dans son bas, car même si son excitation décroît à vitesse fulgurante, il ne compte pas risquer de se faire cramer dans les couloirs. Steve ne parvient pas à bouger quand il lui passe devant au trot, pour essayer de limiter les dégâts.

Dehors, il voit madame Richard, la documentaliste. Elle est adossée à un poteau en bout de bâtiment, un livre dans une main, son bâton de nicotine dans l'autre. Willow pivote, il suppose que ses joues sont encore un peu rosées, en partie sous l'embarras, mais pas que.

Un corps tente une escapade en bout de couloir.

— Miller !

L'allure empressée, le corps de Nils Miller se fige. Et dos à lui, ses épaules se voûtent. Il traverse le couloir vide, car d'ordinaire, dans ces moments, tout le monde est déjà rentré. Willow avait oublié qu'il arrivait à Nils, l'un des élèves les plus studieux du bahut, de gratter jusqu'aux dernières minutes.

Nils entend les pas qui claquent contre les carreaux, et bien vite, il sent sa présence dans son dos.

— Tu... est-ce que tu...

Son assurance est partie, un peu trop vite même. Ou alors il est essoufflé. Il n'a pourtant couru qu'une petite poignée de secondes. C'est surtout qu'il ne sait pas comment amener la chose. Nils se retourne, doucement, aussi craintif qu'un animal aveuglé par les phares d'une voiture. Ses yeux sont grands de nature, mais là, la pupille est dilatée.

— Je..., souffle-t-il faiblement. J'ai rien vu.

— Nils... je t'en prie, faut vraiment pas que ça se sache.

Peut-être que pour la première fois, Willow parvient à comprendre la peur de son petit ami. Il y a une telle décontenance dans le regard de Nils, quelque chose que Willow avait du mal à imaginer sur les visages de ses amis en se projetant lors de l'annonce ultime. Il avait anticipé le pire de nombreuses fois : le rejet, le dégoût... La meilleure alternative aurait été l'indifférence, car dans aucun scénario il ne s'attendait à des félicitations.

Cependant, comme ça, sous la lame vive de la réalité, il se rend compte qu'imaginer et concrétiser ne veulent pas dire la même chose. Il connaît à peine Nils, ce n'est qu'un autre élève de son lycée, un fils à papa qui ne s'est jamais fait remarquer autrement que pour ses notes frôlant la perfection. Il le connaît à peine et il est lui-même retourné, de se dire qu'il a maintenant la réponse à une question que pas mal de lycéens ont sur le bout de la langue : Quand est-ce que Willow Fitzgerald nous dira qui il se tape ?

Nils serre les lanières de son sac à dos.

— Je suis pas une enflure, je vais pas aller raconter vos... trucs.

— C'est vra-

— Je vais rien dire, c'est promis. Bonne soirée.

Il fait volte-face et ses cheveux blonds s'assombrissent sous le préau, échappant au crépuscule doré. Willow se demande s'il est dégoûté. Mais alors qu'il s'éloigne, il le voit lancer un regard à sa montre avant d'accélérer le pas, encore plus. Ça lui donne l'impression qu'au fond, avoir vu deux hommes se toucher, bien que très perturbant, n'était pas son souci principal sur le moment.

Quelques secondes plus tard, une ombre s'élève à ses côtés.

— Alors, c'était qui... ?

Willow revient à lui et pivote dans sa direction. Steve arrive, à la traîne, tout petit. Dans ses simples gestes, il le supplie de lui assurer qu'il a pu arranger les choses.

— Fais-moi confiance, c'est réglé.

Il le dit d'une voix douce, en tendant la main vers sa joue. Mais Steve l'esquive, et désigne la documentaliste d'un mouvement du menton.

— Dis-moi qui c'est, insiste-t-il.

— C'est pas important, ça changera rien que tu le saches.

— Je dois moi-même m'assurer qu'il la ferme.

Willow fronce les sourcils. Il se presse l'arête du nez et prend une grande inspiration avant de tourner les talons.

— Alors démerde-toi, je te dirai pas qui c'est.

— Merde Willow ! Ça peut me gâcher la vie !

Ils se disputent souvent sur ça, sur eux. Willow est très compréhensif, sur beaucoup de choses, il sait que ce n'est pas facile. Néanmoins, quand ils ne sont que tous les deux, il aimerait que Steve limite cette révulsion, cette négativité, ces mots qui disent à tout va qu'ils sont de toute façon voués à l'échec. Même si tous les deux le savent déjà.

— Va te faire foutre, Steve.

Encore une fois, ils se quittent sur une mauvaise note.




***


17 août 1980, station-service McKenfield,

Sur la route vers Atlanta, Géorgie,



— Tu foutais quoi au bord de la route ?

De retour à aujourd'hui, les voilà maintenant à partager le même véhicule et la même route sans repères. Ils ne savent pas pour combien de temps, peut-être que d'un moment à l'autre Nils lui dira de le laisser continuer par lui-même. Même s'ils n'ont pas beaucoup échangé sur les motivations de l'autre vis-à-vis de cette escapade, Willow lui a laissé entendre qu'il partait en direction d'Atlanta. Nils, tout aussi effacé et retenu dans ses propos, a proposé qu'il le laisse là-bas.

Adossé à la carrosserie en attendant que la pompe termine son travail, il pose cette question quand une chevelure blonde revient de la supérette, un gobelet de café dans une main et un paquet de cigarettes dans l'autre, qu'il lance à Willow.

— Parfait, on va tous les deux puer de la gueule, ironise « monsieur le major de promo » en levant les yeux au ciel.

Willow ne se souvient pas avoir déjà entendu Nils jurer, il pensait même qu'il en était incapable. Il ne se souvient pas non plus de cette attitude bien moins lisse et cordiale.

— Je t'ai posé une question, tente de nouveau Willow.

— Pause-café.

— Quel rapport ?

— Pause-café.

Willow grogne et roule des yeux. Il a l'impression que les prochaines heures de route seront pénibles. Et maintenant qu'il y pense, il faudra bien qu'ils trouvent un endroit où passer la nuit, Willow ne conduira pas jusqu'à l'aurore, ça serait du suicide. Et pas question de passer le volant à quelqu'un qu'il connaît à peine pour piquer un somme. Il n'est même pas sûr que Nils ait son permis.

En supposant qu'ils prennent la route pour encore deux heures, ils arriveront à un motel sur une aire de repos aux environs de minuit. Willow ne part sûrement pas avec tout un programme sous les bras, mais il a fait quelques recherches avant de plonger, au moins dans les villes les plus proches.

Mais encore une fois, Willow avait deux cas de figures : partir seul ou partir avec son petit ami. Ex-petit ami. Et Nils ne correspond à aucun des deux profils. Alors, comment aborder la suite et l'idée du motel sans se faire dévisager telle une bête de foire ? Quelle est la limite pour que Nils Miller considère quelque chose comme réellement perturbant ? Pas question que Willow s'endorme au milieu de nulle part.

— On passera le reste de la nuit dans le Frangipane Motel, et on repartira pour Atlanta demain matin.

Il a prononcé ces mots de manière automatique, comme pour cacher la légère gêne qu'il a lui-même ressentie sur le moment. Les gestes de Nils se figent, son gobelet s'immobilise à mi-chemin de ses lèvres roses, il hausse un sourcil.

— Un motel... genre tous les deux ?

Une pancarte avec écrit « Gênant » en lettres capitales et encadrées de néons phosphorescents n'illustrerait pas aussi bien la façon dont il le dit.

— Y'a les tarifs de chambre double ou individuelle. On prendra une individuelle, on aura juste à payer la personne et le matelas de plus. Ça sera un peu plus cher mais on fera avec.

— Pourquoi ne pas prendre le tarif double si c'est plus rentable ?

— Il n'y a qu'un lit double.

— Ah...

Si Nils essayait un minimum de rendre l'atmosphère moins lourde, Willow aurait moins envie de s'asperger du reste d'essence à l'heure qu'il est.

— Pourquoi tu te barres d'Hemington ?

Ils prononcent cette phrase en même temps, et leurs yeux s'écarquillent quand soudainement, Nils reprend sa boisson, et Willow ouvre son paquet à la hâte.

— Pause-café.

— Pause-cigarette.

La cohabitation s'annonce quelque peu mouvementée.

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